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talens, ou la constance infatigable de ses tra

vaux.

Mais tous ces mérites divers, ces contrastes de talens multipliés se réunissent avec plus de splendeur, comme en un foyer lumineux, dans ce discours préliminaire, où le génie, planant sur toutes les parties de l'entendement humain, et embrassant d'un coup-d'oeil toute son étendue, trace rapidement l'histoire de l'homme et de la société, celle des sciences, des lettres et des arts; pose les principes d'après lesquels plusieurs sont nés en même temps, les lois d'après lesquelles plusieurs sont nés les uns des autres, et enfin établit l'ordre philosophique dans lequel ils sont tous enchaînés.

On sait quel assemblage de circonstances avoit ralenti d'abord la publication de cet ouvrage.

Sor état, quelque temps incertain, laissoit aux François et aux étrangers un regret pareil à celui qu'ils éprouvent en contemplant dans cette capitale la demeure imposante et imparfaite de nos rois. Nous ne rappellerons point ici les efforts qui furent faits pour dissiper tous les nuages, pour justifier les lettres, pour imposer à leurs calomniateurs mais cette époque, qui devoit être un jour si mémorable dans la littérature, par l'érection de ce beau monument, l'est encore devenue par cette longue discussion de la liberté littéraire, dont les principes, quelquefois contredits depuis ce temps-là, comme le sont dans tous les siècles ceux des plus sages administrations, éclaircis au

jourd'hui par ces contradictions même, sont la base de la protection sage, éclairée, vigilante, que donne à cette liberté un jeune Monarque, qui, dans le court espace de dix années, a rempli l'espoir de la France, et déjà mérité des statues dans les deux mondes.

La gloire de M. d'Alembert devenoit indépendante des adversités qu'éprouvoit l'Encyclopédie; un Souverain dont les gens de lettres les plus célèbres avoient annoncé à l'Europe la gloire future, devenu alors lui-même un des arbitres de la renommée littéraire, appeloit M. d'Alembert dans ses états, et vouloit mettre, à la tête de son acadé mie, l'homme qui paroissoit en réunir toutes les connoissances.

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Mais le philosophe, toujours attaché à sa patrie, fidèle à l'amitié qui console des injustices, fit agréer au roi de Prusse un refus respectueux, et des regrets sincères. Ce prince, qui n'avoit pu posséder, ayant voulu le distinguer par d'autres marques de sa bienfaisance, M. d'Alembert alla porter le tribut de sa reconnoissance à son premier bienfaiteur.

Il eut le bonheur du moins de lui prouver sa reconnoissance par une autre sorte d'hommage plus digne du souverain et du philosophe : ce fut en éclaircissant les doutes qui restoient au roi de Prusse sur différens passages des élémens de philosophie; difficultés, auroit-il dit, qui troublent rarement le repos des rois,

Mais ce qui n'est pas moins rare, c'est de voir M. d'Alembert supporter quelques jours un refroidissement, pour avoir défendu, contre un jugement peu favorable de ce monarque, le célèbre Euler, alors son rival en géométrie.

De retour en France, et comme forcé d'immoler à son repos l'accroissement de sa gloire purement littéraire, il se partagea entre la géométrie et une littérature plus facile dont nous avons recueilli pendant plusieurs années des fruits si multipliés et la plupart si intéressans.

Vous savez, Messieurs, combien il a contribué à redoubler l'empressement du public pour vos séances, dans lesquelles il soumettoit à votre jugement des morceaux de littérature, où l'on admiroit la finesse de l'esprit, la variété des tons, le piquant des idées, et l'application sage et mesurée de la philosophie aux belles-lettres.

Parmi les nombreuses compositions dont il occupa ses loisirs, on distinguera cette suite d'éloges des hommes célèbres que regrette l'Académie. M. d'Alembert, en qualité de secrétaire, en étoit devenu l'interprète, et même celui de l'opinion publique, si l'on en juge par les applaudissemens donnés à chacun des tableaux, ou au moins des dessins qu'il exposoit à vos yeux; recueil précieux pour l'histoire littéraire, où l'auteur, dans un style familier, mais ingénieux et piquant, sait, par des vues et des réflexions neuves, par des faits curieux, par un heureux choix d'anecdotes, sou

tenir, réveiller l'attention des lecteurs, réunit tous les traits qui caractérisent chacun de ses modèles, les montre dans la vérité de la nature, et fait pour les littérateurs ce que Fontenelle a fait pour les savans.

Tels étoient les ouvrages dont M. d'Alembert, bornant lui-même son essor, remplissoit les loisirs que lui laissoit son étude favorite; l'amour du repos commençoit même alors à l'emporter dans son ame sur l'amour de la gloire. Mais une offre inattendue vint le chercher dans sa retraite, et ajouter encore à cette célébrité qu'il commençoit à fuir. En effet, l'homme qui dans un de ses ouvrages avoit écrit ces propres mots : Quelle fable dans nos mœurs, que la lettre de Philippe de Macédoine à Aristote pour le charger de l'éducation de son fils! pouvoit-il s'attendre à voir cette fable se réaliser pour lui-même? Aristote s'est immortalisé en formant un disciple immortel. M. d'Alembert a trouvé dans une proposition semblable un autre genre de célébrité; cette offre séduisante de Catherine II ne put l'arracher à ses travaux, à sa retraite, à ses amis; et ce qui ajoute encore au singulier mérite de l'offre et du refus, c'est que la Souveraine, en apprenant que sa lettre est déposée dans les fastes de l'Académie, n'a été étonnée que de votre surprise, et que le philosophe ne fut embarrassé que de l'étonnement de l'étonnement que ses amis et le public lui montrèrent sur son refus.

Quel étoit cependant l'homme célèbre destiné

à étendre les connoissances humaines, dont la réputation avoit rempli l'Europe, et que les Souverains les plus éclairés sembloient se disputer? Vous m'entendez, Messieurs, et ce qu'il est honnête de sentir, pourquoi craindrois-je de l'exprimer? Pourquoi, par un silence pusillanime, priverois-je sa mémoire du tribut si touchant qu'ob tiennent de toutes les ames nobles la vertu dans l'infortune, et le génie dans l'obscurité. Quel étoit-il? Un malheureux enfant sans parens, sans berceau, et qui ne dut qu'aux apparences d'une mort prochaine, et à l'humanité d'un officier public, l'avantage de n'être point confondu dans la foule de ces infortunés rendus à la vie pour s'igno rer toujours eux-mêmes.

J'afflige votre sensibilité, Messieurs, mais je n'ai point dû ravir à M. d'Alembert une partie de sa gloire. La fatalité qui poursuit quelquefois le génie, rehausse le triomphe du génie. Isolé, séparé de tout, il en paroît plus grand; rien ne l'entoure, mais rien ne le cache; il est seul, mais il est lui-même: d'Alembert n'avoit besoin que de lui. C'est dans le réduit inconnu où l'a relégué le hasard, que se forment, comme d'eux-mêmes, son caractère et ses talens. Bientôt la nature, excitée par la vanité, jette un cri pour le rappeler dans son sein, mais il n'étoit plus temps; il avoit adopté pour mère celle dont les soins maternels lui avoient été prodigués. Sa vie entière est consacrée à payer la tendresse affectueuse de cette femme simple et

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