Page images
PDF
EPUB

No 22

HISTOIRE D'UN PONT

(LE PONT DE LOIRE, A NEVERS)

Par M. BOUCHE-LECLERCQ,

Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées..

Le 10 septembre 1770 fut un jour de fête pour la ville de Nevers. L'Intendant de la Généralité de Moulins, M. Jean de Pont et son épouse, Mme Marie-Madeleine-Françoise de Lescureuil de la Touche, étaient venus à Nevers pour procéder solennellement à la pose de la première pierre du nouveau pont. L'Intendant commença par réunir les autorités en un banquet au château ducal. Puis, vers cinq heures, les Nivernais virent le maire, Jean Decolons, et les échevins sortir de l'hôtel de ville, en robes de cérémonie, avec le drapeau déployé, encadrés par les sergents de quartier, le sergent-major en tête, les tambours battant aux champs, accompagnés des fifres et des violons ordinaires de la ville. Cet imposant cortège se rendit au pont où il fut reçu par Charles-Martin de Gaulier, Ingénieur des Turcies et Levées, entouré de ses collaborateurs et des entrepreneurs. Tous portaient à leur chapeau a une cocarde de rubans jaune et bleue, qui sont les livrées de Mme l'Intendante ». La symphonie jouant différents airs, Me l'Intendante arriva elle-même sous la conduite de Louis de Régemortes, premier Ingénieur des Turcies et Levées au département de Moulins, portant aussi une cocarde jaune et bleue.

Les huit couleuvrines de la ville, qui avaient été mises en batterie près du chantier, tirèrent une salve, la cloche de la chapelle du bout du pont se mit à soriner pour ne plus s'arrêter pendant toute la cérémonie; M. de Régemortes offrit des bouquets de fleurs aux dames.

L

Une plaque de cuivre gravée d'une inscription commémorative fut enchâssée dans une pierre de taille et celle-ci fut mise en place aux acclamations du peuple. M. de Régemortes offrit alors à l'Intendante et aux personnes invitées à la cérémonie une magnifique collation et toutes sortes de rafraîchissements. qui avaient été préparés sous une tente, et l'assemblée se sépara après avoir salué l'Intendant et Mme l'Intendante et les avoir remerciés de l'honneur qu'ils avaient bien voulu faire à la ville. La présence de la jeune Mme de Pont avait donné à cette cérémonie le caractère d'une fète mondaine autant que d'une solennité administrative, mais la gravité avec laquelle le maire et les échevins avaient participé à la cérémonie et le soin qu'ils ont pris d'en noter les détails sur le registre de leurs délibérations. montrent bien toute l'importance que la ville de Nevers attachait à l'acte qui venait d'être accompli. C'est, qu'en effet, le pont de la Loire avait de tous temps tenu une grande place dans les préoccupations municipales, et l'on pouvait espérer que l'œuvre nouvelle, entreprise sous la direction d'un Ingénieur réputé, mettrait fin aux déboires éprouvés par la ville à ce sujet.

La Loire, qui présente à Nevers un lit unique de 350 mètres environ de largeur, franchie par un beau pont en pierre de taille, constitué par quatorze arches identiques entre elles, n'a pas toujours eu cet aspect, et l'état actuel des lieux est relativement récent.

Jusqu'au deuxième tiers du XVIIIe siècle, le fleuve présentait trois bras sur chacun desquels était établi un pont. C'est en souvenir de cet état de choses, disparu depuis 150 ans, qu'on dit encore à Nevers « les ponts de Loire », quoiqu'il n'y ait plus, depuis lors, qu'un seul pont.

Le bras de droite, qui était le bras principal, et qui était franchi par le << pont de Loire » proprement dit, était séparé du bras central par un îlot, sur lequel avait été transféré, en 1738, le cimetière de la paroisse Saint-Sauveur.

Le second, ou « pont Notre-Dame », aboutissait à un terre-plein où se trouvait une petite chapelle dite Notre-Dame de la

[ocr errors]

Colombe' ou Notre-Dame du bout du pont. Cette chapelle était submergée lors des grandes crues, et l'on sait que la crue du 20 septembre 1586 s'éleva à près de trois pieds au-dessus de l'autel, que celle du 16 octobre 1608 atteignit deux pieds et demi, et qu'en novembre 1710, l'eau s'éleva jusqu'au nom de Jésus gravé au-dessus de l'autel.

Le troisième bras du fleuve, qui était un bras accessoire alimenté seulement en temps de crue, était franchi par un troisième. pont, dit «< pont de l'Official », qui rejoignait une chaussée en remblai, établie en 1606. Cette chaussée est celle qui porte encore aujourd'hui la route nationale n° 7 de Paris à Antibes.

L'ensemble de ces trois ouvrages mesurait une longueur totale d'environ 580 mètres et le plan général présentait une courbe dont la convexité était tournée vers l'amont.

Les trois ponts avaient été construits à des époques différentes. Nous sommes renseignés à ce sujet par Parmentier qui fut procureur général de la Chambre des Comptes de Nevers à partir de 1770, et qui a consigné dans son Inventaire historiquedes Archives de la commune de Nevers les renseignements qu'il avait trouvés dans les vieux comptes de la ville, dont une grande partie ont été anéantis postérieurement par un incendie.

Le pont de Loire, qui était primitivement en bois, et qui avait été détruit à plusieurs reprises par les eaux et par les glaces, notamment en 1309 et en 1389, fut reconstruit en pierre aux xve et XVIe siècles.

La première pile aurait été fondée en 1407, avec un subside du roi et du comte de Nevers, puis recommencée en 1449; la deuxième aurait été entreprise en 1469; les autres auraient été construites successivement à partir de 1484.

En 1503, quand il s'agit d'établir les voûtes, les Nivernais. embarrassés envoient à Orléans un échevin avec mission de visiter le pont de cette ville et de rapporter des conseils.

En 1508, on en était à la cinquième arche. Le pavage fut placé en 1529 et l'ouvrage complètement terminé en 1535. La construction aurait donc demandé plus d'un siècle.

Ce pont était défendu par des tours à ses deux extrémités..

Celles du côté de la ville qui formaient la « porte de Loire » avaient été construites en 1532; elles furent détruites en 1734-1736; celles de l'extrémité, bâties en 1567, furent démolies en 1770, lors de la construction du nouveau pont.

En outre, d'après Guy Coquille, ce pont comprenait une pile fort large, creuse, voûtée en dedans, munie de canons battant le fleuve à fleur d'eau.

Le pont Notre-Dame avait été construit en pierre après l'achèvement du précédent, de 1536 à 1560.

Le dernier pont avait été établi pour la première fois, en 1483, par Pierre Régnier, chantre, chanoine, grand archidiacre et official de Nevers, pour donner accès « aux chaumes de Loire, près les grands ponts ». Détruit par les eaux à plusieurs reprises, reconstruit en pierre en 1604, il avait été emporté à nouveau en 1628.

Le sieur Coulon, qui publia, en 1644, une Description géographique et historique des rivières de France, s'exprime ainsi au sujet du pont de Nevers: « Ce pont est magnifique, basty de pierres de taille, et soutenu de vingt arcades d'une riche structure, avec des ponts-levis aux deux bouts et des tours pour battre aux avenues. »

Cette description correspond à l'ensemble des deux premiers ponts. La destruction du troisième pont présentait peu d'inconvénients en temps ordinaire, parce que ce bras du fleuve était généralement à sec, mais en temps de crue, la circulation se trouvait entravée.

C'est ainsi qu'au mois de janvier 1659, lorsque le roi venant de Moulins dut passer à Nevers, le marquis de Saint-André, gouverneur de la province, fit établir un pont de bateaux sur ce bras du fleuve pour donner passage au carrosse de S. M., parce les eaux étaient hautes.

que

Colbert décida la reconstruction de cet ouvrage.

Le premier pieu de la première pile fut planté le 16 juillet 1670, et le 28 août, la première pierre fut posée par les échevins avec messe et bénédiction; on y déposa une plaque d'étain portant une longue et pompeuse inscription en latin.

Nous ne connaissons pas le détail de la cérémonie, mais ces quelques indications suffisent pour faire mesurer toute la distance qui sépare ce cérémonial de celui que nous avons relaté plus haut. Un siècle exactement plus tard, la symphonie et la collation remplaceront la messe et la bénédiction.

En résumé, à la fin du règne de Louis XIV, la Loire était franchie par trois ponts successifs qui présentaient respectivement onze arches, neuf arches et onze arches. Les deux premiers dataient du xve et du XVIe siècle et le dernier était de construction récente.

Malheureusement les deux anciens ponts étaient en bien mauvais état et exigeaient des réparations coûteuses.

Les archives de la ville de Nevers comprennent un procèsverbal d'adjudication du 1er septembre 1730 « des réparations urgentes et nécessaires qui sont à faire à la troisième pile du second pont de Nevers du costé de la chapelle Notre-Dame, suivant le devis qui en a été fait par le S' Tresaguet, Ingénieur des Ponts et Chaussées ».

Ce devis est intéressant parce qu'il indique comment était fondé le pont construit au xvi° siècle.

La fondation était constituée par un massif de moellons d'enrochement, consolidés sur leur pourtour par des pieux de 4 à 5 pouces de diamètre et de 3 à 4 pieds de longueur battus en quinconce et noyés dans les enrochements. Les pieux étaient pourris, le massif de moellons dégradé et la maçonnerie de la pile se trouvait « tout en l'air ».

La réparation prévue par le devis comprenait une reprise en sous-œuvre jusqu'à un pied sous l'eau, sans batardeau ni épuisement, et l'établissement autour de la pile d'une crèche de protection portée par une enceinte de pieux de 10 pouces en couronne, battus au refus, tant plein que vide, à 3 pieds de distance de la pile.

Le travail fut adjugé au Sr Moret pour 2.329 livres 14 sous

2 deniers.

C'était là, en somme, une réparation peu importante et il dut sans doute en être fait du même genre à plusieurs reprises.

« PreviousContinue »