Page images
PDF
EPUB

et par les lois qui répriment les atteintes qui y sont portées; les hommes n'existent que par les choses, et l'on ne peut attenter à leurs propriétés sans porter atteinte à leurs moyens d'existence.

J'ai précédemment fait observer que les jurisconsultes qui s'étaient exclusivement livrés à l'étude des lois romaines ou des lois sorties du régime féodal, au lieu d'étudier la nature des choses, n'avaient pu se faire des idées exactes de la propriété; l'histoire des Romains et des peuples soumis au régime féodal, se compose, en effet, d'une longue suite d'attentats contre les propriétés, attentats qui étaient toujours sanctionnés par la puissance publique.

Dans leurs relations avec les étrangers, les Romains ne reconnaissaient presque pas de propriétés; chez eux, toute guerre avait pour objet de s'emparer des biens de leurs ennemis, et de réduire leurs personnes en servitude. Ils mettaient dans le pillage et la distribution du butin l'ordre que met dans la gestion de ses affaires une bonne maison de commerce; jamais, avant eux, aucun peuple n'avait aussi savamment organisé le brigandage.

Dans leurs relations intérieures, les propriétés n'étaient pas beaucoup plus respectées. Une partie de la population, la classe des maîtres, vivait des extorsions qu'elle exerçait sur une autre partie sur la classe des esclaves. Sous un tel régime, il

n'était pas possible d'admettre en principe que toute valeur appartient à celui qui la crée. Il est incontestable, pour nous, que toute propriété vient originairement du travail; mais comment auraiton pu reconnaître cette vérité, dans un temps où les travailleurs étaient considérés comme la propriété d'un peuple d'oisifs?

Dans les relations que les hommes non esclaves avaient entre eux, ils n'avaient pas, les uns à l'égard des autres, ce genre de probité qu'on observe quelquefois parmi des hommes qui se sont organisés pour le brigandage. L'aristocratie s'emparait des terres conquises, et les faisait cultiver à son profit par ses esclaves; elle faisait également exploiter, dans son intérêt, les arts et le commerce, de sorte qu'elle ne laissait à la masse de la population libre, aucun moyen d'existence.

Dans leurs relations individuelles, ils admettaient qu'un citoyen pouvait devenir la propriété d'un autre; un homme avait la faculté d'aliéner sa femme, ses enfans et ses petits-enfans, et de se vendre lui-même; le débiteur qui ne pouvait pas payer ses dettes, devenait la propriété de son

créancier.

Quand les factions commencèrent à déchirer la république, les Romains portèrent dans les civiles, l'esprit de rapacité qui les animait dans

guerres

leurs guerres avec d'autres nations: les vaincus furent dépouillés au profit des vainqueurs.

Sous le règne des empereurs, les propriétés ne furent pas plus respectées que du temps de la république; les extorsions de la population oisive sur les classes laborieuses continuèrent; les maîtres, qui dépouillaient leurs esclaves, furent à leur tour dépouillés par les empereurs ; les nations devinrent en quelque sorte la propriété d'un homme.

Les peuples barbares qui renversèrent l'empire romain, s'emparèrent des hommes et des choses; comme ils ne se livraient à aucun genre d'industrie, il est évident qu'ils ne pouvaient vivre que d'extorsions.

Le système féodal ne fut qu'un nouveau mode d'oppression et de pillage. Le despostisme royal qui le suivit, ne fut pas beaucoup plus favorable à la recherche et à la reconnaissance des principes de la propriété.

Il était nécessaire de rappeler ces faits, pour faire comprendre comment des écrivains qui ne manquaient, ni de connaissances, ni de talens, devaient s'égarer en allant chercher chez les peuples de l'antiquité ou chez les nations du moyen-âge, les fondemens de la propriété; ce n'est pas chez des possesseurs d'esclaves, habitués à vivre de pillage, qu'ils pouvaient trouver la vérité.

Grotius nous a donné l'histoire de la propriété

en une demi-page, et il est remonté jusqu'à la création. Il nous apprend qu'après la création du monde, Dieu conféra au genre humain un droit général sur toutes choses. Ce droit fut une seconde fois donné à tous les hommes après le déluge. << Cela, dit-il, dit-il, faisait que chacun pouvait prendre pour son usage ce qu'il voulait, et consumer ce qui se pouvait consumer. Cet état, ajoute-t-il, aurait pu durer, si les hommes fussent demeurés comme ils étaient, dans une grande simplicité de

mœurs. >>

Ayant raconté comment le genre humain fut obligé de se diviser en nations, et comment dans chaque nation les hommes jouissaient de tout en commun, il continue en ces termes : « Cela dura jusqu'à ce que le nombre des hommes, aussi bien que celui des animaux, s'étant augmenté, les terres, qui étaient auparavant divisées en nations, commencèrent à se partager par familles; et parce que les puits sont d'une très-grande nécessité dans les pays secs, et qu'ils ne peuvent suffire à un trèsgrand nombre, chacun s'appropria ceux dont il put se saisir.

[ocr errors]

Les écrivains qui sont venus à la suite de Grotius, tels que Volf, Puffendorf, Burlamaqui, se sont bornés à paraphraser ses idées : tous se sont imaginé que, dans l'origine du monde, les hommes, pour satisfaire leurs besoins, n'avaient qu'à pren

dre ce qui se trouvait sous leurs mains. En les lisant, on serait tenté de croire que les maisons s'élevaient au son de la lyre; que, dans les pays arides, les puits se formaient sur le simple commandement des hommes qui en avaient besoin; et que, depuis le partage primitif des terres, aucune révolution n'a troublé les co-partageans dans leur possession.

Enfin, arrive Montesquieu. Comme la propriété tient, dans les lois de tous les peuples policés, une place très-considérable, on pouvait se flatter qu'elle en tiendrait une non moins étendue dans l'Esprit des lois. Mais il n'en est pas ainsi : ce grand publiciste ne consacre pas à ce vaste sujet même un simple chapitre; il n'en parle que pour nous apprendre qu'il ne faut pas régler par les lois politiques, les matières qui doivent être réglées par les lois civiles. Du reste, il ne fait pas un pas de plus que Grotius et Puffendorf.

« Comme les hommes, dit-il, ont renoncé à leur indépendance naturelle, pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens, pour vivre sous des lois civiles. Ces premières lois leur acquirent la liberté, les secondes la propriété (1). »

Tous les biens, suivant Montesquieu, ont donc

(1) Esprit des lois, liv. XXVI, ch. 15.

« PreviousContinue »