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s'écrier qu'on avait violé la souveraineté nationale et que l'ordre public était mis en péril?

On viendra peut-être nous objecter que tout notre système repose sur cette affirmation que la contradiction des jugements résulte de la force de chose jugée, alors cependant que cette contradiction n'existe réellement, matériellement, que si l'on met les jugements à exécution, que, par conséquent, les jugements étrangers n'ayant pas force exécutoire en Belgique, ce danger de contradiction disparaît et l'exception de litispendance ne doit pouvoir être soulevée.

Nous répondrons, en premier lieu, que c'est là une manière peu élevée d'envisager le rôle de la justice, dont la mission doit être remplie en dehors et au dessus de la volonté des parties. Il ne peut pas dépendre du bon plaisir de celles-ci de mettre ou non en contradiction les décisions judiciaires; res judicata pro veritate habetur est le principe qui doit être appliqué et c'est la déclaration, la proclamation de cette vérité qu'il s'agit de produire; qu'importe si, après cette prononciation, les parties s'entendent pour exécuter le jugement d'une façon ou d'une autre; qu'importe même s'il n'est pas exécuté du tout puisque le but est atteint du moment où la justice a éclairé le débat et où la partie qui avait la vérité en sa faveur a été mise à même de faire valoir son droit ?

Le peu de fondement de l'objection qu'on nous oppose résulte d'ailleurs d'autres considérations encore nos adversaires ont oublié qu'il existe toute une catégorie de jugements qui n'ont pas besoin d'être matériellement mis à exécution pour ressortir leurs effets et que c'est alors surtout que la chose jugée peut produire la contradiction qu'il faut tant

redouter.

Les décisions dont nous voulons parler sont celles qui statuent sur l'état des personnes et qui n'ont certes jamais besoin de provoquer, au moins directement, une exécution quelconque. L'inscription du jugement sur les registres de l'état civil est, peut-être, une forme d'exécution, mais il est évident que cette exécution n'est nullement nécessaire, que les registres de l'état civil sont, dans ce cas, un simple mode de preuve et qu'il suffirait de produire un jugement infirmant une déclaration de ces registres pour que celle-ci ne puisse plus jouir d'aucune valeur probante.

Dans ces conditions, il est nécessaire que les décisions

ayant rapport aux questions d'état sortent partout leurs effets, n'importe en quel endroit elles aient été prononcées, car, comme l'état des personnes suit celles-ci partout où elles se rendent, il serait d'une absurdité sans exemple qu'un individu puisse être considéré comme fou, comme mineur, comme marié à Vienne ou à Paris, alors qu'à Bruxelles ou à Rome il jouirait de tous les droits et serait soumis à tous les devoirs ou d'une personne compos sui, ou d'un majeur ou d'un célibataire.

Si donc une décision de ce genre était pendante à l'étranger et qu'on l'intentât en même temps dans un autre pays, le danger de contradiction serait manifeste puisque deux jugements jouissant de la même force de chose jugée et décidant la même question pourraient entrer en conflit.

Cette affirmation est cependant subordonnée à l'examen de la question de savoir si un Tribunal peut connaître de l'état des personnes étrangères au pays auquel il appartient; car il est évident que si les tribunaux peuvent uniquement connaître de l'état de leurs nationaux, les décisions étrangères de ce genre seront considérées comme non avenues, ne pourront produire aucun effet et toute possibilité de contradiction disparaîtra d'une façon irrémédiable.

Pour la solution de ce problème, il nous suffira d'examiner la manière dont la question doit être envisagée en Belgique, car il est clair que si la Belgique admet un principe en sa faveur, elle ne pourra refuser d'appliquer le même principe aux nations étrangères.

On a souvent répété que les qualités de mari, de père, de mineur ou de majeur font surgir ou suppriment ou altèrent les droits politiques, et que, par conséquent, les tribunaux d'un pays peuvent uniquement connaître de l'état des nationaux de ce pays. Cette objection, à première vue, peut paraître fondée, mais si, cependant, on veut se donner la peine de réfléchir à la portée et aux conséquences d'actes qui, aujourd'hui déjà, sont journellement accomplis dans la vie internationale et qui produisent les effets dont nous venons de parler, on se demandera évidemment en vertu de quel principe il serait permis de reconnaître une certaine valeur à quelques-uns de ces actes, alors qu'on refuserait toute considération aux autres. Est-ce que, par hasard, les mariages entre étrangers ne sont pas valablement constatés en Belgique

de la même manière qu'on y reconnaît les unions de Belges célébrées devant des autorités étrangères? Et si les mariages modifient singulièrement l'état des personnes, s'ils peuvent produire l'émancipation, s'ils peuvent créer de certains liens entre de certaines personnes et faire naître tant d'autres effets plus importants encore, si l'on peut, enfin, modifier de telle façon l'état des étrangers, il est de toute logique d'admettre également qu'on puisse le modifier par la voie judiciaire et en s'adressant aux tribunaux.

Nous ne comprenons réellement pas qu'on ait pu soulever une telle question et surtout qu'on l'ait résolue d'une façon négative, alors cependant que les faits d'une histoire plus que séculaire viennent prouver à l'évidence qu'elle ne peut plus être agitée. Eh quoi! la question des statuts réels et personnels n'était-elle pas controversée déjà aux temps de Grotius et d'Alberico Gentili? et à quelle occasion a-t-elle été soulevée ? Il est bien évident que si les tribunaux, français par exemple, avaient été uniquement compétents pour juger de l'état de leurs nationaux, il ne leur serait jamais venu à l'idée d'appliquer une autre loi que la leur à l'état des personnes; cette simple controverse, agitée parmi les jurisconsultes, est donc la preuve la plus éloquente du principe qui existait et de la tradition qui s'est infiltrée dans nos législations, de permettre aux tribunaux nationaux de connaitre de l'état des étrangers et, par conséquent, de reconnaître aussi les décisions des tribunaux étrangers au sujet de nationaux de pays différents.

Toute la controverse peut d'ailleurs se résoudre par un simple passage inscrit au fronton de notre Constitution et qui est également devenu un principe quasi universel. L'art. 128 de la Constitution belge, en proclamant que tout étranger se trouvant sur le territoire de la Belgique jouira de la protection accordée aux personnes et aux biens, nous crée l'obligation de sauvegarder la personne des étrangers, et ce ne serait pas obéir à ce devoir, que de renvoyer devant un tribunal situé peut-être aux extrémités de l'Allemagne ou au fond des Pouilles, deux époux qui ont contracté mariage en Belgique, qui y ont leur résidence et qui voudraient ou bien rompre leur union ou bien la faire déclarer nulle; ne serait-ce pas un véritable déni de justice que de renvoyer les parties devant un tribunal d'un autre pays alors qu'il y a peut-être urgence et péril en la demeure, alors surtout que les faits prouvant le

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fondement de la demande se sont passés en Belgique et que c'est dans ce pays, par conséquent, que pourra être produite la preuve la plus claire, en même temps que la plus certaine, des allégations qui seront avancées ?

Lorsque la demande sera permise par la loi régissant l'état des demandeurs étrangers et que, d'autre part, elle ne sera pas contraire au droit public en vigueur dans le pays où elle sera formulée, les tribunaux de ce pays devront donc se déclarer compétents et décider le litige qui leur sera soumis.

En résumé, nous nous sommes donc efforcé de démontrer (et peut-être y sommes-nous parvenu) que l'exception de litispendance était destinée à empêcher la contradiction des jugements et que cette contradiction résultait de la force de chose jugée; que, d'autre part, les jugements étrangers étaient, en Belgique, revêtus de cette qualité et qu'il y aurait, par conséquent, possibilité de contradiction entre jugements étrangers et jugements belges, si l'on n'admettait pas en principe l'exception de litispendance, et que, plus particulièrement, les jugements étrangers décidant des questions d'état rendaient cette possibilité de contradiction plus flagrante encore.

La conséquence de ces prémisses nous semble inévitable : les instances introduites à l'étranger doivent faire soulever, en Belgique, l'exception de litispendance lorsque la question qui doit y être décidée est reproduite devant une juridiction belge.

Jusqu'ici nous avons justifié notre thèse et établi les bases sur lesquelles nous la fondions; il nous reste maintenant à démontrer brièvement les conséquences absurdes auxquelles nous conduirait la théorie adverse.

Supposons qu'un tribunal étranger soit saisi d'une affaire et que sa décision soit proche; dans le cours des débats, l'un ⚫ des plaideurs s'étant aperçu que le tribunal n'est pas favorable à sa cause cherche tous les moyens possibles d'échapper à la fâcheuse situation qui l'attend, et comme il sait que son affaire a également un forum de juridiction en Belgique, que d'autre part, suivant une jurisprudence constante, les tribunaux belges refusent de faire droit à l'exception de litispendance quand on la soulève devant eux en prétextant une instance pendante à l'étranger, il s'empresse de saisir un tribunal belge du procès qu'il est sur le point de perdre. Le tribunal belge se déclare naturellement compétent et l'affaire suit son cours.

Dans l'intervalle, cependant, le juge étranger a rendu sa décision et la partie victorieuse demande, en Belgique, l'exequatur de la sentence pour pouvoir l'exécuter. Que devra faire, dans ce cas, le tribunal de première instance qu'on saisit de la demande ; pourra-t-il refuser l'exequatur sous prétexte qu'il y a une instance identique pendante devant une juridiction belge? Nous ne le pensons pas, et si l'on veut se tenir à la stricte interprétation de la loi, on devra infailliblement être de notre avis. Le texte qui doit être appliqué est l'art. 10 de la loi sur la compétence et nous n'y voyons aucune disposition qui puisse permettre de refuser l'exequatur '. Nos adversaires chercheront peut-être à argumenter du paragraphe qui exige que le tribunal examine si la décision étrangère ne contient rien de contraire à l'ordre public ni aux principes du droit public belge, mais leur essai ne peut être couronné de succès. Rien, en effet, ne peut porter atteinte à l'ordre public; il n'y a pas de jugement rendu en Belgique sur le litige déjà décidé à l'étranger; une simple instance en cours se trouve en présence d'un jugement, d'un arrêt passé en force de chose jugée et qui, pour devenir exécutoire en Belgique, n'a besoin que d'un simple laisser-passer accordé par notre juridiction; on ne peut donc, dans ces conditions, au nom de cet ordre public qui n'est aucunement lésé, méconnaître un droit acquis, certain et positif.

Le tribunal belge devra, en conséquence, accorder l'exequatur, et le jugement étranger devra être rendu exécutoire en Belgique. Nous nous trouverons alors en présence d'un jugement qui, même selon les théories que nous avons combattues, mais que nous appliquons pour le moment, sera passé en force de chose jugée en Belgique, qui pourra être exécuté et devra indubitablement paralyser l'action de la justice belge par rapport à la question que lui-même a décidée. Le tribunal saisi postérieurement en Belgique de ce litige devra se dessai

1. Nous supposons évidemment qu'il y a un traité avec le pays où la sentence à exécuter a été rendue; c'est là le point de vue sous lequel nous devons nous placer, puisque le législateur a statué en prévoyant la possibilité d'un traité avec les puissances étrangères, et que c'est donc en réalisant cette hypothèse que nous devons établir notre supposition pour pouvoir, en connaissance de cause, apprécier les conséquences de la combinaison de la législation en vigueur avec le système sur la litispendance que nous combattons.

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