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l'élocution dérogent à la sévérité de la tribune. Cicéron luimême n'employa point contre Antoine ces formes piquantes, ce facile badinage dont il revêtit la défense de Muréna. Les prières, les larmes siéraient mal aussi à l'homme d'état ; tout en lui respire la force et la grandeur. S'il cède à des émotions, ce n'est qu'à des émotions fières et généreuses. Souvent son langage s'enflamme d'une noble chaleur pour détester la tyrannie, pour maudire les traîtres, pour défendre les sacrés intérêts de la patrie et de l'humanité. L'honneur national, la liberté, la gloire, l'indignation passionnent souvent sa voix; jamais les molles affections, jamais les faiblesses du cœur. Que d'autres supplient la puissance illégitime; ses fiers accens la font pâlir. Sous le glaive de Philippe victorieux, Démosthènes tonnait encore contre les complices de sa victoire, et faisait bouillonner d'une noble colère le sang des fils de Miltiade et de Périclès.

Mais si la tribune s'ouvre quelquefois à l'éloquence des passions, il est aussi des temps où la tribune et le barreau lui-même puisent dans le silence des passions une autre sorte d'éloquence. A certaines époques de l'histoire, la proscription s'attache aux causes les plus saintes, aux vertus les plus pures. On voit alors l'évidence sans force et les consciences sans voix. Les combats de la parole ne sont plus qu'un vain simulacre par lequel la tyrannie achève d'insulter aux inștitutions de la liberté, et la sinistre inscription du Dante semble gravée devant l'asile de la justice ou devant le sanctuaire des lois. Que serviraient alors les foudres de l'éloquence? Que produiraient les inspirations du cœur et les élans du génie ? Par quels accens réveiller des âmes sourdes à la raison, à l'équité, à l'honneur? Qu'eût fait le sauveur de Roscius devant le sénat de Tibère? Toi, que le devoir appelle à ces pénibles épreuves, garde-toi d'oublier quelle attitude convient à l'homme qui défend sans espoir l'innocence ou la vérité. Ne donne point cette joie à l'injustice d'arracher à ta bouche le désaveu des principes que ton cœur avoue. Ne songe plus à fléchir la fatalité d'une volonté inflexible, songe à sauver la dignité du talent et celle de la cause. Que l'élo

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quence lutte encore, non pour triompher, mais pour forcer l'iniquité à rougir de son triomphe. Ce n'est plus un débat, c'est une protestation contre la violence, un appel à la postérité, qu'elle en prenne l'accent grave et solennel. Ici le but n'est point de réussir, mais de faire son devoir : il ne s'agit plus du succès; il s'agit de l'honneur. Lorsque les héros de Sparte marchèrent aux Thermopyles, ils ne combattirent point pour la victoire : ils combattirent pour rendre témoignage aux lois de leur patrie, et pour laisser un grand exemple au monde.

Le barreau n'a pas toujours besoin de circonstances extrêmes pour déployer cette éloquence austère qui remplace par la noblesse et par la gravité de l'énergie des mouvemens oratoires. Nous la retrouvons dans les organes du ministère public. Là, ce n'est plus l'homme qui parle, c'est la loi, je la reconnais à la tranquille dignité de son langage. Simple comme la vérité, sage comme la raison, l'orateur défend aux passions de profaner la sainteté de ses paroles. Sa voix se refuse aux accens du sarcasme et de la colère. Il ne veut pas toucher, mais convaincre; il ne subjugue pas, il éclaire. La réserve, la mesure, qui affaiblissent une éloquence ordinaire, prêtent à la sienne une nouvelle autorité. Destinée à préparer les arrêts de la justice, elle s'associe à son caractère; plus animée, elle serait moins puissante; elle me montrerait l'homme où je ne veux voir que le magistrat. Si parfois quelque chaleur se mêle à ses augustes clartés, c'est lorsque s'élevant audessus de l'arène où des intérêts privés s'agitent, placée en face des vérités éternelles qu'elle est appelée à protéger, elle se pénètre de leur sublimité, elle s'enflamme à leur foyer sacré. Eloquence singulière, mais admirable, qui s'interdit les sources où les autres vont puiser leur beauté les plus frappantes, et qui, semblable à la vertu, dont elle emprunte la puissance, s'enrichit de ses privations, et s'agrandit par ses sacrifices!

C'est par des procédés divers que l'éloquence enfante ses chefs-d'œuvre. Tantôt la méditation solitaire amasse lentement dans le silence des nuits les trésors de la pensée, les

dispose avec art, resserre le tissu du discours, en polit les détails, et confie au papier ou livre à la mémoire le fruit de ses veilles savantes; tantôt au sein d'un auditoire nombreux, provoquée par un solennel appareil, par la chaleur des débats, par la vicacité de l'action oratoire, l'improvisation fait jaillir en brillans éclairs ses merveilles fugitives. Le discours préparé, moins entraînant, mais plus grave, plus méthodique, plus approfondi, ne messied pas à la tribune. Il y a même quelque bienséance à dérober de si hauts intérêts aux caprices de l'inspiration. Les précautions de l'orateur attestent sa circonspection et sa modestie. Elles marquent un plus grand respect pour l'auditoire et pour la cause. Au barreau, des intérêts d'un ordre moins élevé veulent plus d'abandon et moins d'apprêt; l'éloquence y répand plus de mouvemens passionnés que d'aperçus philosophiques, et la passion se sent et ne se médite pas. Cependant, depuis que l'imprimerie, créant de nouveaux rapports entre les hommes, a reculé les bornes de la scène oratoire, le talent d'écrire a dû occuper une place distinguée dans l'éloquence judiciaire. L'écrivain du barreau exerce un empire moins a solu, sans doute, mais plus étendu que l'empire de l'orateur. Il parle à l'auditoire absent, il fait retentir la défense hors de l'enceinte des tribunaux. La parole écrite peut aussi convenir aux magistrats. Moins pressé par le temps, moins asservi au mouvement du débat, supérieur aux affections, conservateur des principes, il ne cherche point les effets de l'art oratoire, ou plutôt il cherche ses effets dans un autre ordre de moyens. Avouons-le pourtant, au barreau comme à la tribune, c'est dans le talent de l'improvisation que réside principalement l'éloquence; seul il fournit des ressources toujours sûres, des armes toujours prêtes; seul il poursuit l'erreur de détour en détour, de sophisme en sophisme, et fait tomber, sous les coups redoublés d'une argumentation pressante, les masques différens qu'elle essaie tour à tour; seul, il s'empare des circonstances, des hasards favorables; seul, il met à profit ces illuminations soudaines, ces révélations du génie que provoque la contradiction d'un adversaire, le concours de nombreux auditeurs,

la pompe du drame oratoire; seul, enfin, il se prête à ces rapides communications de la sensibilité ou de l'enthousiasme, qui renvoient à l'orateur les impressions qu'il vient de produire, et qui, dans les émotions que ces premières inspirations ont excitées, lui font puiser des inspirations nouvelles.....

DANS L'EXERCICE

DE LA PROFESSION D'AVOCAT.

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L'AMOUR DE SON ÉTAT.

MERCURIALE PRONONCÉE PAR M. D'AGUESSEAU, en 1703.

Le plus précieux et le plus rare de tous les biens est l'amour de son état. Il n'y a rien que l'homme connaisse moins que le bonheur de sa condition. Heureux s'il croit l'être, et malheureux souvent parce qu'il veut être trop heureux, il n'envisage jamais son état dans son véritable point de vue.

Le désir lui présente de loin l'image trompeuse d'une parfaite félicité; l'espérance séduite par ce portrait ingénieux embrasse avidement un fantôme qui lui plaît. Par une espèce de passion anticipée, l'âme jouit du bien qu'elle n'a pas; mais elle le perdra aussitôt qu'elle aura commencé de le posséder véritablement, et le dégoût abattra l'idole que le désir avait élevé.

L'homme est toujours également malheureux, et par ce qu'il désire et par ce qu'il possède. Jaloux de la fortune des autres dans le temps qu'il est l'objet de leur jalousie; toujours envić et toujours envieux, s'il fait des vœux pour changer d'état, le ciel irrité ne les exauce souvent que pour le punir. Transporté loin de lui par ses désirs, et vieux dans sa jeunesse, il méprise le présent, et courant après l'avenir, il veut toujours vivre et ne vit jamais.

Tel est le caractère dominant des mœurs de notre siècle : une inquiétnde généralement répandue dans toutes les professions; une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable du travail, portant partout le poids d'une

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