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leur répondit froidement et à demi-voix : « Puisque vous voulez le condamner, il faut bien l'entendre jusqu'au bout. »

Hermolaüs, accusé d'avoir conspiré contre Alexandre, au lieu de se laver de cette accusation, donna une autre tournure à sa défense. Il poussa l'audace jusqu'à soutenir qu'il avait bien fait d'essayer à se venger, parce qu'Alexandre l'avait fait fouetter comme un esclave (1), et qu'il était permis de tuer un tyran. A ces mots, tous les assistans, et surtout Sopolis, père de l'accusé, voulurent l'empêcher de continuer; mais Alexandre ne le voulut pas. « Qu'on lui laisse tout dire, s'écria-t-il, parce que c'est l'ordinaire que tous les accusés se persuadent qu'on procède contre eux avec plus de modération et de clémence, quand on les entend jusqu'au bout. S'ils disent bien, cela leur sert; sinon, ils comblent la mesure de leur crime, et rendent leur punition plus cer taine (2). »

Cicéron fut exposé à de tristes représailles, parce que, dans une occasion mémorable, il s'était lui-même écarté des formes de procéder et lorsque le tribun Métellus, ennemi de ce grand orateur, s'opposa à ce qu'il haranguât le peuple, il n'en donna pas d'autre raison, si ce n'est qu'on ne devait pas accorder la permission de faire sa propre apologie à un homme qui avait sévi contre d'autres, sans les admettre à plaider librement leur cause : qui in alios animadvertisset indictá causá, dicendi potestatem fieri non opportere. C'était sans doute se venger d'une injustice par une autre injustice ; mais cela prouve le danger qu'on court pour soi-même, en violant dans la cause d'autrui des droits qu'on aura peutêtre un jour besoin d'invoquer dans son intérêt propre.

Ce droit sacré d'une libre défense était tellement enraciné dans l'esprit des Romains, que Tibère ne crut pas toujours pouvoir en priver les accusés. Pison (dit Tacite, Annal. nr.)

(1) Pour avoir tué un sanglier sur lequel Alexandre le Grand voulait tirer !

(2) Quinte-Curce, liv. vIII, nos. 24 et suivans. Adde Ayrault, liv. 1, no. 14.

était accusé d'avoir empoisonné Germanicus; Tibère, après avoir écouté les charges des accusateurs et les prières de l'accusé, renvoya l'affaire au sénat. Cinq orateurs, choisis par Pison, refusèrent de se charger de sa défense, qui fut acceptée par trois autres. Tibère parut au sénat. Si Pison, dit-il, a aigri et bravé la jeunesse de mon fils, s'il lui a manqué d'égards, s'il a vu sa mort et ma douleur avec joie, je le haïrai, je l'éloignerai de mon cœur, je vengerai ainsi Tibère, et non l'empereur. Mais, si Pison est convaincu d'un crime dont les lois vengent même le dernier des hommes, c'est à vous, sénateurs, à consoler par une juste sévérité les enfans de Germanicus et son père. Je pleure, sans doute, et je pleurerai toujours mon fils; mais je n'empêche point de dire hardiment tout ce qui pourra servir à la défense de Pison, ou même d'accuser Germanicus! Que le triste intérêt que je prends à cette affaire ne vous fasse point regarder des imputations comme des preuves. Dans le danger où est Pison, que ses parens ou ses amis le soutiennent de leur zèle et de toute leur éloquence. Si quos propinquus sanguis, aut fides sua patronos dedit, quantùm quisque eloquentia et curâ valet,

JUVATE PERICLITANTEM.

L'indulgence pour les défenseurs est d'autant plus nécessaire dans nos tribunaux modernes, que souvent les accusés sont défendus d'office par de jeunes stagiaires, qui, s'ils ne sont pas encore recommandables par de grands talens, le sont au moins par le zèle et le désintéressement qu'ils apportent à une défense dont le soin leur est confié par la justice même. -Quelque respect que mérite le ministère public, qui a de bons appointemens pour accuser dans l'intérêt de la société, on ne doit pas avoir moins d'égards pour l'homme qui se voue gratuitement à la défense de ses concitoyens, et dont le ministère est aussi nécessaire à l'accomplissement de la justice, que l'accusation même; puisque, sans défense, il ne peut pas y avoir de condamnation légale,

Si le juge doit se montrer indulgent envers le défenseur, à plus forte raison envers l'accusé. Il doit lui pardonner quelchaleur dans sa propre cause, et lorsqu'il s'agit de sa

que

perte ou de son salut. J'ai entendu un accusé interrompu dans sa défense dire au président : « Monsieur, le soin de » défendre mon honneur l'emporte sur tout. En sortant » d'ici, vous rentrez bien tranquille chez vous; et moi je >> rentre en prison.......... (1). »

Les lois romaines, qui sont pleines d'excellentes maximes, recommandent au magistrat d'être impassible, et de s'interdire ces airs de tête, et ces crispations de physionomie qui décèlent les mouvemens de son âme, et mettent à découvert les passions dont elle est secrètement agitée (2).

Si, en matière civile, il est vrai que sage est le juge qui écoute, et tard juge; car de fol juge briève sentence ; et qui veut bien juger écoute partie (3) cela est bien plus rigoureusement exigé en matière criminelle.

Qu'on ne m'objecte pas la perte de temps. L'audience peut se prolonger d'un quart d'heure sans qu'il en coûte aucun regret à la justice. Il est toujours temps de condamner (4). Il était à propos d'employer la clepsydre (5) dans les assemblées politiques; mais on ne peut limiter ainsi la défense des accusés. Toutes les fois que je monte sur le tribunal, di

(1) Journal des Débats, du 16 mars 1821.

(2) Id enim non est constantis et recti judicis, cujus animi motum vultus detegit. Loi 10, ff. de officio præsidis.

(3) Loisel, Institutes coutumières, liv. vi, tit. 3, no. 12. Le même auteur dit encore au numéro suivant :

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(4) Nulla unquàm de morte hominis cunctatio longa est.

JUVEN.

(5) On appelait ainsi, chez les anciens, une espèce d'horloge qui servait à mesurer le temps par le moyen de l'eau. L'orateur devait se taire quand l'eau était écoulée. Apud veteres, oratoribus præscribe

sait Pline le jeune (1), j'accorde tout le temps qu'on me demande; car je dois surtout à ma religion, comme juge, d'écouter avec cette patience qui est elle-même une grande partie de la justice (2).

La patience doit même entrer dans l'hygiène des présidens. Car, outre qu'il est toujours inconvenant, il n'est pas toujours sain de se mettre en colère, témoin le fait suivant :

Une dame Milfort, qui avait voulu opérer des miracles, fut arrêtée sur le réquisitoire de M. le procureur du roi et conduite dans les prisons de Sedan. Elle fut ensuite traduite devant le tribunal de Charleville comme prévenue d'escroquerie, et elle y comparut le 17 juillet 1822. Son avocat,

batur tempus dicendi, datis clepsydris; quibus exhaustis, ampliùs dicere vetabantur. Cic. III, de Orat. 76 Beaucoup d'avocats aimeraient mieux être assurés de n'être écoutés que pendant un temps donné (dans lequel alors ils s'arrangeraient pour resserrer tous les moyens), que de se voir exposés au hasard d'être interrompus au milieu de leur

discussion.

(1) Equidem quoties judico, quantùm plurimùm quis postulat aquæ, do ;..... præsertim cùm primùm religioni suæ judex patientiam debeat, quæ pars magna justitiæ est. Plin. vi, epist. 2.

(2) Rien n'est comparable aux facilités que les anciens donnaient aux accusés pour se défendre, et à la patience qu'on mettait à écouter leur justification. Il était permis à l'accusé de mêler son apologie à sa défense, et d'opposer le bien qu'il avait fait au mal qui lui était imputé. Poterat uti laudationibus et advocationibus. On était même dans l'usage d'entendre des personnes appelées laudatores, parce qu'elles étaient appelées pour rendre un bon témoignage de l'accusé. Ces louangeurs étaient ordinairement au nombre de dix, et quelquefois plus. Leurs dépositions précédaient ou suivaient la défense, ou se liaient avec elle, selon le plan que s'était fait l'avocat de l'accusé. (Pothier, ad Pandectas, titre de Accusationibus, no. 33.) - Nos témoins à décharge ont quelque rapport avec les laudatores. Il est vrai qu'on ne leur laisse pas le temps d'en débiter bien long; et dès qu'ils ont une fois déclaré avoir toujours connu l'accusé pour bon père, bon mari, bon citoyen, on leur dit bien vite, allez vous asseoir. Cicéron, dans son oraison pro Domo, no. 17, fait une assez longue énumération de toutes les facilités accordées par les lois romaines

aux accusés.

voulant tirer tout le parti possible de sa cause, appela la re ligion à son secours, et voulut lire quelques passages de l'Évangile. Rappelé à l'ordre sous prétexte qu'il sortait de sa cause, il s'emporta et irrita tellement le président, que celuici mourut subitement, au moment où il ordonnait qu'on fît sortir l'avocat de la salle. Le jugement ne fut pas prononcé, et le peuple, croyant voir dans cet événement une punition du ciel et le triomphe de madame Milfort, se mit à crier miracle (1)!

La raison doit s'emparer de ce fait pour dire au juge : Frappe, mais écoute.

S VI. Nouvelles observations qui achèvent de prouver combien la libre défense est nécessaire dans l'intérêt de la justice, et pour l'honneur même de l'accusation.

Ce que j'ai dit jusqu'ici du droit de défense naturelle est si fort dans le vœu de notre législation positive, que le Code d'instruction criminelle porte expressément (art. 335), que l'accusé ou son conseil auront toujours la parole les derniers.

Il est même d'usage qu'avant de clore les débats, et quelque longuement que l'avocat ait plaidé, le président dise encore à l'accusé : N'avez-vous plus rien à ajouter à votre défense? L'interpellation du juge anglais est encore plus touchante Ny a-t-il personne, dit-il, qui veuille encore prendre la défense de ce malheureux accusé?

Il est sans doute des cas où la culpabilité est si évidente, qu'il n'y a réellement aucun moyen de défendre avec succès (2).

(1) Journal de Paris, du 27 juillet 1822.

(2) Quædam ità manifesta afferuntur, ut responderi nil possit. Cicero, in Verrem.-Quoiqu'on puisse regarder les accusés à qui la justice est obligée de donner un défenseur d'office comme des malades aban donnés des médecins ; et que, le plus souvent, les défenseurs nommés d'office soient, par la nature même de la cause, réduits ad metam non loqui, cependant on a vu plusieurs de ces accusés sauvés par

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