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Pour déterminer la nationalité de M. Delpit, il faut considérer, non l'opinion qu'il a pu en avoir, et les actes que cette opinion a pu lui dicter, mais son indigénat, pris en lui-même, tel que la loi l'a fixé. (Cf. ce que nous avons dit à propos de la nationalité du général Cluseret, Clunet 1890, p. 77)

Or, M. Albert Delpit était incontestablement Français de naissance. Il était né en 1849, en terre étrangère, de parents français. L'art. 10 du Code civil de 1804, en vigueur à cette époque, portait ceci : « Tout enfant né d'un Français en pays étranger est Français. »

Son père, il est vrai, s'est fait naturaliser américain 14 années plus tard, en 1863.

Il y a lieu de distinguer les effets juridiques que cet acte a produits sur la nationalité de M. Delpit, alors mineur, aux Etats-Unis et en France.

Au point de vue américain, il est vraisemblable qu'Albert Delpit, s'il résidait en 1863 aux Etats-Unis, et a continué à y résider jusqu'au 28 juillet 1868 inclusivement, a acquis la nationalité nouvelle de son père. La section 2172 des Revised statutes of the United States (14° amendement à la constitution des Etats-Unis, proposé le 16 juin 1866 par le 39o Congrès, ratifié le 28 juillet 1868), porte en effet ce qui suit : « Les enfants nés de personnes qui ont été dûment naturalisées en vertu d'une loi quelconque des Etats-Unis, ou qui, antérieurement à l'adoption de toute loi sur cette matière par le gouvernement des Etats-Unis, peuvent être devenus citoyens de l'un quelconque des Etats, en vertu des lois dudit Etat, seront (ces enfants), lorsqu'ils n'auront pas atteint l'âge de 21 ans à l'époque de la naturalisation de leurs parents, et s'ils résident aux Etats-Unis, considérés comme citoyens de ce pays. »

Cette nationalité américaine aurait d'ailleurs été perdue ultérieurement pour M. Albert Delpit, à consulter l'opinion du Departement of state de Washington. En effet, M. Bayard, secrétaire de ce Departement, écrivait ce qui suit le 15 février 1888 à M. Mac Lane, alors ministre des Etats-Unis à Paris : « La règle est que les personnes nées de parents français aux Etats-Unis sont citoyens des Etats-Unis, tant qu'elles restent aux Etats-Unis, et que si, arrivées à l'âge de 21 ans, elles choisissent la nationalité française, elles perdent tout droit à la protection des Etats-Unis. » (Clunet 1889, p. 267.)

Or, comme M. A. Delpit a quitté les Etats-Unis à sa majo

rité, et a manifesté sa volonté d'être citoyen français, en combattant en 1870 sous le drapeau de la France, et plus tard en optant pour elle, il aurait perdu, depuis cette époque, même au point de vue américain, la nationalité que son père lui avait communiquée en 1863.

Mais, quand il s'agit de considérer en France la nationalité d'un Français, il n'y a pas à tenir compte de la loi étrangère. Nos lois procèdent de la souveraineté nationale; celle-ci légifère dans la sphère de son indépendance absolue. Faire dépendre 'effet de nos lois des dispositions d'une loi d'un autre pays serait subordonner la souveraineté nationale à une souveraineté étrangère. L'énonciation de ce résultat suffit à le rendre inadmissible.

La règle française, aussi bien sous l'empire du Code civil de 1804 que sous la loi nouvelle de 1889, est que la nationalité de l'enfant est établie, au moment de sa naissance, par la nationalité de son père. Si le père est Français, l'enfant naît Français. Le bienfait de cet indigénat ne peut lui être enlevé par le changement de nationalité de ses parents, pendant sa minorité.

Il n'y a d'exception à cette règle qu'en faveur de la nationalité française. Les enfants mineurs d'un étranger qui se naturalise français participent de la nationalité nouvelle de leur père.

Il s'en suit que M. Albert Delpit est né Français; que cette qualité ne lui a pas été enlevée par l'acquisition postérieurement faite par son père de l'indigénat américain.

Dès lors, M. A. Delpit n'avait pas à recouvrer une qualité qui n'a pas cessé de lui appartenir. Tout ce qu'il a pu faire ce sens, provient d'une erreur de droit, impuissante à modifier la réelle condition juridique qu'il tenait de la loi,

en

fût-ce à son insu.

Les art. 11 et 12 de la loi sur le recrutement du 15 juillet 1889 ne sont pas applicables au cas de M. A. Delpit, Français par le bienfait de la loi dès sa naissance et n'ayant jamais cessé de jouir de cette qualité.

M. A. Delpit doit être porté sur les contrôles de l'armée territoriale, afin d'y accomplir le temps de service des hommes de sa classe, et de bénéficier, le cas échéant, de l'art. 61 de la loi de 1889, permettant les engagements volontaires en temps de guerre.

Les tribunaux ordinaires sont compétents pour prescrire au ministre de la guerre le maintien dans les cadres de l'armée des individus qu'il en a exclus à tort pour motif d'extranéité. (Aff. Hess, Clunet 1891, p. 1230.)

Nationalité.

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*

Enfant né à l'étranger d'un père français né lui-même à l'étranger d'un citoyen français. - Abstention de service militaire. Election politique. Capacité. Loi française et loi espagnole.

Le cas de M. le député Lafargue.

L'élection de M. Lafargue comme député de Lille au mois de novembre 1891 a soulevé une intéressante question de nationalité. La question de fait et le point de droit ont été bien exposés dans le rapport que M. Goirand, député des DeuxSèvres, a présenté à la Chambre des députés, dans sa séance du 1er décembre 1891, au nom du 7e bureau. Nous reproduisons in-extenso le travail de l'honorable rapporteur.

« Cette élection a donné lieu à une protestation signée d'un certain nombre d'électeurs qui reprochent à M. Lafargue de n'être pas Français et demandent que la Chambre, avant de valider l'élection, se livre à une enquête sérieuse sur le véritable caractère de sa nationalité.

« Cette protestation a suscité dans la presse et dans l'opinion les commentaires les plus contradictoires; certaines circonstances très particulières à M. Lafargue, telles que son abstention de tout service militaire, sa naissance, celle de ses parents et de ses grands-parents sur territoire étranger, l'expulsion dont il a été l'objet en 1871, et qu'il a subie sans en appeler aux tribunaux, ont paru comme autant de faits qui caractérisent habituellement la nationalité étrangère; d'où la conséquence accréditée dans une partie de l'opinion publique que M. Lafargue n'est pas Français.

« La sous-commission chargée par le 7° bureau de l'examen du dossier a entendu les explications de M. Lafargue. << Elle n'a d'abord reçu de lui qu'un seul document : son acte de baptême.

<< Aux questions qui lui ont été posées, M. Lafargue a répondu qu'il n'avait jamais satisfait au service militaire, et que, s'il ne s'était pas pourvu contre l'arrêté qui, en 1871,

l'expulsait comme étranger, c'est qu'il avait toujours ignoré l'existence de cet arrêté ; que si, à cette époque, il avait fui le territoire français, c'était non pour se conformer à un ordre d'expulsion, mais bien pour se soustraire aux dangers d'une arrestation immédiate. Il ajoutait que son extradition vainement demandée aux autorités espagnoles était la preuve évidente qu'aucun arrêté d'expulsion n'avait été pris contre lui; qu'au contraire sa nationalité était reconnue et invoquée par le gouvernement français.

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M. Lafargue a en outre fourni certains renseignements sur les origines de sa naissance et la nationalité de ses parents.

«Son grand-père, Jean Lafargue, originaire de Bordeaux, était établi à Saint-Domingue au moment où éclata l'insurrection des noirs; il dut fuir et se réfugier à Santiago de Cuba. Dans cette ville, le 8 octobre 1807, il lui naquit un fils, François Lafargue, père du député dont l'élection vous est soumise.

« Peu de temps après, la guerre entre la France et l'Espagne ayant provoqué l'expulsion de tous les Français, il quitte Cuba pour aller à la Nouvelle-Orléans. Après la chute du premier empire et le rétablissement de la paix, il retourne à Santiago de Cuba avec sa famille.

<< Son fils, François Lafargue, fut élevé par lui à Santiago de Cuba, il s'y maria, y exerça la profession de tonnelier et eut lui-même un fils, Paul Lafargue, l'élu de la 1 circonscription de Lille, qui naquit le 19 septembre 1842.

« M. Paul Lafargue, à l'appui de ses affirmations, a produit dès sa première comparution un acte de baptême qui, d'après la législation en vigueur à Cuba, équivaut à un acte de nais

sance.

« Cet acte établit bien que Paul Lafargue est fils de François Lafargue, qui lui-même était fils de Jean Lafargue, origiginaire de Bordeaux.

« Restait néanmoins à résoudre cette objection, que les auteurs de M. Paul Lafargue, s'étant établis à l'étranger sans esprit de retour, n'avaient pu lui transmettre une nationalité qu'ils avaient eux-mêmes depuis longtemps perdue; il y avait lieu d'examiner, en outre, si l'arrêté d'expulsion, dont M. Paul Lafargue niait l'existence, avait été réellement pris contre lui, et s'il y avait obéi sans se pourvoir devant

les Tribunaux, confirmant ainsi les doutes élevés contre sa nationalité française.

« Aux demandes de renseignements complémentaires qui lui furent faites, M. Paul Lafargue s'est borné à répondre qu'il avait été dépouillé en 1871 de tous ses papiers par les saisies faites à son domicile, et que si la commission se les faisait représenter, elle aurait en mains les preuves indéniables de sa nationalité.

« Les communications qui nous ont été faites par MM. les ministres de l'intérieur et de la justice n'ont fixé qu'un seul point, l'expulsion de M. Paul Lafargue du territoire français, en vertu d'un arrêté du 9 octobre 1871.

<< A cette mesure administrative, M. Lafargue a protesté par une lettre datée de Saint-Sébastien, du 9 novembre 1871. «En réponse à une demande de passeport, écrit-il au ministre de l'intérieur, M. le consul français de Saint-Sébastien m'a donné lecture d'une note émanant du ministère des affaires étrangères, qui, à mon grand étonnement, m'apprenait que j'avais été le sujet d'un mandat d'expulsion daté du 10 octobre, parce que mon père, quoique Français, avait vécu dans une colonie espagnole dont il avait adopté la nationalité, et parce que je n'avais pas satisfait aux devoirs de la conscription, etc.

<< Si vous maintenez mon mandat d'expulsion, je pourrai établir devant les Tribunaux compétents que mon père résidait en France depuis 1851, qu'il a rempli tous ses devoirs de citoyen, etc., qu'il n'a fait aucun acte qui aurait pu faire supposer l'abandon de sa nationalité française; bien loin de là, lors de la mort accidentelle du duc d'Orléans, il fut un de ceux qui, comme représentants de la colonie française de Santiago de Cuba, prirent part à la cérémonie mortuaire qui eut lieu à cette occasion; et que si je n'ai pas satisfait au devoir de la conscription, c'est par ignorance de la loi, etc.

« Je pense, monsieur le ministre, que devant ces explications loyales, vous rapporterez votre mandat d'expulsion et vous ne me forcerez pas de recourir aux Tribunaux pour rentrer dans mon droit, etc. (Suit la signature.) — P.-S. Vous pourrez me faire adresser votre réponse à l'Hôtel de France. »

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« Cette lettre est demeurée sans réponse. M. Lafargue n'a

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