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l'autre. Le trajet se faisait par un batel passeur qui était placé en face du collège actuel un peu au-dessous de l'ancien Pillory. Les voitures étaient tenues de passer à gué par la rue des Wés.

Dans un temps plus ancien que celui où nous sommes arrivés, il devait y avoir à Dieppe un second port appelé le port de West (1); c'est aujourd'hui le quartier du port d'Ouest dont la tradition fait aussi un ancien port comblé par les galets. Les vieilles chartes qui mettent au milieu de ce port la place aux Pitauts, prouvent assez que la mer en était fraîchement retirée (2). Aussi la charte de Gosselin, vicomte d'Arques, en donnant aux religieux de Sainte-Catherine l'église du vieux SaintRemy, croît la désigner suffisamment en disant qu'elle est située sur le rivage de la mer, « ecclesiam supra mare sitam. »

Comme on peut le voir, Dieppe alors formait une presqu'île; c'était une vraie langue de terre baignée par la mer et par des marécages. Ainsi se confirme la tradition qui veut que ce port ait succédé à celui d'Arques. Au XI. siècle, on pêchait dans toute la vallée et cette pêcherie s'appelait la pescherie d'Arques. Les abbayes de Rouen, de Fécamp et de St.-Wandrille possédaient des droits sur ces eaux si poissonneuses (3); celle de Longueville possédait des droits sur les eaux du Pollet. Une charte de Robert Poulain, archevêque de Rouen en 1217, parle même du port d'Archelles, portum Archellarum (4), et une autre de Henri II, délivrée à l'abbaye de Cormeilles, recule les pêcheries jusqu'à Martigny (5). ·

On comprendra quelle masse d'eau salée devait remonter dans ces prairies pour alimenter les nombreuses salines de Bouteilles et d'Etran dont nous avons parlé. On sera peut-être surpris d'apprendre qu'au XIV©.

(1) L'ancien port de West se composait de la place du port d'Ouest, de la rue des Carolus (autrefois des Jésuites, aujourd'hui de l'Hôtel-de-Ville), de la rue St.-Pierre, du Cœur Couronné, des Trois-Boises, d'un bout de la rue des Petits-Puits (de Sygogne), des bains chauds, du théâtre, de 'Hôtel-de-Ville et de la porte d'Estoutteville.

(2) Guibert et tous les autres chroniqueurs pensaient comme nous sur ce retrait de la mer au port de West; c'était de leur temps la tradition du pays.

(3) Apud villam Arches tertiam partem piscariæ. Gall. Christ., t. XI.-Tertiam partem piscatoris quod pertinet ad Arcas. Neustria pià, charte de 1027; Fiscannum, p. 216.-De Archis ecclesiam cum piscaria per totam hebdomadem præcedentem festum Sancti Wandregisilii. Neustria pia, Fontanella, P. 165. Dies dominicos piscariæ de Archis. Neustria pia, Mons Sanctæ Catbarinæ, p. 413. (4) Concil. Rotomag., p. 206. (5) Neustria pia, Cormelia.

siècle encore les pâturages apparaissaient çà et là comme des îles de verdure. Des mares sans nombre, véritables étangs, desséchés plus tard par l'industrie, couvraient çà et là l'assiette du vallon. Le Cueilloir de la Vicomté parle des mares d'Espinoy et des mares l'Archevêque; ces dernières n'étaient autre que la prairie commune de Bouteilles, donnée aux habitants par leur seigneur temporel.

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De tout ceci nous devons conclure, avec l'habile ingénieur qui étudia ce pays en 1776 pour la construction du canal de Dieppe à l'Oise, que la surface de la France était sortie de la mer par des émersions successives et que les vallées où coulent à présent nos rivières n'étaient, à cette époque, que des chenaux qui n'asséchaient point encore à marée basse (1). C'est du reste ce que l'on voit encore en Bretagne entr'autres à Kerentreck, à Pont-Scorf, à Hennebon, à Vannes et à Auray. La vallée d'Arques, continue M. Passy, contient un dépôt alluvial remar<< quable, qui paraît avoir commencé à se former, lorsque les eaux de la mer remontaient à plein dans la vallée; car, aux environs d'Ar«ques, on rencontre, sous le sol, des prairies, des couches de gros galets semblables à ceux que roule encore la mer sur le rivage des falaises. Les travaux entrepris dans le port de Dieppe ont fait reconnaître, sur la craie qui forme le fond du port, une couche de tourbe que surmontent des lits alternatifs de sable, de vase et de galets; dans l'une de ces « couches on a rencontré un squelette d'homme. Cette masse alluviale, qui repose immédiatement sur la craie, offre 22 pieds d'épaisseur au . Pollet (2). » «La couche de terre végétale qui recouvre le roc alvéolaire des bords de la Seine, dit Noel, a même conservé la trace des ondulations des vagues, ainsi qu'on le remarque sur plusieurs points de « la vallée de la Somme, de celles d'Arques, de l'Orne, etc., jadis occupées par la mer à même époque (3). »

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P. S. Depuis que ce mémoire a été rédigé, il est tombé entre mes mains une foule de documents relatifs aux salines de la Normandie et

(1) M. Passy, Description géologique du département de la Seine-Inférieure, p. 25. (2) Id., Ibid., p. 61.

(3) Id., Ibid., p. 27.-Tableau statistique de la navigation de la Seine,par Noel. Rouen 1802, p. 2.

même de la Picardie; j'indiquerai ici ceux qui m'ont paru avoir le plus d'intérêt.

Dans son excellente Histoire d'Abbeville, M. Ch. Louandre parle des salines qui existaient encore au XVI. siècle dans tout le Marquenterre (1). Abbeville alors était un port de mer (2).

Une charte de Henri V, roi d'Angleterre, mentionne des salines en plein rapport dans les vallons d'Ancretteville et de St.-Pierre-en-Port près Fécamp (3). Il paraît même qu'elles existaient dès l'époque anglonormande.

A propos des salines de Bouteilles, on m'a communiqué quatre pièces du XIV. siècle que j'ai tout lieu de croire copiées aux Archives municipales de Dieppe. Ce sont des plaids d'héritage tenus au bailliage de Dieppe par Jehan Manchon et relatives aux salines des bords de la Dieppette (4). Le premier plaid, du 13 janvier 1364, indique une salline tenue de Révérend père en Dieu l'archevesque de Rouen, pour la somme annuelle de 20 deniers et de 6 boisseaux de sel; le second, du 20 septembre 1364, parle d'une salline avec édiffices tenue de Monseigneur pour 20 deniers et un demi-muid de sel; enfin les deux derniers, tenus en 1366 et 1369, mentionnent diverses rentes à prendre sur la grande salline de Bouteilles alors en pleine exploitation.

Il y avait des salines à l'embouchure de la Dives dès le X. siècle. Guillaume de Jumièges rapporte que pendant que le north-man Rollon s'établissait solidement au pays de Normandie auquel il avait donné son nom, Harold, roi des Danois, songeait à ravager le Bessin et le Cotentin. Dans cette intention, il descendit avec ses navires sur le rivage des salines de Courbon (aujourd'hui Cabourg), au lieu où la rivière de Dives précipite ses eaux dans la mer orageuse (5).

Enfin si l'on veut connaître plus amplement tout ce qui concerne les salines en Normandie, on pourra consulter utilement l'Histoire de ce duché par Gabriel du Moulin, curé de Meneval (6); la Description des

(1) Histoire d'Abbeville, p. 109.

(2) Histoire du commerce d'Abbeville, par M. Traullé, 1809 et 1819.

(3) Description géographique, historique, etc., des arrond du Havre, d'Yvetot, etc., par Guilmeth, t. II, p. 285.

(4) Orderic Vital disait a amnis Deppæ» t. II, lib. 4, p. 178.

(5) Histoire des Normands, par Guillaume de Jumièges, liv. IV, ch, 7, traduct. Guizot. (6) Pages 8 et 9.

salines de l'Avranchin, par M. Guettard, dans les Mémoires de l'Académie des sciences de l'année 1758; enfin la Lettre de M. Petit, intendant des fortifications, etc., sur la façon dont on exploite les salines fossiles qui se trouvent entre Honfleur et Caen (1). « Les salines, dont il s'agit, « observe avec raison le père Lelong, sont celles de la Touque et ne << sont point fossiles. Ce sont des terres imprégnées de sel par l'eau de «mer qu'on y jette continuellement (2). » La nature s'est chargée ellemême de cette besogne au Pont-de-la-Roque où le sable de mer, connu sous le nom de tangue, sert d'engrais depuis des siècles (3).;

(1) Journal des savants, année 1667, mars, p. 57.

(2) Bibliothèque historique de France, t. ler.

(3) Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie, par L. Delisle, p. 269 et suiv.

SUR

MAITRE JEAN MASSELIN;

PAR M. CHARLES DE BEAUREPAIRE,

Membre de la Société.

Nous sommes redevables des renseignements les plus précieux que nous ayons sur les États-Généraux de 1484, à un homme de la province de Normandie, à maître Jean Masselin, chanoine de l'église de Rouen. Il y joua un grand rôle et prit soin de nous en laisser une relation qui joint à l'avantage d'être un document curieux le mérite de la critique et de la clarté. Cet ouvrage pourtant, malgré tous les titres qui le recommandent à l'attention, est resté pendant bien long-temps dans l'oubli, suivant en cela et tout naturellement le sort de l'institution qu'il tendait à mettre en relief. Las en effet de l'opposition mesquine et maladroite que les États lui firent trop souvent, le pouvoir royal dut se résoudre facilement, dans les temps malheureux qu'il lui fallut traverser, à vivre sans autres conseillers que ceux qu'il se donnait lui-même et commença dès-lors à imposer les subsides qu'auparavant il demandait aux représentants de la nation.

Toutefois si la vie, le nom même de Masselin et l'appréciation de son livre manquent fréquemment aux histoires de sa province et de la France, on ne saurait dire que cette injuste négligence ait été générale. Avant que Target se fût mis à recueillir ce qui pouvait éclairer l'histoire des ÉtatsGénéraux et fixer les précédents et les droits de ceux de 1789, Garnier, par un discernement dont il est bon de lui savoir gré, signala l'importance du ms. de Masselin sur les États de 1484 et ne craignit pas d'en donner une longue analyse, dans cette croyance que jamais la nation ne

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