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Les accusations de M. Gustave de Beaumont amenèrent à la tribune un des principaux, des plus glorieux acteurs de la lutte marocaine, M. le maréchal Bugeaud. Bien que l'illustre maréchal n'eût participé en rien aux négociations diplomatiques, il n'avait pas voulu que son silence fût mal interprété.

Le traité ne l'avait pas entièrement satisfait, lui non plus. Préoccupé avant tout des intérêts de l'Algérie, tandis que le gouvernement veillait aux intérêts généraux, il avait pu se trouver en dissidence avec le ministère : il avait pu croire à la possibilité de certaines garanties que le traité ne lui offrait pas. Mais, en y réfléchissant mieux, en étudiant mieux la question, il en était arrivé à douter si le gouvernement n'avait pas mieux fait de ne pas exiger davantage. Dans ce moment même, des séditions qui éclataient sur plusieurs points de l'empire du Maroc le confirmaient dans la pensée que l'empereur n'eût pas été parfaitement libre d'exécuter des conditions plus difficiles à remplir conditions relatives à Abd-el-Kader, bien entendu, car des conditions pécuniaires, le maréchal n'en avait jamais conseillé.

Pour obtenir plus, il eût fallu, continuait M. Bugeaud, faire rentrer sur le territoire marocain une armée dont l'absence se pouvait faire sentir sur plusieurs points de l'Algérie, et retenir la flotte pendant la plus mauvaise saison de l'année, sur une mauvaise côte. L'armée, déjà trop peu nombreuse pour l'immense quantité de points qu'elle a à protéger, n'eût pu suffire à continuer ces grands travaux publics qu'elle fait marcher de front avec la protection militaire.

On avait parlé d'aller jusqu'à Fez; mais il fallait lutter, à cette époque, contre un ennemi plus dangereux que l'armée marocaine, la chaleur; il faisait alors 45 degrés de chaleur à l'ombre et 61 au soleil. Tout ce qu'on avait pu faire, ç'avait été de ruiner une zone de quinze à vingt lieues de pays, «et, disait M. le maréchal, dussé-je affliger quelques personnes, je l'ai fait autant que je l'ai pu. Si je ne l'ai pas dit dans mes rapports, c'était pour ménager la sensibilité de certains hommes

que nous avons en France, qui sont plus soigneux des intérêts de l'humanité que de ceux de leur pays. La véritable philantropie consiste à ménager les hommes et les écus de son pays. >> Et à ce propos, l'illustre guerrier expliquait la différence qui existe entre le système de guerre contre les peuples civilisés et le système de razzias nécessairement appliqué aux tribus de l'Algérie. Là le seul intérêt qu'on puisse atteindre est l'intérêt agricole. De là la nécessité d'une armée nombreuse subdivisée à l'infini.

M. le maréchal, gouverneur de l'Algérie, ajouta à cette déclaration quelques mots sur le développement de la colonisation en Algérie et sur le système de la colonisation militaire. Ces intéressantes idées ne sauraient trouver place dans l'analyse de l'Adresse, sans y jeter quelque confusion.

M. Saint-Marc Girardin, dont l'opposition au ministère ne s'était révélée que depuis quelques jours, prit la parole contre le projet. Le promier reproche fait au Cabinet par le spirituel orateur, c'était le choix du négociateur. Le traité n'avait été fait ni là où il devait l'être, ni par ceux qui devaient le faire. Celui qui pouvait le mieux apprécier la situation, celui qui devait le mieux représenter les intérêts de l'Algérie, c'était le gouverneur général de l'Algérie. A Tanger on ne savait rien; on n'apprenait quelque chose que par les rapports de M. le maréchal Bugeaud. Or, ces rapports n'arrivaient à Tanger qu'après avoir passé par Paris. A Tanger, ville presque européenne, on était à la paix; on n'entendait parler que d'actes d'indiscipline, d'excursions momentanées, peu graves. La guerre, la véritable guerre, était sur la frontière marocaine. Le consul général français n'avait pas d'ailleurs, pour traiter de la paix,le même ascendant qu'aurait eu le général victorieux.

Quelles garanties donnait ce traité? M. le ministre de l'intérieur avait dit : Si on n'exécute pas ce traité, ce sera la guerre au printemps. La seule garantie qu'offrait le traité, c'était, en effet, d'avoir à recommencer bientôt.

M. Saint-Marc Girardin ne pouvait donc accepter une rédac

tion élogieuse pour un acte diplomatique de ce genre, et votait pour l'amendement.

Le scrutin par assis et levés sur l'amendement de M. Gustave de Beaumont donna pour résultat, après une épreuve douteusé le rejet de l'amendement. Le premier paragraphe de l'Adresse fut adopté par la Chambre, ainsi que le deuxième, M. de Beaumont ayant retiré la partie de son amendement qui se référait à ce paragraphe. (24 janvier.)

Le troisième paragraphe était ainsi rédigé :

Des incidents qui, au premier moment, semblaient de nature à troubler les bons rapports de la France et de l'Angleterre, avaient ému vivement les deux pays et appelé toute l'attention de votre gouvernement Nous sommes satisfaits d'app' endre qu'un sentiment 1 écipr, que de bon vouloir et d'équité a maintenu entre les deux États cet heureux accord, qui importe à la fois à leur prospérité et au repos du monde. »

M. Léon de Maleville présentait sur ce paragraphe l'amendement suivant qui, dans des termes encore plus nets, plus précis que ceux de l'amendement de M. de Carné, posait, pour la troisième fois, la question de cabinet:

« Nous sommes satisfaits d'apprendre que l'accord si nécessaire au repos du inonde a été maintenu entre les deux États; mais nous regretions qu'en concédant une réparation qui n'était pas due, il n'ait pas été tenu un compte suffisant des règles de justice et de réciprocité que la France respectera toujours. »

L'indemnité Pritchard, disait M. Léon de Maleville, avait été considérée, même par les partisans ordinaires du Cabinet, comme une blessure pour l'honneur national. Ce n'était pas à Pritchard lésé dans ses intérêts qu'on avait accordé l'indemnité, mais à l'émotion produite en Angleterre par les bombardements de Tanger et de Mogador. Il ne fallait pas que la France ratifiât une concession semblable; il fallait, une fois au moins, sauver la dignité du pays.

M. de Peyramont, au nom de la commission et en l'absence de M. Hébert, rappela encore une fois les faits, et félicita le ministère d'avoir choisi la voie politique pour terminer l'affaire Pritchard, quand les preuves matérielles manquaient pour une

solution par voie judiciaire. Selon l'honorable magistrat, l'indignation causée en Angleterre par la solution de cette affaire était une pierre de touche suffisante pour juger si le Cabinet français avait sauvegardé la dignité du pays.

M. Odilon Barrot, qui prit ensuite la parole, revint sur toute l'affaire de Tahiti, rappelant les principaux arguments déjà portés contre le ministère. Il n'y avait pas eu, selon l'orateur, réciprocité sur cette question, puisqu'il n'y avait pas mème eu de blâme en Angleterre pour les manœuvres de Pritchard. On l'avait, au contraire, confirmé dans son caractère public et envoyé dans un lieu voisin des Marquises. On avait, dans toute cette affaire, changé d'avis, non pas selon l'examen plus ou moins sérieux des faits, mais selon les menaces plus ou moins sérieuses de l'Angleterre.

M. le ministre des affaires étrangères répondit à ce dernier reproche por la lecture de sa première et de sa dernière dépêche. Il n'y avait pas, entre des deux documents, la plus légère différence d'attitude et de langage. Aucune menace n'avait modifié les idées du ministère; aucune menace n'avait été faite. La gravité de la situation n'avait été connue que par les rapports transmis au gouvernement français par son agent à Londres.

M. le ministre acceptait, au reste, le débat tel qu'il était posé par l'amendement de M. de Maleville, et s'exprimait ainsi :

« Oui, il faut qu'il y ait toujours entre la France et l'Angleterre des égards, des ménagements, des procédés, des avantages et des concessions réciproques. Toute autre conduite serait bonteuse et tôt ou tard funeste. Je te reconnais : personne ici n'est plus convaincu que mes amis et moi qu'il n'y a point de prospérité matérielle qui puisse sauver ou compenser un véritable abaissement du pays.

* Mais cela bien établi, quand j'entends dire qu'en fait, entre la France et l'Angleterre, les égards, les ménagements, les procédés, les concessions, si concessions il y a, ne sont pas réciproques, et, quand j'entends dire cela après ce qui s'est passé depuis quatre ans, notamment depuis six mois, en vérité, messieurs, passez-moi l'expression, je crois rêver! Je crois rêver, tant j'ai peine à concevoir que les fails soient à ce point méconnus ou mal compris.

«Je pourrais, si je le voulais, faire passer sous vos yeux la situation re

lative de la France et de l'Angleterre et tous les faits qui s'y rattachent sur tous les points du monde où nous avons des affaires, soit en commun, soit à côté les uns des autres. Vous verriez partout des avantages et des concessions réciproques entre les deux pays : vous verriez que partout où nous avons une politique à soutenir, bien loin qu'elle ait perdu du terrain par suite de notre intimité avec l'Angleterre, elle a plutôt gagné partout. La politique française en Espagne, en Afrique, en Orient, en Grèce, en Italie, a partout prospéré. L'alliance anglaise, bien loin de nuire à notre politique nationale, lui a été favorable, sans que l'Angleterre, de son côté, y ait rien perdu. Mais je ne me donnerai pas le facile avantage d'étaler sous vos yeux ces succès et d'influer ainsi par le mérite de notre situation générale, sur le mérite de notre situation particulière sur la question de Tahiti. Je ne le ferai pas je me renfermerai dans l'affaire de Tahiti. C'est dans cette question seule que je veux montrer que la réciprocité des ménagements, des égards, des concessions a été constante et complète depuis le commencement jusqu'à la fin, et que si on dressait le compte de ce qui s'est passé des deux parts, entre les deux gouvernements, nous n'aurions pas à nous plaindre. Dressons ce compte. »

L'acceptation du protectorat d'une île où l'Angleterre dominait depuis quarante ans n'avait certes pas été un acte de déférence, de condescendance envers l'Angleterre. Le gouvernement britannique avait vu le premier acte avec déplaisir; mais il avait loyalement accepté notre droit. Dans cette occasion, ce n'était donc pas la France qui avait usé de ménagement; ce n'était donc pas le ministère français qui avait eu des actes de complaisance et des concessions à faire.

Dans le second acte, au contraire, la prise de possession de la souveraineté complète de Tahiti, c'était le Cabinet français, qui, à son tour, avait dù user de ménagement, qui n'avait pas voulu échanger un protectorat légitime et sans difficultés graves contre une souveraineté contestable et qui était devenue le signal des insurrections. Ici donc la considération de l'Angleterre avait eu une juste part dans la conduite du gouvernement français. En tout cas, dans les deux premiers actes de cette affaire, il y avait eu au moins réciprocité.

Le troisième acte avait été l'explosion de la guerre civile et l'expulsion de M. Pritchard. D'abord, au moment où M. Pritchard avait été expulsé, il venait d'être rappelé par son gouvernement et envoyé ailleurs; il allait être retiré de Tahiti. C'était

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