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leur malheureuse et au patriotisme déçu dans ses plus légitimes espérances? - Mais cette étude aussi doit recevoir une direction particulière appliquée à notre profession. Sans négliger la connaissance des faits, l'avocat doit principalement s'attacher à l'historique des institutions: il faut savoir en rechercher l'origine, découvrir les élémens de leur formation, les suivre dans leur perfectionnement et les observer jusque dans leur déclin. C'est au jurisconsulte qu'il convient, suivant le conseil de Montesquieu, « d'éclairer les lois par » l'histoire, et l'histoire par les lois.» Ayez donc toujours deux livres ouverts sous vos yeux, et conférez-les soigneuse ment : le livre des faits dans lequel vous chercherez à démêler le vrai d'avec ce que les apparences ont souvent de trompeur; et le livre des lois que vous n'isolerez jamais des circonstances contemporaines qui ont influé sur les actes de la législation.

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Approfondissez l'histoire de votre pays, de cette France si belle et presque toujours malheureuse, pour avoir été livrée aux factions et mal gouvernée. Lisez tant que vous le pourrez les relations et les actes des états généraux et les ordonnances rendues à leur sollicitation. Feuilletez les registres du Parlement (1): là, vous trouverez, en parcourant les harangues de nos grands magistrats, des discours inspirés par le patriotisme le plus pur et le plus éclairé; des morceaux dignes de l'antiquité, dans ce qu'elle eut de plus vertueux et de plus grand ; et vous resterez convaincus de la vérité de ce qu'a dit un illustre écrivain : « Qu'eu France, c'est la liberté qui est >> ancienne et le despotisme qui est moderne. » C'est là que vous verrez, dans ce qui retrace le mieux leur image, puisqu'on y trouve l'empreinte de leur génie, les harangues de

(1) Outre les minutes originales, qui reposent aux Archives judiciaires et les recueils partiels qu'on a publiés, il en existe plusieurs copies fort belles dans les bibliothèques particulières, où il est toujours ressible de les consulter. (Celles de M. Delessert, de M. Boissyd'Anglas, de monseigneur le duc d'Orléans, confiée à la garde de M. Casimir Delavigne.) M. Delessert m'a promis de donner son exemplaire à notre bibliothèque.

L'Hôpital, de Serviu, d'Omer Talon; là, vous rencontrerez les noms glorieux des Lavaquerie et des Molé; des de Harlay et de Malesherbes.....; Malesherbes, organe imposant des sages et véridiques remontrances de la magistrature, quand son prince était sur le trône; et le consolateur assidu de ce roi malheureux (1) dans une prison où le secours du barreau n'a point manqué à la plus illustre des infortunes.....

Relisez aussi, croyez-moi, nos vieux jurisconsultes : ils sont trop négligés. Gardons-nous de les oublier, et de les laisser tomber en désuétude. Au mérite d'un style qui, dans sa franchise, a souvent toute l'énergie et la précision des langues anciennes ; à la naïveté qui n'exclut pas la finesse, et qui place plusieurs d'entre eux, tels que Loysel et Pasquier, sur la ligne de Montaigne et d'Amyot, ils joignent la solidité des principes, la rectitude des raisonnemens, une érudition, j'en conviens, excessive alors, comme elle est trop faible à présent; mais, en tout, une connaissance approfondie des sujets qu'ils traitent, et une source féconde pour quiconque y saura puiser avec discernement. Dans cette partie de vos études, ne craignez pas de vous égarer en rebroussant chemin. Pour arriver aux mines d'or, il faut percer les entrailles de la terre. De même, traversez, s'il le faut, plusieurs siècles, et pénétrez jusqu'aux temps où écrivaient Bodin, Coquille, Loyseau et Dumoulin.

Bodin, il est vrai, malhabile à la plaidoirie et même à la consultation, mais savant publiciste, député indépendant aux états de Blois, et qui sut sacrifier à son devoir la faveur dont il jouissait à la cour de Henri II. Ce jurisconsulte connaissait à fond l'ancienne constitution de la monarchie

(2) On lit sur le monument élevé à Malesherbes dans la grande salle du Palais de Justice, cette inscription, qu'on prétend avoir été composée par Louis XVIII :

STRENUÈ SEMPER FIDELIS,

REGI SUO

IN SOLIO VERITATEM

PRESIDIUM IN CARCERE,

ATTULIT.

française, et il a consigné, dans les six livres de sa République, des faits, des maximes et des recherches que l'on consultera toujours avec fruit.

Guy Coquille de Nivernais, son collègue aux mêmes états, animé du même amour de la patrie, jurisconsulte exact et profond, que d'Aguesseau n'appelle jamais que le judicieux Coquille; auteur également remarquable, soit qu'il explique les origines de notre droit dans ses Institutes coutumières, soit qu'il éclaircisse plusieurs points importans de notre histoire politique et de notre droit public, soit qu'il expose dans un traité ex professo les Libertés de l'église gallicane défendues par lui au milieu des fureurs de la Ligue (1), soit qu'il annote et commente les édits et ordonnances rendus à la demande des états généraux auxquels il avait assisté (2).

Loyseau, si profond, si net en traitant les matières les plus abstraites du droit; historien et publiciste autant que jurisconsulte, dans son Traité des Offices et des Seigneu

(1) Ce traité lui avait été dérobé de son vivant, et on ne le retrouva que vers le milieu du dix-septième siècle.» (Biog. univ.) (2) Comme rapporteur des Cahiers du tiers-état aux seconds états de Blois, Coquille avait rassemblé des matériaux précieux que Guillaume Joly, éditeur de ses œuvres, a malheureusement retranchés de son édition : « Estant, dit cet éditeur, dans sa préface, des matières d'estat qui sont au-dessus de la portée de notre jugement, nous › avons pensé qu'il valait mieux supercéder..... » Il en est résulté que ces manuscrits se sont perdus. Cette perte est d'autant plus à regretter que, dans l'avertissement placé en tête de ses œuvres posthumes, imprimées in-4o, en 1650, on lit que probablement Coquille • n'avait pas omis d'observer plusieurs choses secrètes et dignes d'être sçùes, et particulièrement les artifices que l'on apporta auxdits Es▸ tats, afin d'éluder l'effet pour lequel ils avaient été assemblés. » — Et en effet, Coquille a laissé percer dans une de ses épigrammes latines, le chagrin que lui causait la corruption à prix d'argent et de places, exercée au sein même des états, où plusieurs avaient fait leurs affaires au lieu de faire celles de la France.

Maxima pars terno quæ regnat in Ordine, nummos

Largita, ad summos pertigit usquè gradus.
Omnibus his Populi commissa est causâ; veremur
Ne pro re populi, rem sibi quisque gerat.

ries; écrivain libéral et d'un style si piquant dans l'opuscule où il attaque, par le ridicule, le criant abus des justices de village, et des juges guétrés des seigneurs, avec une verve et une liberté d'expressions qu'on n'eût pas tolérées du temps de nos tribunaux de district.

Ayrault, lieutenant criminel au présidial d'Angers, contemporain des immolations de la Saint-Barthélemy, écrivait fous Charles IX, mais avec indépendance, avec amour de l'humanité, respect pour le malheur et pour la défense des accusés. « Dénier cette défense, dit-il, serait un crime. La donner, mais non pas libre, c'est tyrannie. » Qu'a-t-on dit de mieux depuis cinquante ans?

Enfin, étudiez Dumoulin, le plus grand de tous les jurisconsultes français, non-seulement par sa profonde dialectique et son immense érudition, mais aussi par l'élévation et la force de son caractère; ayant pris pour devise veritas vincit, luttant corps à corps avec une constance inébranlable en faveur de l'ordre civil et politique contre les entreprises des ultramontains; défendant le roi et le royaume contre l'invasion du concile de Trente; résistant, comme à un impôt illégal, aux tarifs et aux exactions de la cour de Rome; bien supérieur en cela au timide Cujas, qui, pour éluder de répondre sur ces matières épineuses, disait prudemment à ceux qui le consultaient à ce sujet : Nil hoc ad Edictum prætoris, cela ne tient pas à l'édit du préteur. Dumoulin, il est vrai, fut quelque temps calomnié et persécuté ; (calomnie et persécution sont les compagnes inséparables du génie!) mais sa gloire, achetée même à ce prix, n'en est demeurée que plus éclatante aux yeux de la postérité; et, même de son vivant, il mérita cet éloge que fit de lui le connétable de Montmorenci, en le présentant au roi Henri II : « Sire, ce que votre

majesté n'a pu faire et exécuter avec trente mille hommes, » de forcer le pape Jules à lui demander la paix, ce petit » homme (car Dumoulin était de petite stature), l'a achevé » avec son petit livret. » C'est son commentaire sur l'Edit des petites dates, qui avait porté la conviction dans tous les esprits contre les abus et les malversations qui se pratiquaient

alors dans la chancellerie romaine. Doit-on s'étonner après cela que les livres de ce jurisconsulte aient été mis à l'index? Le souvenir de ce trait historique me fait insister auprès de vous sur la nécessité de reprendre une étude jadis fort cultivée, et qui, depuis, a malheureusement cessé de faire partie de l'enseignement universitaire je veux parler du droit canonique. Sans doute il ne s'agit plus des matières bénéficiales, dont la connaissance serait aujourd'hui sans utilité. Mais ce qu'aucun avocat ne doit ignorer, ce qu'il ne lui suffirait pas de savoir imparfaitement, ce sont les principes sur la nature, le gouvernement, la hiérarchie de l'Eglise et sa discipline; l'histoire des usurpations toujours croissantes de la cour de Rome, et l'histoire corrélative des obstacles et des barrières que nos pères y ont apportés. Il faut qu'il connaisse ce que la loi civile ne saurait entreprendre sans porter atteinte à la liberté religieuse; et réciproquement qu'il sache bien ce qu'un roi, eût-il la piété de saint Louis, s'il a en même temps sa sagesse et sa fermeté, ne saurait négliger ni souffrir sans manquer à sa propre dignité, à l'indépendance de sa couronne, et à la protection qu'il doit à ses sujets. Ces principes importans, souvent controversés, rarement bien connus, doivent être étudiés, médités à l'égal de nos autres lois politiques sur lesquelles ils exercent tant d'influence. Une connaissance exacte du droit sera toujours le meilleur moyen de confondre l'usurpation, et de lui résister avec succès.

Je sais qu'une philosophie, qui en cela se montre avec trop de présomption, et dont, toutefois, je ne prétends point médire, croit suffire seule à repousser les attaques de l'ordre ccclésiastique contre l'ordre civil, et à maintenir la paix des religions dans l'état; mais en cela évidemment elle s'abuse. Les argumens purement philosophiques, irrésistibles aux yeux des philosophes, n'ont pas la même puissance sur les hommes qui, par conviction, par habitude, ou même pect humain, tiennent davantage aux croyances et aux pratiques de leur culte. L'ignorance ou la mauvaise foi accusent bientôt la philosophie d'athéisme, et ses scules doctrines ne font point autorité. En effet, je n'appelle autorité que ce qui

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