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voulu défaire l'œuvre accomplie par la dernière révolution. C'était un phénomène nouveau dont les Serbes avaient compris la portée et qui leur avait inspiré une politique nouvelle, une politique de bonne intelligence avec l'administration turque. C'est le résultat le plus important de la révolution serbe. Jusqu'ici, malgré le respect que les Turcs avec tout l'Orient ont longtemps professé pour les libertés locales, les Serbes n'avaient guère rencontré qu'une aveugle résistance dans les efforts qu'ils avaient tentés pour conserver ou développer sous le joug ottoman leur nationalité distincte. Cette conduite avait fait naître chez eux un désir d'indépendance que l'exemple de la Grèce encourageait, mais que leur consistance politique ne justifiait pas encore assez. Toutefois le désespoir, joint à leur fierté naturelle, pouvait d'un jour à l'autre leur faire entreprendre plus qu'ils ne pouvaient et plus que l'Europe libérale n'aurait voulu demander pour eux. L'appui intelligent que le gouvernement turc leur avait prêté dans les affaires de 1843 leur avait donné des pensées de modération, une prudente patience, un sentiment réfléchi des choses à faire pour arriver sûrement à l'indépendance, dût-elle se faire attendre longtemps encore. Et, pour préciser davantage leurs idées sur ce point, les Serbes les avaient rédigées dans un mémoire communiqué aux grandes puissances européennes. Ils y laissaient voir que trois moyens s'étaient présentés à leur esprit pour arriver au but qu'ils se proposaient; et en les discutant ils avaient en vue les idées d'union répandues sur le Danube par la Russie d'une part et par les Polonais de l'autre dans des intentions toutes différentes. Le premier moyen serait précisement l'union des Slaves sous le sceptre du czar; mais l'État social de la Russie les tente peu, et l'Europe tout entière s'y opposerait; le second serait l'action des Slaves abandonnés à eux-mêmes et s'affranchissant par l'insurrection; mais, en dissolvant brusquement l'empire turc et l'Autriche, ils feraient les affaires de la Russie et s'exposeraient à tomber immédiatement sous sa

main. Le troisième moyen, c'est le protectorat de la Porte ottomane sur les Slaves. Celui-là a le mérite de ne point menacer nécessairement la puissance de l'Autriche et de prolonger l'existence de l'empire ottoman en créant une barrière contre l'ennemi naturel de la liberté dans ces contrées, la Russie. Il met les Slaves en mesure de travailler graduellement aux améliorations qui sont désirables pour le développement de leur existence nationale et de leur bienêtre politique matériel ou moral. Durant ce temps là l'ordre, la paix et l'équilibre des puissances européennes pourront se consolider, et le grand événement de l'émancipation des Slaves finira par s'accomplir de lui-même.

Telle est la pensée qui est née chez les Serbes à la suite de leur dernière révolution; grâce à l'assistance que leur a prêtée le Divan, cette pensée a continué de dominer cette année leur politique et d'inspirer tous leurs actes.

Au reste, ce bon accord de l'empire avec ses sujets n'était pas moins utile cette année que la précédente. En effet, après la seconde élection du prince Alexandre, la Russie ne se tint pas pour battue. Le czar avait fait savoir aux Serbes et au Divan qu'il ne reconnaîtrait le prince qu'après l'expulsion des ministres Vouchitz et Petroniewictch, et ces deux excellents citoyens, les lumières de leur pays, avaient été contraints de se retirer à Viddin, lieu de leur exil (14 août 1843). Au mois de septembre suivant, le bérat avait été expédié au prince Alexandre, après de nouveaux retards apportés par la Russie. Dès-lors, celle-ci redoubla de persévérance: d'une part, elle eut à Belgrade plusieurs agents, et travailla à se faire un parti dans le gouvernement et dans le sénat; de l'autre, elle chercha à empêcher le retour des deux ministres exilés, en amenant l'Autriche à appuyer ses menaces au Divan. Elle devait mieux réussir dans le premier projet que dans le second, et l'année était encore peu avancée, qu'un complot était déjà organisé conAnn. hist. pour 1844.

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tre le gouvernement. Au moment où ce complot devait éclater, les conspirateurs furent saisis; ils avaient pour chef MM. Raïevitch et Protitz, ex-ministres du prince Michel, et dont les rapports avec le consul russe n'étaient point un mystère. La justice instruisit, et, sur 99 prévenus, le tribunal de première instance en condamna 62 à la mort ; seulement le tribunal d'appel réduisit ce nombre à 35. Pendant ce grave procès, une émeute, qui ne réussit pas, avait été tentée pour délivrer les prévenus, dont les révélations en présence des tribunaux devenaient compromettantes pour la Russie. Après la condamnation, le consul russe, poussé à bout, intervint officiellement, et, pour sauver la tête des hommes qu'il avait ainsi égarés, il offrit le retour de Vouchitz et de Petroniewitch. Le prince Alexandre sentait si vivement de quelle valeur était pour lui la coopération et les conseils de ces deux hommes, qu'il ne crut pas les payer trop cher en amnistiant des conspirateurs vendus à l'étranger; et, par un mouvement de générosité imprudente, il accorda la grâce avant que le prix en eût été donné. Les ministres Protitz et Raïewitz se retirèrent en Russie, où l'on assure qu'une pension viagère de 300 ducats (3,600 f.) leur est allouée par le czar. Cependant la promesse donnée par le consul russe n'était point remplie, et, tandis qu'en Angleterre le czar déclarait à lord Aberdeen que cette question était trop minime pour que lui-même s'en occupât, ses ministres à Constantinople et à Belgrade affirmaient qu'il s'était réservé la solution de cette affaire. Plus tard, pressé par le Divan et par l'ambassadeur de France, M. de Titow répondit que l'affaire serait terminée dans le cours de l'année. Au milieu de ces lenteurs et de ces tergiversations, la Russie était secondée par l'Autriche, qui montrait la Serbie au Divan comme le foyer de l'agitation slave, en avouant toutefois qu'elle n'en possédait pas de preuves; mais l'énergique impatience de l'ambassadeur français, qui appuya le Divan de toute son autorité, finit par triompher du mauvais vouloir

de l'une et de l'autre puissance, et la Porte s'empressa de la manière la plus affectueuse de faire connaître à MM. Wouchitz et Pétroniewitch que rien ne s'opposait plus à leur retour en Serbie. Le 28 août, ils rentrèrent dans leur pays au milieu des manifestations les plus vives de la joie pu#blique; le premier fut nommé généralissime et le second ministre des Affaires étrangères. Leur présence parut rendre au gouvernement toute sa force et toute son autorité: on en eut une preuve dans la promptitude et la facilité avec lesquelles fut réprimée une insurrection qui avait éclaté à @Schabatz et qui n'eut d'autre effet que quelques meurtres, le pillage de la caisse publique de cette ville, la mort à main armée de quelques-uns des coupables et leur procès (1). Telle est la solution qui fut donnée à cette grave question par la sagesse des Serbes et du Divan, éclairés et soutenus par les bons conseils de la France.

VALACHIE.

Dans ce pays la bonne politique était plus difficile à faire prévaloir, la Russie s'y trouvant maîtresse d'une plus grande autorité. Le prince Bibesco, qui avait dans le commencement de son hospodorat témoigné l'intention de maintenir entre les deux influences rivales la conduite la plus conforme au bien du pays, c'est-à-dire, celle qui s'accorderait le mieux avec les vues de la Porte et avec celles de la Russie, semblait maintenant pencher pour celle-ci plutôt que pour celle-là. Le sultan l'avait comblé d'honneurs; sur ce point, le czar ne voulait pas être dépassé en générosité par le sultan : le prince fut nommé chevalier de première classe de l'Ordre de Sainte-Anne. M. de Nesselrode fut chargé de lui écrire en lui transmettant les insignes

(1) Nous avons emprunté ces détails principalement à une relation quasi officielle des affaires de Serbie, par le major Bystrzonowski, Paris, 18 un vol. in-8°.

de l'Ordre, et il lui donna de sa promotion une raison singulière : « L'accueil favorable que Sa Hautesse le sultan a fait à votre altesse pendant son séjour à Constantinople, dit l'habile diplomate, a été pour l'empereur, mon auguste maître, un sujet de satisfaction bien légitime, » et plus loin: « L'empereur espère que cette marque d'estime, tout en vous prouvant la sympathie que vous avez su inspirer à Sa Majesté, vous encouragera à persévérer fermement dans la voie que vous avez choisie et qui, vous pouvez en être persuadé, vous assurera toujours l'approbation et l'appui de la Russie. » Le czar donna également à M. Stir-bey, frère du prince, une marque de sa bienveillance en lui conférant l'Ordre de Saint-Stanislas de deuxième classe. Il ne faut pas donner à ces faits plus de signification qu'il n'en ont; cependant il est certain que l'assemblée nationale se plaignait déjà très-vivement de la conduite du prince Bibesco.

Une opposition assez importante s'y était formée, et parmi les griefs assez nombreux qu'elle faisait valoir le principal était un marché conclu avec une compagnie russe pour l'exploitation des mines de sel, exploitation qui, suivant elle, devait amener dans le pays un nombre de 25 à 30 mille ouvriers russes, tous soldats. L'assemblée refusa de sanctionner le traité, et le prince en fut réduit à un ajournement qui devait aboutir à un projet de dissolution, approuvé par le Divan, mais dont l'hospodar craignit de faire l'application; c'est l'événement le plus grave de cette année en Valachie, Nous ne signalerons après cela que la tendance qui se manifeste de plus en plus dans ce pays à émanciper successivement les serfs et à se rapprocher des principes de l'égalité si naturelle aux Slaves, ainsi qu'une autre tendance beaucoup moins libérale, qui consiste à rendre le pays de lus en plus inaccessible aux israélites et même à les en togne gner.

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