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l'avenir. Mais cette prédilection ne me rend point injuste envers les modernes, Sans doute ils ont moins de science que leurs devanciers: cela tient aux mœurs actuelles; on travaille plus légèrement, le monde nous emporte, on tient moins à la maison. Notre délicatesse s'effraie au récit de ces audiences de sept heures où, dans l'hiver, on voyait les vieux magistrats arriver au palais, comme autant de Diogènes, une lanterne à la main. On ne peut plus dire des avocats d'aujourd'hui ce qu'on disait des jurisconsultes de l'ancienne Rome, ce qu'on a pu dire des Dumoulin, des Pithou, des Loisel et des Pothier:

Romæ dulce diù fuit et solemne, aperta

Manè domo vigilare, clienti promere jura.

Mais si les modernes sont moins casaniers et moins érudits que nos pères, il leur est permis d'avoir plus de philosophie. La forme actuelle de notre gouvernement leur permet de rehausser la science par un exposé plus ferme de principes aujourd'hui mieux connus, quoique sur certains points plus faiblement garantis qu'autrefois. Leur mission est d'en préparer le développement et la consolidation.

En résultat, qu'a donc d'effrayant ce mot de contemporains, et quelle est la puissance de cet argument : « Mais l'homme que vous me citez vit encore? » La question n'est pas de savoir si les auteurs sont vivans ou morts, mais s'ils ont tort ou raison; il faut les juger, non par le calendrier et sur leur extrait mortuaire, mais par les règles de la logique et par la force ou la faiblesse de leurs démonstrations. N'est-il pas absurde, en effet, de rejeter un livre, non parce qu'il est mauvais, mais uniquement parce qu'il est récent, non quia crassè compositum, sed quia nuper? N'est-ce pas ainsi qu'on produit tous les jours devant les tribunaux des consultations qui n'empruntent de crédit que de la justesse des raisonnemens qui y sont présentés, non ratione imperii, sed rationis imperio? N'est-ce donc pas une assez rude épreuve pour un auteur que de subir à l'audience et dans la polémique des

factums et des consultations, une contradiction excitée et soutenue par tout ce que l'intérêt personnel menacé de perdre son procès, a de puissant, d'actif, d'ingénieux, de perfide même, en présence d'un juge qui écoute et prête une honnête attention au débat.

Du reste, mon cher confrère, en citant les modernes, ne négligeons jamais de remonter aux sources. Relisons nos anciens; interrogeons toutes les origines, c'est le plus sûr moyen de démasquer les plus récentes usurpations, et de découvrir le fondement de tous les droits. Rappelons-nous le mot de madame de Staël, et, debout sur le tombeau du despotisme, montrons chez nos aïeux le berceau de la liberté. A travers beaucoup d'abus, l'antiquité nous offre de nobles exemples et d'heureuses compensations. Lisez la vie de l'Hôpital; lisez aussi celle des Duprat, des Poyet... et comparez les simarres! Même dans les matières qu'on peut appeler libérales, et où nous croyons avoir de beaucoup dépassé nos ancêtres, nous verrons que l'instinct de la franchise et de la liberté ne les a jamais abandonnés, et que les citoyens n'ont pas toujours été dépourvus de garanties, ni les ministres exempts d'une certaine responsabilité. Le jury existait chez les Francs; les libertés de notre Église gallicane et la pragmatique ont pré cédé le concordat; Louis XII, Henri II, protégeaient déjà l'imprimerie; Jousse imprimait librement, même du temps de Maupeou, ce qu'on a voulu incriminer dans Isambert. Les ordonnances et les édits n'étaient obligatoires qu'autant et seulement après qu'ils avaient été vérifiés, enregistrés et publiés. La police était contenue et régularisée par la justice; chacun avait le sentiment de son droit; le plus petit privilége enfreint, le moindre titre mal à propos contesté eussent à l'instant même excité les plus vives réclamations de la part des parties intéressées; au milieu des malheurs publics, on entendait des voix courageuses alléguer le droit, réclamer l'exécution des lois, et dire au roi comme à Dieu lui-même : Seigneur, délivrez-nous du mal.....

Mais je ne veux pas, mon cher confrère, m'étendre davantage sur un historique que vous savez aussi bien que moi.

Adieu, conservez-moi votre bonne amitié, vous savez combien j'y attache de prix; toutefois pour me citer, attendez que je

soit mort.

SECTION XIX.

DE L'ÉLOQUENCE DU BARREAU COMPARÉE A CELLE DE LA TRIBUNE (1).

(Fragment de M. BERVILLE.)

Les lois sont la règle de l'intérêt privé; l'intérêt public est la règle des lois. Selon ses rapports divers, l'élaquence exerce une fonction différente. Là, elle comparaît au tribunal de la législation : ici, elle cite à son tribunal la législation elle-même. Placé au sommet de l'édifice social, l'orateur de la tribune doit en saisir, en comparer toutes les parties par la puissance de sa méditation. C'est lui qui reconnaît l'état, les progrès, les besoins de la société, en manie les ressorts, en concilie les intérêts; c'est lui qui veille sur les destins de l'humanité. Il stipule les droits des nations, il consacre les principes éternels de la justice; attentif à la marche de l'esprit humain, il provoque les changemens utiles. et repousse les innovations imprudentes, il interroge les théories sociales; il les rapproche des temps, des circonstances de la civilisation, il sait vaincre les résistances d'une routine opiniâtre, sans s'abandonner aux témérités d'une perfectibilité trop exigeante; il arrête et les débordemens de la licence et les entreprises du pouvoir, il est le tuteur des peuples. Le caractère éminent de son éloquence sera donc la

(1) Tel était le sujet du prix d'éloquence proposé par l'Académie française en 1820. M. Berville était l'un des concurrens. Son discours fut distingué; mais le prix fut décerné à M. Delamalle, dont le discours a été réimprimé en entier à la suite de ses Institutions cratoires, édition de 1822.

une

pensée. De vastes aperçus, des connaissances variées, haute philosophie, orneront ses discours; sa composition sera large et forte, sa parole sententieuse et profonde.

Renfermé dans une sphère moins élevée, l'orateur du barreau n'a pas besoin de ce vaste coup d'oeil de l'homme d'état. Son horizon est plus borné, ses paroles n'ont pas la même portée, sa route est tracée d'avance par le législateur, il est enfin le sujet, non le juge de la loi. Sans doute, la philosophie de la législation ne lui restera pas étrangère ; elle agrandira son éloquence; mais elle n'en constituera point la base; elle n'en sera point l'attribut dominant. Sa voix aura donc moins d'autorité; mais peut-être en retour aura-t-elle plus de séductions. Vous verrez dans ses conceptions moins de grandeur, vous sentirez plus de chaleur dans ses inspirations. Au barreau, l'action oratoire emprunte quelque chose de l'intérêt dramatique. Là, tout parle aux sens, tout frappe l'imagination et saisit le cœur. C'est un opprimé qui demande vengeance; c'est un malheureux dont la tête est menacée. Des parens en larmes, des amis en deuil, une mère une épouse, une fille désolée forment un cortége à l'orateur et servent d'aiguillon à son génie. L'accusation, la défense se succèdent et s'emparent tour à tour des esprits. L'auditeur, suspendu entre elles, trahit par ses mouvemens, par ses murmures, par ses acclamations, les impressions qu'il reçoit ; l'œil du magistrat s'adoucit ou devient plus sévère, et l'arrêt de vie ou de mort se prépare sous le choc de deux éloquences rivales. Défenseur d'une cause privée, l'orateur a rassembié sur ce point unique toutes les forces de son âme et de sa pensée. Il a senti les angoisses de son client, s'est animé de ses passions, s'est rempli de ses douleurs. De là, ces mouvemens rapides; de là, ces explosions soudaines; de là ces retours variés d'une sensibilité ingénieuse à se replier sous mille formes, cette surabondance harmonieuse qui caresse l'oreille pour gagner la volonté, ces développemens de la passion qui laissent aux émotions le temps de pénétrer dans le cœur............. Il n'est pas permis à l'orateur de la patrie d'écouter les affections privées, de s'informer des considérations personnelles.

Il est sans mission pour en connaître, il n'y a point pour lui d'individu, il n'y a qu'un peuple; il ne voit point les hommes, il voit les principes. Mais ces mêmes considérations, ces mêmes affections, qui profaneraient la tribune, vont bien à l'éloquence particulière. Elles prêtent à la défense un secours légitime; elles appellent les vertus et les services en témoignage du bon droit de l'innocence. Scipion, accusé devant le peuple qu'il conduisit à la victoire, dédaigne de se défendre. Il rappelle ses triomphes, et Rome tombe aux pieds dụ vainqueur d'Annibal.

Toutefois ces brillans auxiliaires de la vérité ne sont pas toute l'éloquence. Au barreau comme à la tribune, l'éloquence veut s'appuyer d'abord sur la raison. Il faut convaincre avant d'émouvoir; mais, sur ces deux théâtres, la raison n'affecte pas des formes pareilles. Dans les discussions politiques, l'argumentation oratoire procède avec plus de hardiesse et de rapidité, néglige les formes symétriques du syllogisme, vole de sommités en sommités, et se saisit des résultats sans s'arrêter sur les détails. Au barreau, des questions moins vastes appellent une démonstration plus rigoureuse, le raisonnement approche plus de l'évidence matérielle, sa marche est plus didactique, sa lumière part de moins haut; elle frappe davantage. L'orateur politique dit peu; il fait penser: l'orateur du barreau dit tout; il fait voir.

Les délicatesses de l'esprit et du sentiment, les traits fins, l'ironie légère, les expressions touchantes, qui se mêlent avec convenance et souvent avec bonheur à l'éloquence des causes privées, conviennent moins à l'éloquence du législateur. Ces grâces molles et fugitives contrasteraient avec la dignité de son caractère. C'est sous des formes plus mâles, plus austères, plus religieuses que cette auguste éloquence veut nous apparaître. Si l'imagination, si la sensibilité dominent chez l'orateur du barreau, la gravité, la majesté distinguent surtout l'orateur de la tribune. Chargé des destinées de tout un peuple, il assortit à la hauteur de sa mission la solennité de ses paroles. Les tours trop ingénieux, la raillerie, les ruses de

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