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aller sur la place. La certitude que les ennemis étoient dans la ville me donna plus d'impatience d'y arriver, car le mal me parut pressant. En arrivant au corps-degarde sur la place', je trouvai qu'il commençoit d'être attaqué, mais encore assez foiblement; comme je faisois ce que je pouvois pour l'encourager, et l'obliger à tenir ferme, les ennemis débouchèrent en grand nombre par deux endroits dans la place, et entourèrent tout le corpsde-garde: je me trouvai enveloppé, de sorte qu'il ne me fut pas possible de me dégager; je fus d'abord jeté à bas de mon cheval, et livré à la première fureur des soldats ; un officier vêtu de rouge, du régiment de Bagni, se jeta à moi, et me retira avec bien de la peine de l'état pressant où je me trouvois; je crois devoir le prompt secours qu'il me donna à mon habit. Peu de momens après nous fûmes attaqués, mais assez foiblement, n'ayant pas d'officiers à la tête des soldats; après qu'ils se furent retirés, l'officier qui m'avoit pris me mena dans la chambre du corps-de-garde, en haut, où il songea à réparer un peu le désordre où il m'avoit trouvé: je n'ai qu'à me louer de sa conduite et du soin qu'il prit de moi; je voulus le tenter par des offres considérables, pourvu qu'il voulût me remettre en liberté sur l'esplanade, jamais il ne voulut y entendre, et je dois ce témoignage à la vérité, que ce que je lui offrois étoit capable de le dédommager de toute la fortune qu'il pourra faire dans la suite. Nous fûmes attaqués une seconde fois, et je vis des momens où j'espérois être délivré, si nos troupes avoient été plus nombreuses, et que nos officiers eussent pu soupçonner que j'étois dans ce corps-de-garde; mais mon malheur a prévalu à tout: cette seconde attaque ne me fut pas plus favorable que la première. Je fis ensuite une seconde ten

tative auprès de cet officier de Bagni, qui n'eut pas plus de succès que la première, quoique j'augmentasse encore mes offres. Nos troupes commençoient à se retirer par-tout, et entendant un grand feu de toutes parts, cet officier qui me gardoit, appela un major et un lieutenant-colonel qui étoient sur la place, pour leur dire qu'il avoit un prisonnier de considération; je le vis courir à toute bride du côté de la grande église; et un quart-d'heure après, le comte de Guido, que mon capitaine me nomma, me vint prendre et me conduisit dans une maison contre la porte, qui avoit été livrée aux ennemis par la trahison du curé, dont je ne sais que très-imparfaitement le détail. V. E. l'aura su bien promptement par M. le prince de Vaudemont, et par les lettres d'une infinité de particuliers de Crémone. Il étoit dix heures et demie lorsque le comte de Guido vint me prendre, et traversant la ville, j'entendis que nos troupes attaquoient les ennemis de tous côtés, et je ressentis d'autant plus vivement mon malheur, que j'étois assuré que nous rechasserions les ennemis hors de la ville avec toutes sortes d'avantages. M. le prince Eugène et M. le prince de Commerci vinrent me voir dans la maison où ils m'avoient fait conduire; j'y reçus d'eux toutes sortes d'honnêtetés: ils ne restèrent qu'un moment avec moi, ayant des affaires pressantes ailleurs. En sortant de mon logis, ils donnèrent ordre qu'on me menât hors de la ville, dans une cassine qui n'en étoit qu'à une demi-portée de mousquet, où je restai fort long-temps. Je vis arriver M. de Crénant, blessé, et quelques-uns de nos officiers, qui la plupart avoient été pris par l'infidélité des habitans, qui les avoient livrés aux ennemis. Sur les deux heures après

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minuit, on me mena à Ustiano. Voilà tout ce que je puis mander à V. E., 'par ma connoissance particulière de ce qui s'est passé dans Crémone, tant par rapport à l'action générale que sur ce qui me regarde particulièrement; car depuis que j'ai été pris, je n'ai reçu de nouvelles de personne, et je ne sais comme la trahison a commencé, ni comme quoi les ennemis ont été chassés de la ville; je sais en général que toutes nos troupes y ont fait des merveilles, et que deux régimens irlandais s'y sont fort distingués. V. E. doit avoir présentement une connoissance parfaite de ce qui s'est passé. Je ne m'étends point en réflexions douloureuses sur l'état où je me trouve; j'avois fait tout ce que la prévoyance peut faire penser, et j'y avois joint toute l'activité nécessaire pour être promptement averti: j'ai été trompé et dedans et dehors; j'arrive le 31 janvier à Crémone, et le premier février, à la pointe du jour, la trahison éclate sans que pas un seul homme en soit averti un moment auparavant. Je répète à V. E. que je ne sais rien que très-confusément; ainsi bien des raisons m'empêchent de lui en dire davantage. Ce qui soulage l'état où je suis, c'est d'être bien assuré que les ennemis n'ont pas lieu de se réjouir de l'entreprise qu'ils ont faite, mais pour moi beaucoup de sujet de m'en affliger par l'état où je me trouve. M. le prince Eugène m'a envoyé à Inspruck; je n'ai lieu que de me louer du traitement que je reçois jusqu'à cette heure; je ne sais ce qui arrivera dans la suite; j'attends des nouvelles de Vienne avec bien de l'impatience; j'espère que la protection du Roi me tirera promptement de la malheu reuse condition où je suis. J'ai demandé avec empressement à M. le prince Eugène de m'envoyer à Venise, en

lui donnant ma parole de me rendre où il voudroit dès qu'il me le manderoit; il n'a jamais voulu me l'accorder. C'auroit été une prison bien douce que de la passer auprès de V. E.; mais la malignité de mon étoile ne peut pas consentir à une telle consolation: la continuation de l'honneur de ses bonnes graces y suppléera; rien ne m'étant plus cher que de pouvoir m'en flatter, je suis toujours, avec mon respect ordinaire, le plus humble et le plus respectueux de ses serviteurs.

N° 17.

LETTRES DU ROI D'ESPAGNE (1).

A M. DE VENDÔME.

A Naples, le 2juin 1702.

MON COUSIN, j'ai appris par votre lettre, et par ce que m'a dit le comte de Colmenero, les mouvemens que vous vous donnez pour entrer en campagne; je ne m'en donne pas moins de mon côté, pour vous aller joindre au plutôt, et si des affaires très-essentielles que j'ai ici ne me retenoient, jointes à l'arrivée du légat que j'attends, je serois déjà parti, car j'appréhende que vous ne battiez les ennemis avant que je sois arrivé. Je vous permets pourtant de secourir Mantoue, mais demeurez-en là, et attendez-moi pour le reste : rien ne peut mieux vous marquer la bonne opinion que j'ai de vous, que de craindre que vous n'en fassiez trop pendant mon absence; je compte de me rendre à Final à la fin du mois; assurez tous les officiers français de ma part, de la joie que j'aurai de me trouver à leur tête, et soyez bien

(1) Quand le maréchal de Villeroi eut été fait prisonnier, Louis XIV envoya le duc de Vendôme pour le remplacer. On sait avec quel succès il y rendit inutiles pendant toute cette campagne les talens et les efforts du prince Eugène. Les deux lettres qui suivent, et qui sortent des portefeuilles de M. de Grimoard, contiennent des détails intéressans, au moins pour l'histoire militaire.

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