Page images
PDF
EPUB

DE

LA SALUBRITÉ

DANS LES GRANDES VILLES.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA SALUBRITÉ ET DE L'HYGIÈNE PUBLIQUE EN GÉNÉRAL.

§ 1. Il existe, entre un traité de la salubrité publique et un traité d'hygiène, des connexions et des différences essentielles. L'un et l'autre ont un but commun, rendre la vie plus facile, plus confortable et plus longue; plusieurs sujets d'étude appartiennent au même degré à tous deux. Mais il y a plus de pratique dans le premier, et plus de science dans le second. Le traité d'hygiène embrasse un champ beaucoup plus étendu; il s'empare de toutes les matières qui, de près ou de loin, touchent à l'organisme humain, au point de vue des influences extérieures qui peuvent le modifier soit en bien, soit en mal. Un traité de salubrité s'occupe de préférence de ceux de ces agents qui sont incommodes, nuisibles ou dangereux, et fait une étude spéciale des causes qui altèrent la composition normale de l'atmosphère et transforment en une sorte de poison l'air dont s'alimente la vie de l'homme. Toutes les fabriques dont les émanations sont fatigantes ou positivement insalubres rentrent de droit dans ses attributions; il étudie la manière dont elles deviennent nuisibles, et indique les moyens d'atténuer ou de détruire leurs inconvénients. C'est lui qui fournit à la législation les bases de ces ordonnances et de ces règlements de police sans lesquels l'habitation des grandes villes serait impossible. Un livre sur la salubrité passe en revue tous les établissements qui renferment une population agglomérée, et détermine les conditions qu'ils doivent présenter nécessairement selon leur destination variée.

Il dit quelles règles sanitaires doivent présider à la construction des maisons, à l'enlèvement des boues ou autres immondices, à la disposition des égoûts, ainsi qu'aux détails si divers de l'aménagement des grandes villes. C'est de l'hygiène, mais de l'hygiène toute en applications pratiques, et non en raisonnements ou en développements théoriques.

On voit quel est le caractère de cet Ouvrage : il y a beaucoup de traités d'hygiène; quelques-uns sont excellents; rien de spécial ou d'un peu complet n'a été écrit encore sur la salubrité. Tous les jours cependant les maires, les préfets et les membres des conseils municipaux ou de préfecture ont à se prononcer sur des questions graves qui s'y rapportent; ils ne savent bien souvent où prendre les éléments de leurs décisions. Les Conseils de salubrité eux-mêmes manquent d'un livre qui contienne les principes dont leurs rapports doivent être l'application, et qui règle leur jurisprudence d'une manière uniforme. Un ouvrage qui traiterait exclusivement des sujets si graves dont ils ont à s'occuper abrégerait beaucoup leur tâche. Il existe de bons écrits sur la législation des établissements insalubres; ceux de MM. Macarel, Taillandier et Trébuchet ont une réputation méritée; mais leur cercle est infiniment restreint, et ils ne parlent de questions de salubrité que sous le rapport de l'application de la loi ou des formalités judiciaires : tout ce qui concerne l'hygiène des habitations, des établissements publics et des ateliers, leur est complètement étranger. Nous nous sommes proposé d'allier, à l'étude de cette législation des ateliers à émanations délétères ou incommodes, celle des procédés de fabrication suivis dans ces établissements dangereux. Nous avons cherché à poser des principes fixes d'après lesquels doivent être établies les conditions d'autorisation à délivrer aux ateliers rangés dans les trois catégories déterminées par la loi, et nous nous sommes attachés surtout à faire connaître les moyens de protéger la santé des ouvriers. Un traité de salubrité qui n'aurait d'autre objet que celui de rendre la vie plus commode aux riches mériterait peu de lecteurs : c'est surtout du peuple qu'il doit s'occuper. L'hygiène ne doit pas profiter seulement à quelques privilégiés; elle n'atteint son but que lorsqu'elle parvient à se rendre utile au plus grand nombre. Il faut placer parmi

les bienfaiteurs de l'humanité, non celui qui crée une jouissance nouvelle pour les classes favorisées de la fortune, mais celui dont le génie a rendu inoffensive pour les travailleurs la pratique d'un métier insalubre; non celui qui perfectionne un art de luxe, mais l'homme dont la science en hygiène a multiplié les chances de guérison des malades dans les hôpitaux, ou entouré de garanties nouvelles la santé des détenus dans les prisons. C'est du moins ainsi que nous avons compris notre travail.

La salubrité est le but de l'hygiène, mais ce n'est nullement l'hygiène elle-même : elle doit être l'étude approfondie non-seulement des médecins, mais encore, et surtout, celle des fonctionnaires d'ordres divers qui ont mission, à un titre quelconque, de veiller sur la santé publique. Avant de déterminer d'une manière plus rigoureuse le caractère de cette science médicoadministrative, nous esquisserons à grands traits son histoire et celle de la législation sur les établissements incommodes ou insalubres.

§ 2. Les lois de la salubrité sont l'œuvre du temps et de l'expérience des nations; elles importent au même degré à tous les peuples, et sont fondées sur le premier des intérêts, celui de la conservation. On ne les enfreint point impunément; de leur observation résulte l'accroissement de la durée de l'existence humaine et le bon état de la santé publique ; à leur oubli sont attachés, comme autant de conséquences inévitables, une vie de misère et de souffrances pour les prolétaires, et pour tous, la chance, fréquemment réalisée, d'épidémies meurtrières. Il semble dès lors que les nations ont dù s'empresser de formuler ces règlements dont la pratique leur importe si ́fort, et de mettre à profit leur expérience comparée; il n'en est rien cependant. Peu de sciences sont moins anciennes que celle de la salubrité; il en est peu dont les progrès aient été aussi lents. Ce n'est que chez quelques peuples qu'on trouve quelques-uns de ses enseignements mis en usage avec plus ou moins de régularité, et même encore aujourd'hui, au milieu du dix-neuvième siècle, beaucoup de nations n'en connaissent pas les premiers principes, et vivent, à cet égard, dans l'incurie la plus absolue.

Un peuple primitif de l'antiquité n'a pas imité cette indifférence : il était beaucoup question de salubrité chez les Hébreux; leur loi associait l'hygiène à la religion, et entourait de rites et de cérémonies saintes les mesures sanitaires dont l'adoption lui avait paru utile au peuple. C'était le prêtre qui imposait les mesures de police prescrites par la législation en matière de santé; c'est lui qui avait la surveillance générale des malades; rien ne se faisait que par son ordre, et il était le suprême arbitre de toutes les questions dont le bien-être de tous était l'objet. Ce n'est pas sans doute un traité complet de salubrité qu'il faut chercher dans le livre sacré; on n'y trouve que quelques préceptes sur un petit nombre de matières, et encore sont-ils entourés de prescriptions dont nous ne comprenons pas bien le sens. Mais il ne faut pas juger le peuple hébreu à son premier age avec les idées du nôtre; telle pratique dont il nous est impossible de saisir le but, avait sa raison dans des circonstances de mœurs, de temps ou de climats qui ne nous sont pas connues. Un des livres savants, le Lévitique, contient le plus grand nombre de préceptes hygiéniques que Moïse imposa aux Hébreux. Il dit quelles cérémonies doivent accompagner l'holocauste soit des bœufs, soit des brebis, de chèvres ou de colombes. Dieu désigne les animaux purs dont il permet à son peuple de faire usage; il nomme les animaux impurs, et défend, non-seulement de manger leur chair, mais encore de toucher leurs corps privés de vie; de ce nombre sont le chameau, le lapin, le lièvre, le porc. Le législateur proscrit tout ce qui remue et vit dans les eaux sans avoir de nageoires ou d'écailles. Il défend de recueillir des fruits de jeunes arbres, et interdit au peuple l'usage du sang des animaux et de la chair des bêtes mortes d'elles-mêmes ou tuées par d'autres bêtes. Le Lévitique prescrit ce que doit faire le cohen ou prêtre pour reconnaître la lèpre des hommes, des vêtements et des maisons; il entre sur ce point dans de grands détails, et prescrit les cérémonies de purifications qui conviennent à ces formes différentes de la maladie. On y trouve de très sages préceptes sur les femmes récemment accouchées; elles demeureront trente jours pour être purifiées. Ce livre impose de grandes précautions aux hommes qui sont malades d'écoulements gonorrhéiques ; il déclare im

purs le lit sur lequel ils dorment et le siége sur lequel ils se sont assis. Beaucoup de ces préceptes sont empreints d'un caractère profondément religieux, et attestent dans Moïse un grand esprit de prévision. Vous ne boirez, dit le législateur aux prêtres, ni vin ni rien de ce qui peut enivrer quand vous entrerez dans le tabernacle du témoignage, afin que vous ayez la science de discerner ce qui est saint ou profane, ce qui est pur ou impur. S'il proscrit la chair de certains animaux, ce n'est pas sans doute qu'il la considère comme insalubre; dans son excellent traité d'hygiène, M. Lévy (1) donne avec beaucoup de vraisemblance une autre explication: ces restrictions avaient, selon lui, pour objet principal de tempérer, par un juste mélange des substances organiques des deux règnes, le régime des familles, de pourvoir dans une mesure constante à la vigueur des générations, et de faciliter en même temps l'œuvre d'une civilisation progressive dans le silence des appétits grossiers et des passions farouches que fomente l'usage prédominant des viandes. Il y avait sans doute alors quelque pensée analogue dans cette pratique de la circoncision dont nous ne pouvons nous rendre compte. Moïse s'adressait à un peuple nomade; ses mesures de police sanitaire s'appliquent à une nation qui vit dans un camp. Attentif à la préserver de l'invasion des maladies contagieuses, il prescrit, comme moyen préservatif principal, la séquestration du malade et son éloignement du camp, et comme moyens accessoires, la purification des maisons, des ablutions fréquentes et le soin de brûler les vêtements impurs. Les Hébreux ne déposaient point les matières fécales sur le sol, ils les enfouissaient dans la terre. Ils connaissaient l'art des embaumements, qui ne pouvait être, cependant, une pratique populaire. La législation sanitaire des Israélites était appropriée aux habitudes morales et religieuses de ce peuple, ainsi qu'à la nature du climat sous lequel il vivait.

Les Grecs, au temps de leur plus grande civilisation, ne paraissent pas être allés très loin dans la pratique des règles de la salubrité; ils entendaient très bien certaines parties, mieux que nous peut-être, mais ils connaissaient assez peu ce qui rend l'ensemble de la vie si doux chez les peuples modernes.

(1) Traité d'hygiène publique et privée, Paris, 1844-1845, 2 vol. in-8°.

« PreviousContinue »