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qui déjà fermentent sourdement dans l'église; puis les légistes avec leurs textes, leurs procédures, préparant le règne de la loi écrite et barbouillant parfois de leur écritoire les écussons seigneuriaux; des communes isolées et jalouses de leurs privilèges, petites républiques d'artisans et de marchands; enfin tout au bas, courbé sur le sillon qu'il arrose de sa sueur, le paysan, la bête de somme féodale, rongeant le frein de la dîme et de la corvée. De véritable nation, il n'y en a point; mais vingt peuples différents, des Gascons, des Bourguignons, des Français, des Normands, et dans chacun de ces peuples quatre ou cinq classes jalouses et ennemies. Il fallut qu'un grand danger commun, que la misère universelle contraignissent tous ces tronçons détachés à se chercher, à se réunir en un même corps : ce mot un bon français ne date que du XV. siècle. C'est à la même époque qu'appartiennent ces belles inspirations patriotiques de notre poète Normand, mais surtout Français, Alain Chartier : « Plût au ciel que je ⚫ mourusse non avec l'État, mais pour lui! Que tous les maux retombent sur ma famille et sur moi, mais que Dieu sauve la France » (1)! Qui la refit ainsi cette France mutilée? Qui lui rendit le sentiment moral de son existence et ranima l'honneur de son nom? Ce fut le vrai peuple, le peuple rude et obscur de nos campagnes, cette inépuisable vagina gentium, où se recrutent incessamment comme à une source vive les sociétés modernes.

Hideux et atroce à voir est ce peuple au XIV. siècle, lorsque, enragé de misère et ivre de vengeance, il brûle castels et manoirs et plonge ses bras jusqu'au coude dans le sang des nobles; cette fièvre terrible a son nom dans l'histoire, c'est la Jacquerie. Cent ans plus tard, c'est toujours Jacques bonhomme, toujours méprisé, toujours foulé et pressuré. Une fois encore il se réveille, brandit son bâton et sa cognée, mais c'est contre l'étranger, contre l'Anglais usurpateur du sol national. Jacques est devenu Jeanne-d'Arc, l'héroïque bergerette, la plus sublime et la plus sainte personnification du peuple.

C'est ainsi que nos pères, il y a 60 ans, ont vu ces rudes campagnards démolir les châteaux et de leur lourd fléau briser les antiques privilèges

(1) Dialogus super deploratione Gallicæ calamitatis. V. l'intéressante étude de M. G. Mancel sur Alain Chartier.

sur l'aire des révolutions; plus tard ils les virent décrochant le vieux mousquet, ornement de la chaumière, disputer pied à pied, dans un effort héroïque et désespéré, les plaines de la Lorraine et de la Champagne. Aujourd'hui cette rustique et patriotique population est la base la plus solide de notre état social. Elle a résolu un immense problême, l'alliance long-temps réputée incompatible d'un ardent amour de l'ordre et de l'exercice des plus larges libertés.

Ainsi vont les sociétés, malgré les orages et le limon de la route, se perfectionnant et se moralisant à travers les âges.

Au XV. siècle, lorsque la moitié de la France était encore aux Anglais, lorsque tout Paris portait la croix rouge et venait d'assister avec une incroyable indifférence à la marche triomphale de la Pucelle, à son procès, à son martyre, ce furent les paysans de Normandie qui recueillirent l'héritage plébéien de la sainte de Domremy ces nobles cœurs se sentirent tout à coup saisis d'un dégoût profond pour le gouvernement étranger et d'une aspiration puissante vers la patrie française.

Les Anglais n'étaient que campés dans le reste de la France; en Normandie ils se sentaient chez eux. C'était le berceau de la classe dominante dans leur patrie, c'était la première conquête de Henri V, et comme une rentrée en possession. En débarquant à Bonneville-surTouques, Henri avait pris le titre de duc de Normandie, tandis qu'il se contenta jusqu'à sa mort de celui d'héritier de France.

Henri V fit la Normandie anglaise autant qu'il le put: il lui appliqua le procédé d'Edouard III à Calais, chassant les anciens habitants et y replantant des colons anglais. C'est ainsi qu'il mit hors d'Harfleur toute la population, même les femmes et les enfants, ne laissant à chaque personne que 5 sols et ses jupes: 25,000 âmes furent expulsées de Caen qui devint une ville anglaise à Rouen la famine, la peste, la guerre, s'étaient chargées de cette terrible élimination; 50,000 personnes avaient péri dans le siège.

Ces malheureux déshérités s'en allèrent nus, mourants de faim, errant à l'aventure de ville en ville et reculant sans cesse devant les progrès de la conquête. Les vainqueurs eux-mêmes s'apitoyaient parfois sur ces pauvres gens, dépouillés de biens auxquels après tout, dit le chapelain de Henri V, Harding, ils n'avaient aucun droit, unlawful.

Les uns se réfugièrent à Paris, de là en Flandre, les autres en plus grand nombre émigrèrent en Bretagne. On estime à trente mille les familles qui allèrent demander asile à cette voisine hospitalière. Presque tous les drapiers de Caen et de Vire émigrèrent avec leurs ouvriers à Rennes, dont ils peuplèrent les faubourgs. La ville en fut tellement accrue qu'il fallut lui donner une nouvelle enceinte. Le duc Jean accorda à 300 principaux d'entr'eux des lettres de naturalité : d'autres furent distribués à Nantes, Vitri, Fougères, Dinan; Dol reçut principalement les fugitifs de Pontorson, de St.-James, de Tombelaine. Nous trouvons dans les Actes de Bretagne de D. Morice de curieux et navrants détails sur la misère des malheureux exilés, qui n'échappèrent souvent au fer des Anglais que pour tomber sous la rapacité des gouverneurs bretons.

Ces proscrits, ces outlaws n'étaient point généralement du menu peuple; c'étaient l'élite de la bourgeoisie des villes, les propriétaires d'hôtels, de maisons, de magasins, dont le seigneur fit des largesses aux Anglais ou aux amis des Anglais, à ces hommes qui par lâcheté, par calcul, et quelquefois, il faut le dire, dans un esprit de conservation, s'empressèrent de faire au conquérant étranger les honneurs de leur pays. Cette bourgeoisie décimée, renouvelée, sera impuissante désormais à tenter la résistance, ce n'est point des villes que viendra le mouvement.

La noblesse normande fut plus maltraitée encore. C'était elle surtout que les Anglais, depuis deux cents ans, avaient rencontrée sur les champs de bataille. Cette lutte entre gens dont l'origine commune n'était pas encore oubliée, et qui sur les deux côtés du détroit avaient mêmes noms (les Beauchamp, les Aumale ou Albemarle, les Bacon, etc.), mêmes écussons, souvent même cri d'armes, était une vraie guerre civile, une guerre de frères, la plus impitoyable de toutes. Il faut lire dans le registre des Dons de Henri V, dans les histoires locales de l'abbé De La Rue, et de nos savants collègues, MM. Le Héricher, l'abbé Desroches et Chéruel, la liste lamentable de toutes les familles normandes dépossédées de leurs fiefs pour faire place aux Anglais (1); quelques-uns

(1) Lorsque j'écrivais ces quelques pages, je n'avais pas encore connaissance du manuscrit de Bréquigny dont la Société des Antiquaires a récemment entrepris la publication. Je pourrais y puiser à pleines mains les preuves de cette immense spoliation, ainsi que de précieux documents sur l'histoire

ne conservèrent leurs biens qu'en les recevant de nouveau à titre de dons. Ce fut comme une grande représaille du Doms' day book: le jour du`jugement avait lui à son tour pour la Normandie. Les déshérités et ceux qui ne voulurent point des dons de l'étranger-allèrent s'enrôler sous la bannière de Charles VII, ou grossir le nombre de ces héroïques défenseurs du mont Saint-Michel, qui pendant trente-trois ans, sur leur rocher, dernière image de la patrie libre, se jouèrent des assauts des conquérants. Mais malheur à ceux qui restés sur la terre normande aspiraient au jour de la délivrance. Les archives de Joursanvault, aujourd'hui dispersées, renfermaient, et ces titres existent peut-être encore aujourd'hui à Caen, plusieurs condamnations à mort contre des nobles,, dont le crime était d'avoir eu le cœur trop français. Plus à plaindre peut-être étaient les captifs qu'on transportait en Angleterre; chez ceux-ci on tuait l'âme en soignant le corps; on les traitait bien, on les gardait encore mieux et long-temps, jusqu'à ce que l'habitude et une confortable captivité usant chaque jour quelque chose des antipathies nationales, on les renvoyât presque anglais dans leur pays. C'est ainsi que le duc Charles d'Orléans s'engageait à faire reconnaître Henri VI comme vrai roi de France et souverain seigneur (pro vero rege Franciæ et domino eorum supremo), non seulement dans ses apanages, mais à la Rochelle et au Mont-SaintMichel. Les prisonniers de ce temps n'étaient point des Régulus.

Le clergé avait été plus ménagé que la noblesse. C'était au nom de l'église et pour châtier la France de ses crimes, que l'ancien compagnon de débauches de Sir Falstaff avait pris les armes. En toute occasion, Henri V traitait avec révérence les choses saintes et les prêtres; néanmoins son conseil montra une grande dureté pour les ecclésiastiques que l'on trouvait dans les villes assiégées; à la prise de Rouen le riche chanoine Delivet fut excepté de l'amnistie et ne racheta sa tête qu'au poids de l'or. Dans l'Avranchin, dans les environs de l'abbaye de Lonlay, plusieurs curés furent chassés, pour avoir refusé de prier pour le roi anglais et d'entonner le Te Deum en l'honneur de ses victoires : les abbayes du Bec, de Fécamp

de la province. J'ai préféré réserver ces matériaux, qui d'ailleurs ne font que confirmer les aperçus très-généraux que je donne ici, pour une Etude plus étendue et plus complète sur l'administration anglaise en Normandie au XVo. siècle. Quant à la présente ébauche, je la donne, sans y rien changer, telle qu'elle a été lue à la séance publique du mois d'août 1849.

furent frappées d'amendes et de contributions extraordinaires. Ailleurs les moines furent sans façon mis à la porte et remplacés par des hommes d'armes ; le couvent se fit caserne et forteresse, St.-Gilles par exemple. Mais généralement le clergé normand reconnut ou subit silencieusement les vainqueurs et ceux-ci eurent soin de distribuer à leurs amis les bénéfices vacants; l'indigne Cauchon fut appelé par eux à l'évêché de Lisieux : disons aussi que les maisons religieuses de Normandie avaient pour la plupart des revenus en Angleterre, restes des riches dotations de la conquête : c'étaient autant de gages. D'ailleurs les Anglais avaient pour eux les théologiens, les universités, celle de Paris et plus tard celle de Caen qu'ils fondèrent. Il est profondément triste de voir cette grande université de Paris, l'université des Gerson et des Clémengis, et avec elle tout le peuple de Paris, se lever au nom du principe démocratique contre les courtisans et les brigands Armagnacs, donner la main au duc de Bourgogne et se trouver par cette alliance entraînée fatalement et presque logiquement, dans le camp de l'étranger, de l'Anglais.

Il y a dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, une vignette qui se rapporte au quadriloge invectif d'Alain Chartier et qui donne une claire intelligence de la disposition des divers ordres en France à cette époque Devant un château, aux fenêtres duquel sont appendues les bannières du roi et des princes du sang, Noblesse, Clergie et Chevalerie disputent devant la France qui de son bras droit soutient l'un des murs du château qui semble tomber en ruine. A côté de France, sont les figures du Peuple terrassé, de Chevalerie indolemment appuyée sur sa hache; enfin de Clergie qui semble ne vouloir rien empêcher ni réprimer (1).

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Ainsi le clergé intimidé ou gagné, la bourgeoisie expulsée ou renouvelée, la noblesse déshéritée, captive ou décapitée, il n'y avait d'espoir pour la Normandie que dans un effort puissant venu du dehors, ou dans ce qu'on appelait alors le menu peuple.

Ce peuple fut d'abord assez bien traité. La conquête de Henri V fut rapide et pesa peu sur les campagnes. Comme il ne fallait pas songer à

(1) Paulin Paris, Notices sur les mss. français de la Bibliothèque roy., t. I. le no. 6796, a été pendant quelque temps déposé à la bibliothèque de Caen.

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