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N° 32

HISTORIQUE

des travaux d'amélioration réalisés

sur les passes d'accès du port de Bordeaux,

Par M. Pierre LEFORT (†)

Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées,
Directeur du port de Bordeaux et de ses annexes.

Le port de Bordeaux est établi sur la Garonne à 98 kilomètres de la mer; il s'est développé au point même où les navires venus de tous les coins de l'Océan avec l'appoint de la marée, devaient s'arrêter pour transborder sur des allèges fluviales les marchandises à destination de Toulouse et de la Méditerranée; c'était d'ailleurs également le dernier point vers l'aval où le fleuve se prêtait au passage de la grande route de Belgique en Espagne, une des artères les plus fréquentées de tous temps par les migrations des peuples aussi bien que par le grand commerce international.

La situation de Bordeaux, de même que sa prospérité, se sont donc toujours trouvées très étroitement commandées par les commodités qu'offrait son fleuve au trafic maritime suivant les époques, et c'est là un point absolument capital aujourd'hui encore, en vue de son avenir : c'est pourquoi l'historique des améliorations successivement réalisées sur les passes donnant accès au port nous offre pour l'étude de celui-ci un intérêt de tout premier ordre.

I. PÉRIODE PRÉLIMINAIRE.

Avant de songer à entreprendre aucun travail d'approfondissement, il fallait tout d'abord connaître l'état et le régime du

Ann. des P. et Ch., MÉMOIRFS, 1924-VI.

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fleuve. Le plus ancien document que nous possédions sur la rivière de Bordeaux remonte à la deuxième moitié du xve siècle : c'est la description contenue dans le Grand routier de la mer de Pierre Garcie, dit Ferrande, de 1483. Nous trouvons ensuite trois plans du siècle suivant (Cosmographie de Jehan Alfonse, 1545; Routes maritimes de Lucas Wagusear, 1596; croquis des opérations de l'amiral anglais Broughton devant Blaye, 1592) ; ils ne peuvent être considérés que comme de simples images donnant la route suivie à ces diverses dates avec la profondeur d'eau que l'on rencontrait alors sur les passes. Bien que cette profondeur fût très réduite, elle suffisait alors aux besoins de la navigation qui étaient des plus limités en raison des faibles dimensions et de la lenteur des navires.

Vers le milieu du XVIIe siècle (probablement en 1660) nous rencontrons un plan déjà plus complet et moins inexact que les précédents, la carte de Chevalier de Clerville, commissaire général des fortifications de France. Puis vient en 1677 la carte manuscrite de La Favolière, officier de la marine, commissionné par le Roi, la première qui repose sur une triangulation déjà précise, due probablement à Cassini. Enfin dans les premières années du XVIIIe siècle (avant 1723) nous trouvons les levers très détaillés d'un ingénieur militaire particulièrement remarquable, Massé, dont les travaux dispersés après la mort de leur auteur (1737) ont pu être heureusement rassemblés il y a une vingtaine d'années grâce à de patientes recherches.

Ces divers documents étaient destinés avant tout à répondre à des besoins militaires ; durant la longue série de guerres qui a marqué le règne de Louis XIV les besoins de la marine marchande étaient en effet à peu près nuls; mais après la mort du grand Roi, avec la Régence, s'ouvre une longue période de paix et de prospérité commerciale. Grâce à l'essor financier et intellectuel qui en résulta on vit alors s'élever à Bordeaux, en quelques années, toute une série de monuments publics dont la ville s'enorgueillit encore aujourd'hui. L'augmentation du trafic ne pouvait manquer de faire ressortir très vite l'instabilité et l'insuffisance des fonds offerts par la Garonne dans son état naturel.

Le 10 juillet 1749, une délégation de la Chambre de commerce fit visite à l'Intendant de l'époque, M. de Tourny, « pour le rendre attentif à l'état défectueux des passes et à leurs fréquentes variations ». Quelques mois après, le Roi envoyait à Bordeaux l'ingénieur hydrographe Magin, qui fit un lever de l'ensemble de la rivière entre Bordeaux et la mer et rechercha les moyens propres à donner à la navigation les facilités nécessaires. Il convenait tout d'abord d'utiliser au mieux les profondeurs existantes et Magin proposa en première ligne l'établissement d'un ensemble de tonnes et de balises sur les passages les plus difficiles; malheureusement des discussions s'élevèrent avec les pilotes lamaneurs et les courtiers de navires représentés par le sieur Lamothe (dont les sondages ont été utilisés pour la confection de la carte de Belin) et soutenus par le commerce local, de sorte que la signalisation ainsi projetée sur les hauts fonds ne put être réalisée en fait qu'avec pas mal de peine et de temps.

Magin envisageait de plus la possibilité d'obtenir une certaine amélioration des fonds en opérant toute une série de rectifications du chenal: elles n'étaient destinées à aboutir en réalité que plus d'un siècle après lui. On peut les résumer ainsi qu'il suit. Le premier seuil rencontré en aval de Bordeaux était alors celui de Montferrand situé aussitôt après Bassens il était dû à ce que le chenal empruntait en ce point (kil. 12 actuel) tantôt le bras principal et tantôt le faux bras de Blanquefort situé en arrière de l'île de Grattequina. Magin proposait de construire dans ce faux bras des épis destinés à en réduire l'importance. Le seuil suivant se trouvait à Ambès, au confluent de la Dordogne (kil. 24); en cet endroit la Garonne se divisait en deux bras dont l'un, le bras principal emprunté de tous temps par la navigation, débouchait directement à la pointe dite du Bec, tandis que l'autre longeait sur quelques kilomètres encore la rive du Médoc sous le nom de bras de Macau. La carte de Magin comparée à celles du siècle précédent (celle de Clerville par exemple) montre que durant la période intermédiaire un grand nombre d'îles (îles de Pachau, de Macau, des Vaches) situées dans ce dernier bras s'étaient soudées à la terre, causant un rétrécisse

ment considérable vers l'amont; d'autre part, les propriétaires de la nouvelle berge avaient encore exagéré l'effet de ce resserrement en construisant, pour se défendre des affouillements, des épis en pierre ou peyrats (de la Grêle, des Vaches, de Macau...) en saillie sur le lit du fleuve ; d'où un approfondissement qui avait attiré le chenal de ce côté en lui faisant contourner l'île Cazeau jusqu'au Garguil où il rejoignait la Dordogne à la pointe amont de l'île des Carmes ou île du Nord. Magin proposa de couler dans le Garguil de vieilles carcasses de navires pour forcer les eaux à reprendre leur cours antérieur par la passe du Bec. Ajoutons enfin que le chenal de navigation passait encore à cette époque par Blaye et qu'il avait à franchir, pour arriver à Pauillac en traversant la rivière, un troisième seuil situé à hauteur de Patiras (kil. 36); un mouvement important des fonds en ce point annonçait d'ailleurs déjà les îles qui allaient se constituer en cet endroit peu de temps après; ici encore Magin proposait d'établir des épis et des digues.

Aucun de ces projets ne reçut d'exécution, la guerre de Sept ans et le traité de Paris ayant ruiné peu après pour longtemps notre trafic par mer; aussi trouve-t-on dans un rapport du Capitaine de port de Bordeaux de 1768 parvenu jusqu'à nous que la profondeur d'eau disponible à basse mer ne dépassait plus cette année-là o m. 66 à Montferrand et o m. 50 au Bec d'Ambès (1).

En fin de compte, le faux bras de Blanquefort ne fut barré qu'en 1855 et la passe du Garguil en 1858, ainsi que nous verrons plus loin. Quant à la passe de Patiras, elle acheva de s'obstruer pendant la période des guerres de la Révolution et du Premier Empire; le parcours par Blaye dut être définitivement abandonné et sur la carte de Raoul, levée en 1812 et 1813, nous constatons la formation de deux îles, le Grand et le Petit Fagnard (2), entre Patiras et le Pâté. En même temps une île nouvelle s'est aussi créée à l'ouest du Pâté et en aval de l'île du Nord: c'est l'île

(1) La passe du Bec se déboucha toutefois spontanément en 1780 au détriment de celle de Macau qui devait s'ouvrir d'ailleurs à nouveau en 1849.

(2) Appelées aujourd'hui Iles Bouchaud et Sans-Pain.

Verte dont la pointe nord a fort heureusement entraîné très vite la création d'une fosse très profonde et par suite celle d'un nouveau' chenal conduisant du Bec à Pauillac par Beychevelle ; c'est là l'origine du parcours qui est utilisé depuis cette époque, laissant Blaye en dehors de la route.

Il convient de signaler ici la construction de 1811 à 1821 du pont de pierre de Bordeaux et de 1818 à 1821 la réalisation des anciennes digues de la Souys et de Queyries: ces divers travaux eurent pour effet de réduire très notablement la section du lit dans toute cette région.

Avec la Restauration le commerce bordelais reprit son essor et l'attention fut attirée à nouveau sur les défectuosités du lit du fleuve, en particulier sur les deux passes de Montferrand et du Bec d'Ambès, qui étaient de beaucoup les plus mauvaises. En 1822 et 1823 deux navires se perdirent, le Titus sur la première, le Pénélope sur la seconde. La Chambre de Commerce adressa une requête pressante au Roi pour qu'il ordonnât enfin de prendre d'urgence les mesures nécessaires.

Un projet pour l'amélioration de ces deux passes fut présenté en 1823 par M. Wiotte, ingénieur en chef de la Gironde; il consistait à concentrer les courants de jusant dans le chenal du Bec au moyen de digues en enrochements dont l'une devait condamner partiellement le débouché amont du bras de Macau et l'autre prolonger sur plus de 1.500 mètres la pointe du Bec. Ce projet fut vivement combattu au cours des enquêtes auxquelles il fut soumis on lui opposa un tracé utilisant le bras de Macau ainsi qu'un canal allant de la Dordogne (Ambès) à la fosse de Lormont (Cariette) en traversant les marais de Montferrand ; rien ne fut encore exécuté. Avec les dimensions sans cesse croissantes des navires et l'apparition de la vapeur, il devenait toutefois de plus en plus urgent d'aboutir; mais une étude d'ensemble du régime du fleuve était évidemment la condition nécessaire pour préluder à tout travail sérieux.

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