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ruineroient la république dans une campagne, et qu'ils y donnero en un coup si mortel à la religion protestante, qu'ensuite ils l'abattroient par toute l'Europe. C'étoit leur principal but, et de partager les sept Provinces-Unies, sans en faire part au prince d'Orange, qui n'étoit pour lors considéré, et qu'on avoit dessein de bien établir ailleurs, comme du côté d'Orange, afin que son nom et sa famille ne restassent plus vers les Pays-Bas, et qu'il ne donnât jamais sujet de jalousie à la France.

Dans le temps même de cette grande union entre les deux Rois, celui de France trompoit celui d'Angleterre, car on n'avoit pas dessein de lui donner tout ce qu'on lui avoit promis, lorsqu'ils partageoient par avance les sept Provinces; on ne vouloit pas que lui, ni ses successeurs, fussent fort puissans sur les côtes de Hollande ni de Flandre, parce que le roi de France auroit pu trouver quelque jour un nouvel embarras, dans le dessein qu'il avoit de réunir à sa couronne tous les PaysBas Espagnols. Tant de grands projets ayant manqué, le roi de France et ses trois ministres en eurent un déplaisir mortel, d'autant plus que le prince d'Orange commença d'être puissamment établi, et de faire changer la face des affaires des Hollandais. La prise de Naerden et de Bonn démontèrent si fort la cour de France, même le prince de Condé et M. de Turenne, que dèslors on engageoit entièrement de conseils, et on prit de nouvelles mesures, comme d'abandonner Utrecht et les autres conquêtes, et de s'appliquer à la paix.

On résolut aussi à la cour de France, pour empêcher l'agrandissement du prince d'Orange, d'obtenir du roi d'Angleterre et du duc d'Iorck, qu'il ne se marieroit

pas avec la princesse sa fille, ou du moins que ce ne seroit qu'après la paix. Cela fut promis si positivement, c'est-à-dire de différer le mariage, qu'il a été retardé de trois ou quatre ans ; et même pour empêcher d'y penser, M. de Croissi faisoit espérer, en 1673, que cette princesse pourroit épouser M. le Dauphin.

M. Colman le croyoit et le souhaitoit ardemment, et il me disoit que le duc d'Iorck son maître l'espéroit. M. de Ruvigni ne voulut pas le désabuser, quoiqu'il sût que la cour de France vouloit marier le Dauphin ailleurs; et comme elle savoit que le duc d'Iorck s’attendoit à cette alliance, elle s'imagina qu'il seroit capable de donner la princesse sa fille à un prince du sang de France. On envoya sur cela ordre à M. de Ruvigni de lui proposer le prince de Conti, mais il n'eut garde d'en parler au duc d'Iorck, car il savoit bien qu'il l'auroit refusé en colère, puisqu'il avoit l'espérance du Dauphin. Il manda ses raisons au roi de France, qui approuva qu'on n'eût pas exécuté son ordre, et on laissa encore le duc d'Iorck dans son espérance.

J'avois pour lors l'honneur de lui parler quelquefois, et je fus souvent sur le point de le désabuser, parce qu'il aimoit le roi de France, et qu'il usoit de bonne foi avec lui, pendant qu'il en étoit trompé.

N° 9.

ANECDOTE SUR L'ABBÉ PRIMI (1).

CEUX qui ont lu les Œuvres du poète J. B. Rousseau, y ont sans doute remarqué, qu'il obtint une direction de finance, qu'on lui en fit compliment, et que dans sa réponse il cita un M. Ammonio.

J'ai vu l'élève de Clio,
Sedentem in Telonio,
Combiner, calculer, rabattre

Sur une rente au denier quatre,
Discourir mieux qu'Ammonio.

Cet Ammonio se nommoit Primi; il étoit né à Bologne, fils d'un bonnetier, et possédoit, outre une belle figure, de l'esprit et beaucoup d'envie de faire fortune. Il résolut de venir la chercher en France, et se rendit à Lyon où il prit le carrosse de Paris. Dans cette voiture étoit un homme d'esprit nommé Duval, et qui conçut de l'amitié pour Primi. Parmi les voyageurs il s'en trouva un si puant, que tous les autres desiroient s'en défaire. M. Duval l'entreprit en se servant de Primi, et après

(1) Nous plaçons ici cette anecdote, à cause du rôle que lo personnage dont on y fait l'histoire, joua dans la petite vengeance que la cour de France voulut prendre du roi d'Angleterre, Charles II, lorsqu'il prétendit se soustraire à sa dépendance.

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avoir concerté ce qu'il y avoit à faire, il demanda à Primi, si on pouvoit ajouter foi au bruit qui couroit en France,de la facilité qu'on avoit en Italie de savoir ce qui étoit arrivé aux personnes, et ce qui devoit leur arriver, sur la présentation seule de leur écriture. Primi répond, qu'il ne pense pas que cet art fût absolument certain, que cependant on réussissoit souvent, et que lui-même s'étant fait un amusement de cette espèce d'étude, n'avoit effectivement presque jamais rien vu dans l'écriture des personnes, qui ne leur fût arrivé, ou qui ne dût leur

arriver.

M. Duval paroissant encouragé par la modestie de Primi, lui montra son écriture. Après l'avoir examinée, l'Italien lui fait une longue énumération d'événemens extraordinaires, de maladies, de successions, d'aventures galantes. M. Duval avoue tout ce qu'on lui dit du passé, et accepte les espérances pour l'avenir. D'autres voyageurs présentent leur écriture à Primi qui leur parle du passé qu'ils confessent, et de l'avenir qu'ils semblent croire. Le puant, surpris de ce qu'il vient d'entendre, aiguillonné par la curiosité, et devenu confiant par les succès de Primi, lui montre son écriture en le suppliant de lui dire ce qui doit lui arriver. Le visage de Primi s'attriste en lisant, et il rend le papier sans dire autre chose, sinon qu'il craint de se tromper. Le puant insiste si fortement, que Primi lui avoue enfin que le voyage qu'il entreprend lui deviendra funeste, et qu'il sera assassiné à Paris. Outre l'inconvénient d'infecter son prochain, cet homme étoit soupçonneux et poltron. Il réfléchit sur les prédictions de l'Italien, et dans la crainte d'une fin

alheureuse, il quitte la voiture et retourne chez lui. Charmé d'être débarrassé de cette peste, Duval compli

menta Primi sur ses succès, et ajoula qu'avec ses talens il feroit vraisemblablement fortune, s'il vouloit suivre la route qu'on pouvoit lui tracer. Primi promit docilité à Duval, qui en arrivant à Paris le présenta à l'abbé de la Baume, depuis archevêque d'Embrun, qui à la plus belle figure joignoit un esprit aimable et cultivé, beaucoup de facilité et d'habitude pour le commerce des femmes, dont il connoissoit un très-grand nombre, notamment madame Henriette d'Angleterre.

L'abbé de la Baume après avoir vu quelquefois Primi, trouvant dans sa finesse, dans son audace, dans son jargon même, mêlé d'italien et de français, lout ce qui peut imposer aux hommes, le renferma pendant six semaines sans voir d'autres personnes que M. le duc de Vendôme et le Grand-Prieur de France, son frère, auxquels il le présenta. Ils employèrent le temps de cette retraite à instruire cet Italien, de la généalogie des personnes, de leurs liaisons, de leurs amitiés, de leurs amours, de leurs haines, etc.; et quand ils le jugèrent assez bien endoctriné, l'abbé de la Baume répandit dans la société, qu'il connoissoit un Italien pour qui le passé et l'avenir n'avoient rien de caché, sur la présentation seule de l'écriture. Hommes et femmes, la cour et la ville, coururent chez Primi, et tous revenoient étonnés de ses réponses, croyant d'ailleurs à l'avenir par le récit du passé. La comtesse de Soissons sur-tout le protégea et le rechercha; et vu son goût pour l'intrigue, il y bien de l'apparence qu'elle entra dans celles de Primi. Madame voulut voir Primi, qui lui parla très sciemment des événemens de sa vie; il ne garda pas même le silence à son égard, sur ses liaisons actuelles avec le comte de Guiche, et lui occasionna une telle surprise, qu'elle pei

a

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