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VIII. Le Passage du Simplon.

Depuis le règne de Napoleon Ier, la barrière des Alpes s'est aplanie entre la Suisse et l'Italie. Un passage facile a été ouvert au sein des défilés du Simplon, et c'est une des merveilles de notre âge que cette route audacieuse qui s'élève lentement jusqu'à la hauteur de deux mille mètres suit le bord des abîmes, s'enfonce dans les entrailles du rocher, passe et repasse les torrents sur des ponts élégants et solides, s'élance en avant, puis revient sur elle-même, se plie et se replie, comme un serpent, autour du mont qu'elle veut vaincre, et, toujours belle, toujours sûre, guide et protége le voyageur dans ces lieux dont la nature avait fermé l'entrée.

Autrefois il n'y avait qu'un étroit sentier, dont on voit encore les traces à quelques pas de la nouvelle route: plus court de deux lieues, mais bien plus dangereux, il n'était praticable que pour les gens à pied ou à cheval, et, dans certains endroits, il était tellement resserré entre les rochers et les précipices, qu'il n'avait pas plus d'un mètre de largeur. Alors plus d'un voyageur parti de nos contrées trouva son tombeau dans ces formidables défilés: on n'entreprenait qu'en tremblant le pélerinage d'Italie. Ce fut par cette route périlleuse que passèrent une partie de nos soldats, quand, sur la fin du dernier siècle, le bruit de la guerre retentit dans les solitudes des Alpes.

Le 27 Mai, 1800, tandis que l'armée de réserve passait le grand Saint-Bernard sous le commandement du premier consul, le général Béthencourt, à la tête de mille hommes d'infanterie, tant Français qu'Helvétiens, reçut ordre de passer le Simplon et de s'emparer de Domo d'Ossola, ville située au pied de la montagne, du côté de l'Italie. Ils partirent le matin de Brieg en Suisse, par une température brûlante. Les soldats, courbés sous le poids de leurs bagages, ne montaient qu'avec effort, et la sueur ruisselait sur leurs armes. Dès les premiers pas, leurs forces semblaient épuisées, et ils ne voyaient qu'avec inquiétude la longueur et les difficultés de la route, qui se perdait au loin dans les hauteurs de la montagne. Cependant, à mesure qu'ils avançaient, ils se sentaient plus dispos: un air vif et léger ranimait leurs forces et colorait leur visage. Bientôt, quoique le soleil brillât dans un ciel sans nuages et rendît éblouissante la neige qui couronnait les montagnes, un vent glacial vint sécher la sueur dont ils étaient couverts, et ils firent halte pour s'enveloper de leurs capotes. Tels sont les effets singuliers de la température des Alpes: une petite portion de ces montagnes réunit le nord et le midi; on y parcourt, dans l'espace de sept à huit heures, les divers climats répartis ailleurs entre le quatre-vingtième et le quarantième degré de latitude; en un seul jour le voyageur peut passer des

ardentes chaleurs du Sénégal, aux régions glacées du Spitzberg, recueillir ici les riches végétaux de l'Amérique méridionale, là les tristes lichens de l'Islande, et entendre tantôt les chants de la cigale au sein d'un vallon fleuri, tantôt le bruit du tonnerre et des avalanches au milieu d'une nature morte.

Les soldats du général Béthencourt étaient plus sensibles à l'impression de l'air et au changement de la température qu'au magnifique spectacle qui les environnait. Pour nous, heureux voyageurs, qui maintenant parcourons sans danger ces pays redevenus paisibles, il nous est facile de les voir en poëtes ou en philosophes, d'écouter avec délices le mugissements des torrents, et de contempler la blancheur de la neige à travers la verdure des sapins, ou bien d'examiner curieusement les traces d'antiques dévastations, et de rêver sur cette nature soumise aux révolutions comme les ouvrages de l'homme. Mais nos pauvres soldats, marchant le sac sur le dos, dans un sentier étroit et glissant, ne sachant pas s'ils auraient du pain le soir ni s'ils existeraient le lendemain, étaient peu disposés à l'enthousiasme ou à la méditation, et passaient avec indifférence au milieu de toutes ces merveilles. Ils marchaient à grands pas, ne songeant qu'à se garantir des accidents, et à sortir le plus tôt possible de ces gorges sauvages. Déjà ils étaient parvenus à la hauteur de mille six cents mètres ; pour arriver au plateau de la montagne, ils n'avaient plus qu'à franchir un pont jeté sur le torrent de la Saltine, entre des masses de rochers à trente mètres de haut. Tout à coup la tête de colonne s'arrête, et bientôt tout le bataillon est immobile. Le pont sur lequel on comptait avait été emporté par les avalanches, et le chemin se trouvait interrompu par un abîme de vingt mètres de largeur. Que faire ? On n'avait pas les instruments nécessaires pour construire un nouveau pont. Un jeune soldat, se tenant à une corde attachée au sommet du rocher, descendit, mettant ses pieds dans les trous de la paroi latérale qui servaient auparavant à recevoir les poutres du pont, et, allant ainsi d'un trou à l'autre, il arriva au fond du précipice. Mais là, c'était un nouvel obstacle à vaincre il fallait franchir le torrent, et sauter de roche en roche, au risque de glisser et d'être emporté par ces ondes furieuses, Le soldat passe; puis, sans autre secours que ces mains, il gravit la paroi opposée, et se montre triomphant sur l'autre bord, où il fixe une seconde corde qui doit aider ses camarades à monter. Le général Béthencourt tenta le second ce dangereux passage et, après lui, les mille soldats qu'il commandait. Quelle force et quel sang-froid il fallut à ces braves gens pour descendre ainsi suspendus à une corde, au-dessus d'un abîme, pour traverser ce torrent dont l'écume leur couvrait le visage, et pour remonter ensuite trente mètres de rochers à pic, chargés comme ils étaient du poids de leurs armes et de leurs sacs!

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Il se trouvait cinq chiens à la suite du bataillon: lorsque le dernier homme eut franchi le torrent, ces animaux se mirent à pousser des hurlements pitoyables; mais, comme le bataillon continuait de marcher, ils se précipitèrent tous ensemble dans l'abîme. Trois d'entre eux furent à l'instant entraînés par les eaux impétueuses du torrent; deux seulement eurent assez de force pour lutter contre le courant, grimpèrent jusqu'au haut des rochers, et, l'œil humide de pleurs et le corps tout sanglant, vinrent lécher les pieds de leurs maîtres.

On dit qu'en mémoire du courage des soldats suisses et français, on avait gravé sur un rocher le nom des principaux officiers. Mais plusieurs voyageurs ont en vain cherché ce simple monument d'une action hardie: il a sans doute été renversé par les avalanches qui avaient autrefois emporté le pont, et le rocher qui portait le nom de ces braves aura roulé dans le torrent qu'ils ont passé jadis.

IX. Mateo Falcone. (A Fragment.)

Pendant que les voltigeurs s'occupaient, les uns à faire une espèce de brancard avec des branches de châtaignier, les autres à panser la blessure de Gianetto, Mateo Falcone et sa femme parurent tout d'un coup au détour d'un sentier qui conduisait au mâquis. La femme s'avançait courbée péniblement sous le poids d'un énorme sac de châtaignes, tandis que son mari se prélassait, ne portant qu'un fusil à la main et un autre en bandoulière; car il est indigne d'un homme de porter d'autre fardeau que ses armes.

À la vue des soldats, la première pensée de Mateo fut qu'ils venaient pour l'arrêter. Mais pourquoi cette idée? Mateo avait-il donc quelques démélés avec la justice? Non. Il jouissait d'une bonne réputation. C'était, comme on dit, un particulier bien famé: mais il était Corse et montagnard, et il y a peu de Corses montagnards qui, en scrutant bien leur mémoire, n'y trouvent quelque peccadille, telle que coups de fusil, coups de stylet et autres bagatelles. Mateo, plus qu'un autre, avait la conscience nette; car depuis plus de dix ans il n'avait dirigé son fusil contre un homme; mais toutefois il était prudent, et il se mit en posture de faire une belle défense, s'il en était besoin.

"Femme," dit-il à Giuseppa, "mets bas ton sac et tiens-toi prête." Elle obéit sur-le-champ. Il lui donna le fusil qu'il avait en bandoulière et qui aurait pu le gêner. Il arma celui qu'il avait à la main, et il s'avança lentement vers sa maison, longeant les arbres qui bordaient le chemin, et prêt, à la moindre démonstration hostile, à se jeter derrière le plus gros tronc, d'où il aurait pu faire feu à couvert. Sa femme marchait sur ses talons, tenant son fusil de rechange et sa giberne.

L'emploi d'une bonne ménagère, en cas de combat, est de charger les armes de son mari.

D'un autre côté, l'adjudant était fort en peine en voyant Mateo s'avancer ainsi, à pas comptés, le fusil en avant et le doigt sur la détente. Si par hasard, pensa-t-il, Mateo se trouvait parent de Gianetto, ou s'il était son ami, et qu'il voulût le défendre, les bourres de ses deux fusils arriveraient à deux d'entre nous, aussi sûr qu'une lettre à la poste, et s'il me visait, nonobstant la parenté !

Dans cette perplexité, il prit un parti fort courageux, ce fut de s'avancer seul vers Mateo pour lui conter l'affaire, en l'abordant comme une vieille connaissance; mais le court intervalle qui le séparait de Mateo lui parut terriblement long.

Holà! eh! mon vieux camarade, criait-il, comment cela va-t-il, mon brave? C'est moi, je suis Gamba, ton cousin.

Mateo, sans répondre un mot, s'était arrêté, et à mesure que l'autre parlait il relevait doucement le canon de son fusil, de sorte qu'il était dirigé vers le ciel au moment où l'adjudant le joignit.

-Bonjour, frère, dit l'adjudant en lui tendant la main. Il y a bien longtemps que je ne t'ai vu.

-Bonjour, frère.

J'étais venu pour te dire bonjour en passant, et à ma cousine Pepa. Nous avons fait une longue traite aujourd'hui ; mais il ne faut pas plaindre notre fatigue, car nous avons fait une fameuse prise. Nous venons d'empoigner Gianetto Sampiero.

Dieu soit loué! s'écria Giuseppa. Il nous a volé une chèvre laitière la semaine passée.

Ces mots réjouirent Gamba.

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- Pauvre diable! dit Mateo, il avait faim.

Le drôle s'est défendu comme un lion, poursuivit l'adjudant un peu mortifié ; il m'a tué un de mes voltigeurs, et non content de cela, il a cassé le bras au caporal Chardon; mais il n'y a pas grand mal, ce n'était qu'un Français. . . Ensuite il s'était si bien caché que le diable ne l'aurait pu découvrir. Sans mon petit cousin Fortunato, je ne l'aurais jamais pu trouver.

Fortunato! s'écria Mateo.

Fortunato! répéta Giuseppa.

Oui, le Gianetto s'était caché sous ce tas de foin là-bas ; mais mon petit cousin m'a montré la malice. Aussi je le dirai à son oncle le caporal, afin qu'il lui envoie un beau cadeau pour sa peine. Et son nom et le tien seront dans le rapport que j'enverrai à M. l'avocat général.

O Malédiction! dit tout bas Mateo.

Ils avaient rejoint le détachement. Gianetto était déjà couché sur

la litière et prêt à partir. Quand il vit Mateo en la compagnie de Gamba, il sourit d'un sourire étrange; puis, se tournant vers la porte de la maison, il cracha sur le seuil en disant: "Maison d'un traître !"

Il n'y avait qu'un homme décidé à mourir qui eût osé prononcer le mot de traître en l'appliquant à Falcone. Un bon coup de stylet, qui n'aurait pas eu besoin d'être répété, aurait immédiatement payé l'insulte. Cependant Mateo ne fit pas d'autre geste que celui de porter sa main à son front comme un homme accablé.

Fortunato était entré dans la maison en voyant arriver son père. Il reparut bientôt avec une jatte de lait, qu'il présenta les yeux baissés à Gianetto. "Loin de moi!" lui cria le proscrit d'une voix foudroyante. Puis se tournant vers un des voltigeurs : "Camarade, donne-moi à boire," dit-il. Le soldat remit sa gourde entre ses mains, et le bandit but l'eau que lui donnait un homme avec lequel il venait d'échanger des coups de fusil. Ensuite il demanda qu'on lui attachât les mains de manière qu'il les eût croisées sur sa poitrine, au lieu de les avoir liées derrière le dos. "J'aime," disait-il, "à être couché à mon aise.' On s'empressa de le satisfaire; puis l'adjudant donna le signal du départ, dit adieu à Mateo, qui ne lui répondit pas, et descendit au pas accéléré vers la plaine.

Il se passa près de dix minutes avant que Mateo ouvrît la bouche. L'enfant regardait d'un œil inquiet tantôt sa mère et tantôt son père, qui, s'appuyant sur son fusil, le considérait avec une expression de colère concentrée.

Tu commences bien! dit enfin Mateo d'une voix calme, mais effrayante pour qui connaissait l'homme.

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Mon père ! s'écria l'enfant en s'avançant, les larmes aux yeux, comme pour se jeter à ses genoux. Mais Mateo lui cria: "Arrière de moi!" Et l'enfant s'arrêta et sanglota, immobile à quelques pas de son père.

Giuseppa s'approcha.

Elle venait d'apercevoir la chaîne de la

montre, dont un bout sortait de la chemise de Fortunato.

Qui t'a donné cette montre? demanda-t-elle d'un ton sévère.
Mon cousin l'adjudant.

Falcone saisit la montre, et, la jetant avec force contre une pierre, il la mit en mille pièces.

Femme, dit-il, cet enfant est-il de moi ?

Les joues brunes de Giuseppa devinrent d'un rouge de brique.
Que dis-tu, Mateo? et sais-tu bien à qui tu parles?

Eh bien! cet enfant est le premier de sa race qui ait fait une trahison.

Les sanglots et les boquets de Fortunato redoublèrent, et Falcone tenait ses yeux de lynx toujours attachés sur lui. Enfin il frappa la

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