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terre de ce que l'on voulait faire; on l'en avait fait juge à un certain degré; bien plus, elle négociait pour la France. L'Angleterre avait reconnu elle-même la justice des réclamations françaises. Dans une position aussi favorable, ce n'était pas même à l'Angleterre que le Cabinet avait livré l'affaire du Maroc, c'était à Pritchard. M. Thiers expliquait ainsi sa pensée :

«Quelle était la situation que vous aviez dans ce moment-là? La complication la plus grave que vous ayez eue depuis longtemps avec l'Angleterre, complication que tout le monde connaît, dans les détails de laquelle j'entrerai tout à l'heure.

« Vous aviez à Londres un jeune diplomate qui vous apprenait dans ses dépêches, avec une émotion fort regrettable, qu'il y avait un grand danger, qu'il fallait vous expliquer, qu'il fallait répondre sur les satisfactions demandées par l'Angleterre, et répondre au plus tôt, car il y avait un mois que vous ne vous expliquiez pas, et le danger avait pris une apparence à laquelle malheureusement notre gouvernement ne résiste pas toujours. Alors vous avez fait comme un navire trop chargé, vous avez jeté du bagage à la mer. Je vais citer les dates. Quel est le jour où vous avez répondu à M. de Jarnac que vous consentiez à désavouer M. d'Aubigny et indemniser M. Pritchard? Le 29 août. Quel est le jour où vous écriviez à M. de Nyon que vous consentiez, même après la victoire, à vous renfermer dans les conditions antérieures ? Le 30 août. Ainsi, c'est dans l'espace de vingt-quatre heures que vous faisiez ces deux concessions. J'étais à Paris à cette époque. Le Cabinet était ému; quand on est ému, on est peu discret: tout le monde savait que les deux questions étaient résolues dans le même moment, sous la même influence. C'est à l'affaire de Tahiti que vous avez sacrifié nos intérêts du Maroc. Je citerai les paroles de M. de Nyon: « Nous nous attendons bien qu'après le résultat de la guerre, un résultat si heureux, vous ne pouvez pas vous renfermer dans les conditions que vous faisiez auparavant. M. de Glucksberg l'a reconnu avec sa sagacité et sa loyauté accoutumées. »

.Et M. Guizot, répondant à M. de Nyon, lui disait : Abder-Rhamann sera sans doute étonné (il y avait de quoi), sera sans doute étonné de ce qu'on ne lui demande pas, après le succès, plus qu'auparavant. »

J'ai lu ces documents avec une grande attention. En me reportant aux souvenirs récents de cet été, il est évident pour moi que l'affaire du Maroc a été livrée uniquement pour résoudre la difficulté qu'on s'était créée à Londres.

- « Vous établissez le compte de Pritchard: eh bien, il faut y ajouter tous les sacrifices que vous avez faits dans le Maroc; il faut y porter non-seulement le désaveu de M. Dupetit-Thouars, celui de M. d'Aubigny, l'indemnité payée par nous à M. Pritchard, mais encore l'indemnité que nous n'avons pas demandée au Maroc. »

Arrivant à l'affaire de Tahiti, l'illustre orateur déclarait ne

pas connaître une faute plus grande commise contre les intérêts bien entendus du pays. Cette possession nouvelle qui rend la France dépendante de l'Angleterre, qui lui coûte tous les jours du sang et peut lui coûter dans l'avenir bien d'autres désastres, sa conquête avait été une flatterie faite à ceux qui demandaient un peu de grandeur. On avait pris les Marquises pour racheter toutes les fautes, toutes les faiblesses commises. On avait rencontré là de nouveaux écueils et la matière à de nouvelles faiblesses. On s'était heurté à la dévotion et à l'ambition anglaises : de là la nécessité d'une situation fausse à Tahiti, le protectorat; de là le désaveu de M. Dupetit-Thouars, le désaveu de M. d'Aubigny.

Après un récit animé des faits qui s'étaient passés à Tahiti, M. Thiers arrivait à l'expulsion du missionnaire Pritchard. On avait pris feu en Angleterre, et un homme grave, un homme du plus haut mérite, avait laissé échapper de la tribune anglaise une parole imprudente. Il avait fallu que cette parole eût son accomplissement; il avait fallu que M. Peel n'eut pas tort, bien que les rôles eussent pu être facilement retournés, bien que la France eût eu le droit d'exiger le désaveu de Pritchard. On avait cédé, et pour expliquer sa faiblesse, on avait exagéré le danger; on avait voulu faire croire qu'on avait sauvé la paix du monde.

Et ces dangers avaient été courus, et ces concessions étaient devenues nécessaires par la possession d'iles stériles qui ne sont pas sur la route de notre commerce, qui sont sur une route qui n'existe pas encore, qui n'existera que quand on aura percé l'isthme de Panama ! Cela était ridicule.

Mais, disait-on, il fallait aussi des points de relâche : c'était encore là, selon M. Thiers, se tromper grossièrement. Imiter l'Angleterre, qui a cent vaisseaux et deux cents frégates, lorsque nous n'avons jamais pu dépasser le chiffre de soixante vaisseaux; éparpiller nos forces comme elle est dans la nécessité de le faire, tandis que la concentration de nos forces pourrait seule rétablir entre elle et nous l'équilibre, c'était méconnaitre les intérêts de la France. Jeter des millions dans les Marquises, tandis qu'on ne

finissait pas le port d'Alger, tandis qu'on ne travaillait pas à faire un port à la Martinique, à Bourbon, c'était faire une faute grossière.

Le droit de visite, cette troisième grande faute du cabinet, avait été imaginé pour rapprocher la France de l'Angleterre. Comment y était-on parvenu? A ce propos, M. Thiers s'expliquait sur l'alliance anglaise. De bons rapports avec l'Angleterre avaient été nécessaires, logiques en 1830, époque à laquelle nous ne rencontrions qu'à Londres sympathie pour nos idées, appui pour nos démarches. Aujourd'hui, cette situation était changée; non pas qu'une alliance fût devenue impossible, mais il fallait y apporter plus de réserve qu'alors. Lorsqu'il y a aux affaires, en Angleterre, un parti entreprenant, comme les whigs, qui offre à la France un concours avoué, suivi, un párti décidé, on peut lier son sort à celui de ce parti et suivre une ligne de conduite commune. Mais lorsqu'il est remplacé par un parti plein de réserve, comme les tories, qui, dans certaines questions spéciales, ne sont pas décidés à marcher avec la France, il faut, avec ce parti, une réserve égale à celle qu'il met à notre égard. M. Thiers acceptait donc l'alliance anglaise, mais il différait du cabinet dans la question de conduite.

C'est cette alliance, ajoutait l'orateur, que vous avez voulu cimenter par le droit de visite. Quelle était donc la situation en 1840? « Je suppose qu'à cette époque, disait M. Thiers, j'aie été le seul coupable. C'est moi qui ai eu tort en tout; je prends tout sur moi. Il n'y avait pas d'ambassadeur à Londres. » Qu'avait-on légué à M. le ministre des affaires étrangères ? Une irritation profonde contre l'Angleterre, du côté de la France; du côté de l'Angleterre, un sentiment assez vif des torts que son gouvernement s'était donnés envers la France et une disposition à les réparer. On aurait donc pu attendre des concessions de l'Angleterre à la France, tandis que la France a fait à l'Angleterre une grande concession, le droit de visite. C'est qu'on avait voula renouer intempestivement, avec une exagération d'intimité, l'alliance des deux nations. Des efforts incessants

faits pour opérer un rapprochement forcé, était née, en Angleterre, cette idée qu'il y a en France une haine profonde contre elle. Il en était résulté une irritation parallèle en Angleterre et en France, suite naturelle de l'ostentation mise à pratiquer une alliance intime avec l'Angleterre, le lendemain du 15 juillet.

M. le ministre des affaires étrangères répondit à ce remarquable discours, et commença par resserrer le débat dans les questions actuellement ou récemment pendantes.

La clôture de la dernière session avait laissé au Cabinet la responsabilité de questions graves, difficiles. Une première guerre, dans un établissement nouveau, contre un voisin å demi barbare; les premiers pas d'un établissement lointain, à quatre mille lieues de la métropole; toute notre politique extérieure engagée dans ces questions. Le ministère s'était proposé ce double but : résoudre ces questions en maintenant les droits, les intérêts, la dignité de la France; et, en même temps, pour être équitable et sensé, en faisant aux droits, aux intérêts, à la dignité du pays auquel ces questions touchaient la part qui leur était due.

Pour le Maroc, le gouvernement avait commencé par déclarer publiquement ses intentions, par communiquer cette déclaration, mais sans aucun autre détail que ceux de la déclaration - publique. Puis il avait agi, ne repoussant pas les bons offices qui lui étaient offerts, mais ne s'en rapportant, pour l'exécution, qu'à lui-même. Il avait choisi de bons instruments: sur terre, le maréchal Bugeaud; sur mer, un prince, ce qui est grave, ce qui était plus grave encore, va la situation délicate faite au prince de Joinville après la publication de sa Note.

On avait voulu en finir vite avec cette guerre du Maroc, ét cela, non pas en considération de l'Angleterre, mais par les seuls motifs puisés dans la situation de l'Algérie. Il n'y avait eu aucune connexion entre l'affaire du Maroc et celle de Tahiti.

Cette question de Tahiti, cette affaire d'un établissement français dans l'océan Pacifique avait été longuement, solennellement débattue devant la Chambre dans la session de 1842 à 1843 (voy. l'Annuaire). Alors que la question était décidée par

les deux Chambes, on ne s'était pas élevé contre la prise de possession avec cette amertume qu'on y mettait aujourd'hui. Étaitce donc le moment opportun pour combattre l'entreprise que celui où se manifestaient les difficultés, et était-ce ainsi qu'on voulait donner de la force au gouvernement, qu'on voulait servir les intérêts du pays? Il n'y avait qu'une condition à laquelle on pût venir raisonnablement attaquer l'établissement français dans l'Océanie, c'était en en réclamant l'évacuation.

On avait dénaturé les faits, continuait M. Guizot, en représentant le gouvernement s'emparant de Tahiti et faisant la faute de commettre sur ce terrain la France avec l'Angleterre. Le gouvernement avait voulu avoir dans l'océan Pacifique un port pour le commerce français, un lieu de relàche, un point militaire d'où le nom français protégeàt les intérêts commerciaux et religieux que nous avons dans l'océan Pacifique et qui grandissent tous les jours. C'est pour cela qu'il avait choisi les Marquises. M. l'amiral Dupetit-Thouars, envoyé pour cette expédition, avait cru devoir prendre le protectorat de l'île de Tahiti, dont ses instructions ne faisaient aucune mention. Deux raisons avaient déterminé le gouvernement à ratifier ce qu'avait fait M. l'amiral Dupetit-Thouars : l'une, c'est qu'en effet, pour l'établissement des Marquises, le protectorat de Tahiti avait quelque importance, et qu'il eût été fâcheux qu'une autre puissance vint s'y établir à côté de nous; l'autre raison, plus décisive, c'est qu'on n'avait pas voulu qu'au moment de son apparition, de son premier établissement dans l'Océanie, le drapeau français reculât.

Ce protectorat provisoire avait duré pacifiquement, régulièrement, lorsqu'en novembre 1843, M. l'amiral Dupetit-Thouars convertit le protectorat en souveraineté absolue. Ç'avait été là une erreur : on avait pu représenter ce fait comme une infraction aux traités, et l'insurrection avait commencé. Aussi le gouvernement avait-il refusé d'accepter le second acte de M. Dupetit-Thouars comme il avait accepté le premier.

Le fait nouveau, dans cette affaire, c'était l'émotion causée par l'incident de M. Pritchard. Cette émotion avait eu deux causes:

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