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Il est tout aussi métaphorique de prêter au pape le peuple. des catholiques; ceux-ci sont en outre membres d'un Etat, réel celui-là, fondé sur un territoire matériel. Or, nul n'a jamais admis que le même homme pût être à la fois membre de deux Etats: Italien et Français. Il n'y a pourtant aucune impossibilité ni de droit ni de fait à ce que le même homme soit en même temps Français et catholique, parce que la qualité de Français établit un rapport politique entre le citoyen et l'Etat français, et que la qualité de catholique établit un rapport spirituel entre le fidèle et l'Eglise. Ces rapports sont conciliables parce qu'ils sont différents; ils ne sont conciliables que parce qu'ils sont différents. Ainsi les catholiques ne sont pas le peuple politique du Saint-Siège, et le Saint-Siège n'est pas un Etat.

Qu'est-il donc? Une autorité spirituelle. Mais, ont dit quelques-uns, il n'existe pas d'autorité spirituelle en dehors de l'opinion publique; car tout pouvoir s'exerce par des moyens matériels et est donc matériel. Je ne crois pas que ce raisonnement singulier ait besoin d'une réfutation en règle; il suffit qu'il ne donne pas au Saint-Siège le peuple et le territoire nécessaires à l'existence d'un Etat. Il importe peu après cela que le Vatican renferme une cour, une hiérarchie de fonctionnaires, des congrégations et des bureaux, tout un personnel et un matériel incontestablement nécessaires à l'expédition des nombreuses et importantes affaires ecclésiastiques, mais nullement caractéristiques d'un Etat, puisque les puissantes sociétés commerciales en possèdent autant; — qu'il y ait même quelques soldats, débris de l'armée pontificale.

Si le Saint-Siège n'est plus un Etat depuis qu'il a perdu son territoire et ses sujets, le pape n'est-il pas demeuré un souverain? Ceci est une autre question que je n'examine pas, encore que j'aie une réponse toute prête. On se demande simplement si le Saint-Siège est un Etat.

1. D'après M. Fiore (droit international codifié et sa sanction juridique, Trad. Chrétien, no 31), on doit considérer comme soumis au droit international tout être possédant volonté et liberté, ayant une individualité Indépendante de la loi territoriale et capable d'étendre son activité à toutes les régions de l'Univers, adde, p. 437 et suiv.; il résults, pour cet auteur, de cette prémisse, que l'Eglise catholique doit être réputée une personne de droit international; en admettant cette opinion, M. Fiore reconnait d'ailleurs qu'il se sépare ainsi de la doctrine généralement suivie par la science contemporaine. (N. DE LA RED.)

II

Admettons que le Saint-Siège soit un Etat, au même titre que la Belgique, l'Italie, etc. S'en suit-il qu'il ait capacité pour être institué légataire en France? Cette question en comprend deux: 1° la personnalité morale comprend-elle nécessairement et de plein droit la capacité d'être institué? 2o les Etats étrangers jouissent-ils en France de la personnalité morale? Remarquez que la réponse négative à une seule des questions entraîne la nullité du legs. Peu importe que la capacité d'être institué découle de la personnalité morale si celle-ci n'appartient pas aux Etats, peu importe que l'Etat ait la personnalité morale si celle-ci ne comprend pas la capacité d'être institué. La conséquence dans les deux cas est la même la nullité du legs.

1° La personnalité civile comprend-elle nécessairement la capacité d'étre institué? Je ne le crois pas. Aucun texte ne confère aux personnes morales la totalité des droits qui appartiennent aux personnes physiques, et l'on ne conteste pas qu'une assimilation complète entre les deux catégories de personnes soit impossible. Il y a même là, je pense pouvoir le démontrer, plus qu'une impossibilité matérielle, il y a une veritable raison juridique.

On admet sans difficulté qu'en droit privé, les personnes morales demeurent étrangères aux droits de la famille, qu'elles ne peuvent se marier, exercer la puissance maritale ou la puissance paternelle, adopter, reconnaître un enfant naturel, etc.; qu'en matière de droit public, elles ne sont ni électeurs, ni éligibles, ni capables d'aucune fonction publique. Cela, dit-on, est évident, car la nature des choses s'oppose à ce qu'une personne morale ait et exerce de tels droits. Que la raison soit suffisante pour les droits de famille, j'y consens; encore qu'une logique subtile pût prétendre que la fiction de la personne morale devrait être admise à la fiction de l'adoption et aux fonctions de tutelle, et soutenir d'un autre côté que l'impossibilité matérielle d'exercer un droit n'est pas une raison juridique pour que ce droit n'existe pas. Passons.

Pour les droits publics, la raison n'est plus satisfaisante, au moins pour quelques-uns. Sans m'attacher à démontrer, ce qui serait trop simple, que les diverses libertés publiques

profitent dans une large mesure aux personnes morales, je ne m'occuperai que du droit de vote. Les lois électorales actuellement en vigueur n'accordent ce droit à aucune personne morale; les conditions auxquelles elles le soumettent ne peuvent être remplies que par des personnes physiques et excluent implicitement les personnes morales. Mais serait-il matériellement impossible qu'il en fût autrement? Non, sans doute, et s'il en fallait une preuve autre que l'évidence même, je renverrais aux projets soumis à l'Assemblée nationale pour l'organisation du Sénat, dont un grand nombre accordaient le droit d'élire des sénateurs à diverses personnes morales (Institut, etc.).

Il n'y a donc aucune impossibilité matérielle à donner aux personnes morales certains droits qu'on leur refuse encore, qu'on leur donnera peut-être un jour1.

Objectera-t-on que ces droits seront en réalité exercés par les hommes qui composent ou représentent la personne morale? Cela n'empêchera pas que les droits appartiennent à la personne morale; les droits touchant au patrimoine sont aussi exercés par les membres ou représentants de la personne morale qui en est cependant le titulaire.

Donc, et c'est le seul résultat que recherche cette discussion, on ne peut assimiler entièrement les personnes morales aux personnes physiques, et cela non seulement à cause d'une impossibilité matérielle qui n'existe pas toujours, mais pour une autre raison. Laquelle?

La raison ressortira, j'espère, d'une brève comparaison, à un point de vue spécial, entre les personnes physiques et les personnes morales.

Les droits civils et politiques sont des facultés que la loi d'un pays et d'un temps accorde aux personnes pour l'accomplissement de leur destinée sociale; le rôle qui revient à chaque homme vivant en société est la cause et par suite la mesure des droits qui lui appartiennent. Dans l'appréciation qu'elle fait de ce rôle et des droits nécessaires à son exercice, la loi peut errer (volontairement ou involontairement), mais le

1. On sait qu'en Angleterre, les Universités nomment des députés à la Chambre des communes. L'Université de Leipzig nomme un représentant à la première Chambre des Etats saxons. De même les Universités badoises, espagnoles, roumaines.

principe reste incontestable; les droits sont ou doivent être mesurés sur la destination sociale de chacun. La loi est faite pour les personnes physiques qui forment l'élément principal de toute société; elle comprend par suite tous les droits nécessaires à ces personnes physiques pour leur destination sociale, et elle n'en comprend pas d'autres, parce qu'il serait inutile de stipuler des règles dont les personnes physiques n'auraient jamais ni le besoin, ni les moyens d'user. En revanche, pour qu'une personne physique soit privée d'un de ces droits, il faut une déclaration formelle de la loi qui atteste que le droit en question n'est pas nécessaire à cette personne, dont la destination sociale n'est pas semblable à celle des autres. En l'absence d'une loi expresse, toutes les personnes physiques jouissent des mêmes droits parce qu'elles ont sensiblement la même destination sociale. D'ailleurs, la loi constate l'existence des personnes physiques, elle ne les crée pas ; à peine indique-t-elle les conditions nécessaires pour l'entrée dans la société qu'elle régit.

La personne morale n'existe juridiquement que par la loi. Quelquefois, il est vrai, la loi se borne à fixer les conditions requises pour l'existence de cette personne, ainsi des sociétés commerciales; généralement, elle exige l'intervention des pouvoirs sociaux. Pourquoi? parce qu'il y a ici plus que la constatation d'un fait, il y a une appréciation du but, de la destination de l'être qui demande à vivre juridiquement. L'appréciation préalable serait inutile à l'égard des êtres physiques si elle n'était imposssible — parce que chaque nation se compose d'hommes naissant dans des conditions prédéterminées, qui suppléent par avance et en bloc à un examen individuel. Si un étranger demande la naturalisation, l'appréciation préalable devient utile et possible, et en pratique elle est faite. Si le national démontre par des actes délictueux son incompatibilité totale ou partielle avec la vie sociale, son incompétence à l'égard de la destination sociale commune à tous les membres de la nation, outre qu'il est puni dans son corps, sa liberté ou ses biens, il est privé de tout ou partie des droits dont il n'a pas usé selon leur but ou même dont il a usé contrairement à leur but. En un mot, l'homme a par sa nature sociale une destination connue pour laquelle la société est organisée. L'être moral n'a pas une nature, une destination également connues; aussi la loi en réserve-t-elle l'examen

préalable, avant que la personnalité juridique lui soit accordée. Il n'est pas membre naturel de la société; il n'y entrera qu'après la preuve faite que sa destination n'est pas nuisible à la société.

Ce n'est pas tout. Les hommes, on l'a vu, ont sensiblement les mêmes droits parce qu'ils ont sensiblement la même destination sociale; cette destination, qui est la cause de leurs droits, en est aussi la mesure. Le même principe s'applique nécessairement à l'être moral; la loi, en lui attribuant l'existence juridique, ne lui accorde pas ipso facto tous les droits. accordés aux hommes; car il n'a peut-être pas la même destination sociale que les hommes. Sa destination, qui est la cause de son existence, sera la mesure de ses droits 1.

Assurément, dans la plupart des cas, la destination de l'être moral sera telle que les droits civils accordés aux hommes lui seront nécessaires. Mais, outre que ceci ne s'étend pas aux droits de famille, aux droits politiques, ceci n'est nullement la conséquence de la personnalité morale; c'est la conséquence de la destination sociale de l'être moral dont la personnalité civile n'est qu'un moyen.

Donc, en démontrant qu'un Etat étranger a la personnalité morale, on n'aurait pas démontré qu'il ait la capacité d'être institué. Il resterait encore à établir que cette capacité est nécessaire à sa destination sociale.

Or, quelle peut être en France la destination sociale d'un Etat étranger? N'anticipons pas sur la démonstration qui va suivre et qui établira, je l'espère, que la reconnaissance diplomatique d'un Etat n'implique pas de plein droit sa reconnaissance comme personne civile. Admettons pour un moment que l'Etat étranger reconnu par la France constitue de plano un être juridique, même au point de vue du droit civil. Du moins, faudra-t-il, d'après ce qui précède, limiter cette capacité aux droits nécessaires à la destination de l'Etat étranger

1. Cf. Baudry-Lacantinerie, Précis de droit civil, t. 1, no 105... « En ce qui concerne les droits relatifs aux biens, leur nature ne s'oppose pas à ce qu'ils appartiennent aux personnes morales, mais elles ne les possèdent pas tous, elles ne peuvent avoir que ceux que la loi leur accorde soit implicitement, soit explicitement, en tant qu'ils sont nécessaires à la réalisation du but en vue duquel elles ont été créées... » Laurent, Droit civil international, t. IV, no 137 : « Ce sont des êtres fictifs qui n'ont d'existence et de droits que dans les limites de leur destination légale. »>

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