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d'âge en âge elle applaudira à sa chute, et la représentera comme un grand châtiment de léternelle justice. Celle des hommes s'est déjà fait entendre; ceux mêmes qui furent les infatigables échos de sa renommée, qui mentirent à leur conscience en réduisant toutes les gloires à la gloire militaire, mentent encore aujourd'hui en lui refusant jusqu'à ce dernier mérite. Les premiers, ils ont brisé avec fureur l'idole qu'ils avoient encensée avec idolâtrie (1).

(1) Assentatio ergà principem sine affectu.

TACITE.

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ment impé

1804.

CHAPITRE VI.

Progrès de la puissance de Napoléon, et constitution impériale. Naissance et progrès du despotisme militaire. Tribunaux spéciaux. Procès et jugement du général Moreau; autres attentats. Sous quel point de vue on doit juger la conduite du sénat et du corps législatif.

Gonverne- Si nous revenons sur les événemens qui ont rial, décembre rempli la période consulaire, si nous observons tout ce qu'ont fait avec un singulier accord, pour accélérer l'élévation du consul, les hommes, la fortune et lui-même, nous cesserons de nous étonner qu'il se soit annoncé aux Musulmans pour l'homme du destin, et qu'il ait voulu subjuguer l'Europe au nom et chargé des pouvoirs de la Providence. Le prestige ne fascinoit seulement pas les yeux du vulgaire, si prompt à supposer des merveilles, à créer des puissances surnaturelles; c'étoit une sorte d'épidémie. Dans les palais et dans les cabanes, au sénat et dans les lieux publics, on remarquoit à tout propos le bonheur de Bonaparte comme un indice certain de la volonté divine, de sa vocation à l'em

pire de l'univers (1). Accuserons-nous les potentats asiatiques, Mahomet lui-même, d'avoir abusé de la crédule ignorance, de la superstitieuse bonne foi des peuples, quand le chef, les magistrats, les lettrés de la grande nation, solennisent, à l'ouverture du dix-neuvième siècle, des préjugés et des erreurs dignes des temps les plus barbares.

Cependant, que de traits de caractère nous avoient déjà révélé l'ame entière du consul! que d'intrigues dont il avoit tenu le fil! que d'abus de pouvoir prémédités auroient pu détromper la nation, si toutes les précautions n'avoient pas

(1) On put alors, 1804, compter les hommes qui ne s'abaissèrent pas jusqu'à cette absurde adulation. Le bon sens et la raison ne se rencontroient presque plus que dans les classes moyennes de la société. Qui n'a pas entendu, même des hommes justement célèbres, représenter Bonaparte comme prédestiné à l'empire du monde, comme élu, par la providence, monarque universel?

C'est donc en vain que le prince des poètes, pour préserver la fragile raison humaine de cette superstitieuse admiration pour tout ce qui flatte nos sens et nos passions, nous a laissé l'ingénieuse fable des syrènes, attirant à leurs pieds, par des sons enchanteurs, les compagnons d'Ulysse, et les transformant en stupides pourceaux. Ulysse, qui n'est pas admirateur, échappe seul au danger.

été prises pour la séparer du gouvernement, et l'isoler dans un vaste et profond silence! Une seule voix se faisoit entendre, celle de la flatterie; un seul homme occupoit la presse, et c'étoit le consul. L'interdiction de la vérité étoit la principale affaire; et le ministère de la police étoit le premier ministère.

Quand tous les ressorts d'un gouvernement, constitué pour la liberté, ont pris une direction aussi contraire, s'occuper du peuple et de ses droits, que dis-je? exprimer un regret, une patriotique sollicitude, c'est encourir le titre et le sort d'un infàme conspirateur.

Oui, l'ambition de Bonaparte s'étoit de bonne heure annoncée au monde. N'avoit-il pas provoqué la fatale journée du 18 fructidor? n'avoit-il pas ourdi la solennelle conspiration du 18 brumaire pour en recueillir seul tous les avantages, pour en faire peser toutes les suites funestes sur le directoire lui-même, sans distinction des vainqueurs et des vaincus? Cette épreuve de son talent et de son audace n'apprenoit-elle pas suffisamment à tous les partis ce que seroit Napoléon revêtu de la toute-puissance? Non, celui qui hasarde ainsi sa vie, qui fait dépendre d'un succès douteux une gloire assurée, une renommée justement acquise, ne s'arrêtera pas à un premier coup d'état, et ne se bornera pas à n'être que le

général de la république, lorsqu'il pourra s'en déclarer l'arbitre et le tyran.

Et l'ombre de Kléber et celle du modeste Desaix, évoquées par des rumeurs qui n'étoient rien moins que populaires, quoique fabuleuses peutêtre, ne sont-elles pas souvent sorties de leurs tombes étrangères? N'ont-elles pas apparu au milieu de nous pour nous dire : « N'ajoutez aucune » foi à ces monumens qu'une perfide main élève » à notre mémoire. » Et cette espèce d'avertissement imaginaire n'acquéroit-il pas tout le poids de la réalité par son accord avec tant d'autres qui, chaque jour, résultoient de la vie politique et morale de Bonaparte et de l'emploi de son autorité. Un, surtout (qui peut l'oublier?), répandit au milieu de nous une affreuse lumière, frappa de stupeur les ministres de la justice, glaça d'effroi les consciences les plus pures; et c'est Bonaparte lui-même qui nous le donna, cet avertissement, rassuré sans doute par la conviction de notre patience.

Un gouvernement solidement constitué est à l'épreuve d'un coup d'état, même de l'interdiction subite d'un droit sacré. La dictature à Rome, la suspension de l'habeas corpus en Angleterre, confirment cette vérité; la crise passe, et les ressorts ordinaires sont rétablis. Il n'en est pas de niême chez un peuple qui essaie une nouvelle

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