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La dernière partie de la Bibliothèque, la Chronique nous semble avoir pris depuis quelques années une valeur qu'elle n'avait pas d'abord. Elle s'était presque bornée dans l'origine à enregistrer les faits concernant l'École des Chartes. Depuis, nous avons cru devoir étendre ses attributions, parler des ventes de livres ou de manuscrits, discuter certaines découvertes, exprimer nos défiances à l'égard de divers documents suspects, éveiller la sollicitude publique sur les dilapidations que les dépôts littéraires de la France ont souffertes; nous avons enfin porté notre attention sur tous les points où la spécialité de nos études nous attribuait quelque autorité. Nous augmenterons encore désormais la variété de notre Chronique en y introduisant les faits de détail, les notes, les petites découvertes que les recherches sur les documents font rencontrer journellement et qui se perdent parce qu'ils ne renferment pas la matière d'un Mémoire.

Nous espérons maintenir longtemps la Bibliothèque de l'École des Chartes dans l'estime que nous lui croyons acquise aujourd'hui. Dix années de travaux et de soins peuvent fatiguer les rédacteurs d'une Revue; mais la Bibliothèque n'est pas seulement une Revue: elle est l'organe d'une instition vivace et féconde. L'École des Chartes appelle chaque année dans son sein et forme aux études sérieuses un petit cercle d'esprits laborieux qui viennent sans cesse rajeunir la Bibliothèque, augmenter le nombre de ceux qui la soutiennent, et lutter d'efforts avec leurs aînés, pour la rendre de plus en plus digne de son but utile et désintéressé.

PENSÉES INÉDITES

DE VARRON.

Six livres du Traité de la langue latine, qui en contenait primitivement vingt-quatre, et le Traité d'agriculture en trois livres, ont seuls échappé au naufrage des quatre cent quatre-vingt-dix volumes écrits par Marcus Terentius Varron. Divers critiques des trois derniers siècles ont ajouté à ces minces débris les fragments contenus dans les auteurs anciens, c'est-à-dire, les citations fournies à ces auteurs par les ouvrages de Varron: ce qui a produit un assemblage de phrases, la plupart du temps tronquées, d'une lecture incertaine et d'une signification qui l'est encore plus. Enfin Gaspar Barthius nous a laissé dans ses Adversaria dix-huit sentences morales qu'il avait trouvées dans un manuscrit, sous ce simple protocole, M. Varro dixit, qui en décida l'attribution. Le savant Ernesti, augmentant la Bibliothèque latine de Fabricius, ne sut rien alléguer au delà sur le compte du plus fécond polygraphe de l'antiquité latine 2.

I

En 1794, vingt ans après l'édition d'Ernesti publiée, Gottlob Schneider signala un texte des Sentences bien plus correct, bien plus considérable que celui de Barthius. Ce texte était du domaine public, on peut dire depuis des siècles, et cependant il n'était venu à la connaissance d'aucun bibliographe. Il se trouve à deux endroits de la vaste encyclopédie de Vincent de Beauvais; d'abord disséminé dans le Speculum doctrinale 3, ensuite mis tout d'un bloc dans le sixième livre du Speculum historiale, dont il forme le 59° chapitre intitulé: De Sententiis Var

1. Liv. XV, c. 19.

2. Fabricii Biblioth. lat. (Leipsick, 1773), l. I, c. 7.

3. Liv. IV, cc. 115, 119, 121, 124; V, 7, 13, 45, 47, 48, 54, 69, 76, 77, 90.

ronis moralibus. Les derniers mots du chapitre 58 annoncent d'ailleurs l'ouvrage dans les termes que voici : Exstant sententiæ Varronis ad Atheniensem auditorem morales atque notabiles, de quibus has paucas, quæ sequuntur, excerpsi.

Quoiqu'une pareille matière fût étrangère à son propos, puisque son livre est destiné aux agronomes, Schneider ne laissa pas que de réimprimer le chapitre 59 du Speculum historiale, << ne voulant point, » dit-il, « laisser pourrir ces fleurs, écloses d'un génie romain, dans une fosse à fumier où n'ont le cœur d'aller fouiller qu'un petit nombre de personnes'. » Je ne sache pas que les Allemands, qui seuls ont travaillé sur Varron depuis lors, aient mis à profit cette communication de leur savant compatriote. Tout naturellement elle devient le point de départ du présent article, qui a pour objet d'augmenter du triple les Sentences varroniennes de Vincent de Beauvais, de même que le texte de Vincent de Beauvais avait déjà triplé d'étendue celui de Barthius.

Le manuscrit n° 305 de la bibliothèque publique d'Arras (autrefois C. 24 de Saint-Vaast) contient un recueil de pensées qui s'annonce par ce titre: Incipiunt sentencie Varronis ad Papirianum Athenis audientem. Ce recueil est bien celui dont le polygraphe du moyen âge déclare nous avoir transmis des extraits; car d'abord il contient toute la substance du chapitre 59 du Speculum historiale, augmentée de beaucoup d'autres fragments du même genre; en outre, on retrouve dans le titre la source du renseignement préliminaire donné par Vincent de Beauvais. Si donc il est accepté que les Sentences remises en lumière par Schneider sont de Varron, il n'y a pas de raison pour qu'on ne lui attribue pas aussi le complément fourni par le manuscrit d'Arras.

La question d'authenticité a été traitée en peu de mots par le critique allemand. Il admet l'attribution varronienne, ajoutant que si Varron n'était pas l'auteur des Sentences, un bon esprit de la bonne antiquité latine pouvait seul les avoir produites. Les fragments nouveaux serviront, je crois, plutôt à confirmer

.....

1. «< Non committendum putavi ut diutius in latebris istis et in sterquilinio, quod nauseabundi perscrutantur haud multi, abjecti laterent et marcescerent flores, ... si non ex ipsius nostri Varronis ingenio librisque decerpti, quovis certe alio romano ingenio, ut mihi videtur, non indigni. » M. T. Varronis Vita et scripta, op. cit. t. I, part. 2, p. 240.

ce jugement qu'à le combattre. Ou ce sont des idées piquantes, vivement exprimées, dignes de l'émule de Ménippe'; ou bien ce sont des préceptes dans lesquels on reconnaît la doctrine académique, qui était celle de Varron, aussi bien que de Cicéron'. En outre on rencontre çà et là des archaïsmes dont on sait que Varron admettait volontiers l'usage 3. Enfin deux mots qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires, corrixare et incontingens, donnent aux Sentences la marque d'une époque où la langue latine était plus riche en composés qu'elle ne le fut depuis; circonstance qui s'accommode encore avec l'âge de Varron.

Quant au livre d'où peuvent provenir les Sentences, Schneider avait fait à cet égard une conjecture que vient ruiner notre manuscrit. L'Atheniensis auditor allégué dans le Speculum, lui avait fait croire à une bévue de copiste par suite de laquelle le nom du célèbre Atticus, pris pour un simple adjectif, aurait fait place à son synonyme Atheniensis; et ainsi il pensa avoir sous les yeux des fragments pris çà et là dans les livres adressés par Varron à Pomponius Atticus. La conjecture était par trop ingénieuse, ce qui est le défaut des conjectures faites par les hommes d'esprit. On saura maintenant que si le titre de Vincent de Beauvais est erroné, l'erreur consiste uniquement à avoir converti en étudiant athénien, Atheniensis auditor, Papirianus, étudiant romain de l'école d'Athènes, Athenis audiens. Quel fut ce Papirianus? il me serait aussi difficile de le dire que de deviner quel genre d'ouvrage lui avait adressé Varron. De ce que les Sentences ont trait en général à l'étude de la philosophie, quelques-uns voudront sans doute y voir des extraits du De philosophia ou du De forma philosophiæ, traités qui existaient encore au cinquième siècle ; mais ce sera là une pure hypothèse, n'ayant d'autre fondement que le désir qu'on éprouve de rattacher ce qui est nouveau aux choses qu'on connait déjà.

4

Je publie les additions du manuscrit d'Arras au texte de Vincent de Beauvais, en avertissant le lecteur que ce manuscrit n'est pas d'une bonne époque, et qu'il s'en faut qu'il soit correct.

1. Par exemple, le n. 10 ci-après : « Un héritier pleure à la manière d'une fille qu'on marie; leurs larmes à tous deux sont une manière dissimulée de rire. »

2. Voyez les continuelles redites du fragment au sujet de ce qu'un bon esprit doit faire son instruction par l'expérience.

3. Voy. n. 49, 63, 67.

4. Ils sont cités, l'un par saint Augustin, l'autre par Charisius. Voy. Fabricius, l. c.

C'est un livre d'école du quatorzième siècle, un répertoire de maximes tirées de toutes les sources latines et principalement des classiques : il est écrit avec négligence et présente beaucoup d'abréviations. J'ajoute que, dans la transcription que j'en ai faite, j'ai omis quelques passages, pressé que j'étais par le temps, et pensant alors qu'il me serait permis de revoir une autre fois le manuscrit. Quoique cela ne se soit pas effectué, je n'en livre pas moins ma copie à l'impression. Telle qu'elle est, elle suffira pour donner l'éveil aux personnes qui ont sous la main des collections de manuscrits. Le sujet mérite quelques recherches, et des recherches ne peuvent guère manquer de porter fruit. Il est impossible qu'il n'existe pas d'autre texte des Sentences varroniennes. La connaissance qu'en a eue Vincent de Beauvais, ainsi que la condition du manuscrit d'Arras, prouvent que ç'a été un livre usuel au moyen âge.

Voici donc mon texte. Les passages en caractère italique, sont ceux qui se retrouvent dans le Speculum, et le signe ¶, ajouté à l'italique, désigne les Sentences du Speculum qui sont en outre dans le fragment de Barthius.

1. Expedit vulgo timor mortis.

2. Non est pejus nasci quam mori; sed demus verba nostro sæculo.

3. Cum natura litigat qui mori grave fert.

4. Duplex est malum cum, quod necesse est, moleste ferimus.

5. Mors ullius nova, sed credita; vitam utrumque complectitur 1.

6. Mors, vel si se prima, tamen petitione est ultima.

7. Loquaris ut omnes, sentias ut pauci.

8. Ratio est vitæ in multam concedere turbam 2.

9. In multis contra omnes sapere, desipere est e contra 3.

1. Lisez nullius au lieu d'ullius, utrinque pour utrumque ; credita me paraît recéler une corruption plus profonde.

2. Fragment d'hexamètre qui rappelle cet autre d'Horace: Ac veluti te Judæi cogemus in hanc concedere turbam. Sat. I, 5, 143.

3. Et contra, dans le ms. Ce mot manque dans la leçon de Vincent de Beauvais.

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