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tantes négociations avec nos alliés anglais, notamment sur des questions de frêt. Il passa ainsi la Manche à diverses occasions, dans des conditions matérielles très pénibles pendant la saison d'hiver. C'est au cours d'un de ces voyages qu'il contracta un refroidissement qui affecta ses voies respiratoires affaiblies par ce surmenage incessant. Après avoir lutté stoïquement plusieurs semaines contre la fatigue qui le terrassait chaque soir et s'ajoutait à ses préoccupations quotidiennes, se refusant jusqu'au dernier moment à abandonner la tâche que lui avait confiée le Ministre, M. de Joly n'admit la possibilité de prendre un repos trop longtemps différé que grâce à une transformation du Cabinet qui fit passer son service, à la fin de mars 1917, au Ministère nouvellement créé du Ravitaillement général et des Transports maritimes.

Quand il crut ainsi pouvoir se dispenser de suivre, dans cet autre Département, la tâche à laquelle il s'était dévoué, il avait laissé si peu apercevoir la gravité de son état, qu'on se proposait de lui confier une mission aux États-Unis ; cette nouvelle marque de la haute confiance qu'il inspirait, il dut, à son grand regret, s'y soustraire, en invoquant son état de santé ; il ne pouvait en effet songer alors à quitter le lit où l'immobilisait une forte fièvre; celle-ci ne céda qu'à des soins répétés tout l'été et à des séjours successifs sur la côte d'Azur et à Chamonix. Ce repos obligé et inaccoutumé pesait beaucoup à son activité inlassable; son imagination en exagérait, aux yeux de M. de Joly, l'ennui et les conséquences; elle tendait à lui faire croire définitive une incapacité de travail toute momentanée; mais quand il reçut brusquement la proposition de reprendre, au mois de septembre suivant (Arrêté du 20 septembre), un nouvel et important service au Ministère des Travaux publics, ce fut une résurrection instantanée de tout son être; en quelques minutes, il crut se sentir guéri, renonçant imprudemment à terminer dans l'inoccupation l'année que les médecins avaient exigée pour sa convalescence.

On envisageait, en effet, une réorganisation nouvelle des directions techniques du Ministère, qui allait attribuer (Décret du

13 novembre 1917) aux services des ports maritimes une individualité plus marquée; on ne crut pas possible de s'adresser à d'autre qu'à M. de Joly pour assumer ces fonctions, tant il y paraissait désigné, et l'on a senti combien peu il devait hésiter lui-même à les accepter.

Il les remplit pendant près d'un an sans trop d'intermittence et avec l'activité que nous avons essayé de dépeindre; il y obtint le titre de Directeur, un des plus élevés de la hiérarchie administrative, qui devait être le couronnement de sa carrière; bien qu'il s'efforçât, du moins au début, de ménager relativement sa santé, une nouvelle période de surmenage, bien difficile à éviter dans une direction aussi importante, un second refroidissement accidentel eurent encore raison de ses forces dont il avait trop préjugé.

Il ne devait malheureusement pas se relever de cette rechute, survenue au début d'octobre 1918; malgré les soins empressés qui lui furent prodigués, malgré des stations successives à Arcachon et à la montagne, il ne put surmonter une seconde fois sor mal, empiré par des circonstances climatériques défavorables, et il succomba à Chamonix, le 27 août 1919, entouré, jusqu'à ses derniers moments, de l'affection désespérée des siens. Les témoignages de tous ceux qui l'avaient connu - et ils étaient nombreux vinrent, souvent des pays les plus reculés, apporter à sa famille une preuve, s'il en était besoin, de l'estime où chacun tenait celui qu'elle pleurait; d'un aveu général, cette fin parut comme un sacrifice consommé à la chose publique, à la défense du pays, et notre époque, si exceptionnellement féconde déjà en pareils dévouements, ne douta pas d'y voir encore la chute d'un soldat sur le champ de bataille.

Des voix plus autorisées que la nôtre (1) ont rappelé sur sa tombe le haut enseignement que laisse une telle vie. Nous vou

(1) Discours prononcés le 3 septembre 1919 au cimetière Montmartre par M. le Conseiller d'Etat Charguéraud, Président du Conseil supérieur des Travaux publics, et par M. Mesnager, Professeur à l'Ecole des Ponts et Chaussées. Ces discours ont été insérés dans le numéro de juillet-août 1919 des Annales des Ponts et Chaussées.

Ann. des P. et Ch., MÉMOIRES, 1920-I.

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drions essayer seulement, au souvenir de quelques-uns des Services qu'il nous a été donné de reprendre à sa suite, de faire ressortir ici le caractère, les moyens, les méthodes de travail qui furent ceux de M. de Joly et qui lui ont valu d'être à la fois un Ingénieur éminent admiré de ses supérieurs, un Chef regretté de ses collaborateurs, un maître écouté, enfin une autorité en son art; nous voudrions essayer de remémorer l'ensemble des qualités qui ont permis à ce serviteur impeccable de l'État de parcourir, sans cesser d'en mériter personnellement les moindres succès, la carrière si remplie et si brillante dont nous avons retracé le cycle et dont nous croyons devoir condenser encore les rapides étapes dans la sèche énumération qui suit:

Ingénieur ordinaire de 3o classe, le 1er juillet 1888;
Ingénieur de 2o classe, le 1er juillet 1892;
Ingénieur de 1re classe, le 1er mai 1900;

Chevalier de la Légion d'honneur, le 25 juillet 1901;
Ingénieur en chef de 2o classe, le 1er avril 1908;
Ingénieur en chef de 1re classe, le 1er juillet 1911;
Officier de la Légion d'honneur, le 10 juillet 1918 ;
Inspecteur général de 2o classe, le 11 juillet 1918;

Directeur des Ports maritimes, le 18 juillet 1918 (jusqu'au 16 août 1919).

A côté de cette ascension dans la hiérarchie civile que les services rendus pendant la guerre firent particulièrement rapide à la fin, il atteignit, le 26 mars 1919, dans la hiérarchie militaire, au grade rarement accordé de Colonel du génie territorial.

assumer

Pour franchir aisément des étapes aussi nombreuses, pour sans transition des charges aussi délicates et aussi lourdes que variées, M. de Joly était aidé par une très robuste constitution physique qui lui permit longtemps de se dépenser sans compter avec ses forces. Les longues heures de travail qu'il fournissait au bureau ou chez lui jusque très avant dans la soirée, il les supporta durant des années comme en se jouant et, s'il les interrompait pour une mission à l'étranger ou pour une de ces tournées d'inspection qu'il affectionnait sur le littoral,

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vue de

c'étaient toujours des voyages précipités conçus en gagner une heure, un jour si possible; il y fatiguait les agents qui se succédaient pour l'escorter; d'autres que lui y eussent trouvé de nouvelles causes d'épuisement physique s'ajoutant à la lassitude de l'esprit; mais, lui, commençait à peine à sentir le poids des ans avant la guerre et il se refusa à en tenir compte. Ce mépris des contingences matérielles, ce dévouement à la tâche toujours renouvelée qui s'offrait à lui devaient, hélas ! lui

coûter la vie.

L'intensité de son labeur n'enlevait rien à l'égalité de son caractère, à l'aménité de son accueil; dès l'Ecole, qu'il animait de son entrain, il était aussi aimé et estimé de ses camarades de promotion qu'il le fut de ses collaborateurs et même de ses concurrents durant toute sa carrière.

Il témoigna toujours une grande bienveillance et multiplia les marques d'intérêt pour son personnel, sans aller toutefois jusqu'à la faiblesse vis-à-vis de ceux qui ne répondaient pas à son attente. On ne s'adressa jamais à lui en vain, et bien rares doivent être ses correspondants qui pourraient se plaindre de. n'avoir pas obtenu dans le délai minimum une réponse satisfaisante ou un conseil précieux pour les cas complexes.

Il réunissait, par une rare faveur, les dons et les goûts les plus divers Ingénieur distingué, il savait associer l'élégance aux autres qualités de son œuvre et y ajouter personnellement la note artistique qui la ferait remarquer. Habile constructeur, il excellait à donner à ses chantiers l'activité dont il était l'image vivante, à prévoir, pour les éviter, toutes les causes de retard; il aima d'ailleurs les travaux tant que les circonstances lui donnèrent d'en conduire, et on le voit, presque au début de sa carrière, multiplier les démarches pour obtenir le rattachement, à son arrondissement de Vannes, d'une subdivision importante, celle de Groix qui allait être, pendant quelques années, le siège de la construction d'un nouveau port. Administrateur et organisateur remarquable, il savait commander et coordonner les efforts de chacun pour en tirer le meilleur rendement; il savait lancer sans tâtonnement un programme nouveau, une idée nou

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velle, dans le sens où ils pourraient aboutir rapidement à un résultat pratique; il savait rompre, à cet effet, avec de vieux errements injustifiés. Cette précieuse tendance réalisatrice, qu'on a souvent reproché aux Français de posséder insuffisamment, n'excluait pas cependant chez lui l'art si difficile dė laisser mûrir une solution contestée pour l'obtenir plus sûrement et sans heurt, sans violenter de front des opinions adverses avant de les avoir diplomatiquement adoucies.

Peut-être ces goûts combinés de réalisateur, de directeur, d'administrateur expliquent-ils qu'il ait préféré, soit à la carrière de son père, soit au Corps des Mines où il pouvait accéder, la situation d'Ingénieur des Ponts et Chaussées qui lui promettait et lui donna, en fait, de satisfaire des aspirations d'ordres si divers.

Ces qualités professionnelles étaient loin de détruire ou de masquer, chez M. de Joly, les effets de la culture générale qu'il s'était acquise par l'assiduité de ses premières études et conservée par la fidélité de sa mémoire. Il n'avait pas eu, semble-t-il, pendant trop d'années, le temps matériel de suivre lui-même le mouvement contemporain des idées littéraires, artistiques ou politiques; mais peut-être à la faveur d'échanges de vues hâtifs avec ses nombreux interlocuteurs quotidiens complétait-il une documentation trop rapide et en gravait-il ensuite le souvenir inaltérable dans son esprit ; quoi qu'il en soit, il apparaissait à toute heure, en tous lieux, comme un homme renseigné sur toutes les questions à l'ordre du jour, y portant des jugements toujours autorisés et souvent originaux, retrouvant à point nommé, en voyage, en conversation technique ou mondaine, le rapprochement historique, anecdotique ou éducatif qui donnait à sa conversation un tour incessamment intéressant et instructif, conservant même cette élasticité d'esprit au travers et au soir des journées les plus épuisantes.

D'excellentes méthodes de travail servirent et complétèrent un si riche faisceau d'aptitudes naturelles : Dans toute affaire nouvelle, il dégageait, sans longue hésitation, avec sa grande rapidité d'assimilation, avec sa remarquable lucidité d'esprit, l'idée

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