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DES

HYPOTHÈQUES.

SUITE DE LA PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE IV.

DES PRIVILÉGES SUR LES MEUBLES.

Observations générales relatives à tous les priviléges, soit sur les meubles, soit sur les immeubles.

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rait tous les priviléges, soit sur les meubles, soit sur les immeubles, exposés dans un ordre qui facilitat l'application des lois sur cette importante matière. Plusieurs jurisconsultes l'ont même essayé; mais ce travail, quoiqu'en apparence peu difficile, n'a jamais pu être suivi d'un succès satisfaisant. Deux causes s'y opposaient essentiellement la première consistait en ce qu'il n'y avait pas de lois précises sur plusieurs priviléges, et que, relativement à ceux qui existaient d'après des lois, leur rang n'était pas déterminé ; ils étaient isolément déclarés comme tels. La seconde cause était que, dans certains parlemens, on considérait comme privilégiées des créances qui, dans certains autres, ne l'étaient pas. D'ailleurs, des priviléges généralement reconnus n'étaient pas fixés entre eux, quant au rang, d'une manière uniforme dans toutes ces Cours. Tel privilége qui, par la jurisprudence de quel

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ques-unes, en primait un autre, n'avait ailleurs que le second rang.

Le Code civil, et même les lois postérieures qui ont eu pour base les dispositions de ce Code, ont produit sur cette branche de la législation, comme sur les autres, un grand avantage, qui est celui de l'uniformité dans tout le royaume. Mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse présenter dans un ordre exact et graduel tous les priviléges, d'après le rang qu'on assignerait à chacun. Cette possibilité prouverait même une imperfection dans la législation, qui très certainement en est exempte. En voici la raison : lorsqu'un article de loi établit un privilége sur certains objets, soit meubles, soit immeubles, de la manière dont cet article est conçu, et dont il a dû l'être, on serait disposé à croire que ce privilége doit avoir la préférence sur tous autres. Cependant il n'en est pas ainsi. D'autres articles établissent certains autres priviléges; ces articles tiennent une place plus ou moins éloignée de celui où un premier privilége se trouve placé. On ne suppose pas d'abord le rapprochement qui doit être fait, dans la pensée, de tous ces articles; il n'y a que la réflexion et l'étude des principes généraux qui ont fait la base de la loi, qui amènent la conviction que le privilége qu'on aurait cru d'abord être unique à l'égard de certains objets, se trouve primé par certains autres sur ces mêmes objets. L'art. 14 de la loi de brumaire présente une espèce de nomenclature avec fixation de rangs des priviléges. Mais l'expérience avait fait connaître que cette détermination de rangs était sans utilité, et que même elle était impraticable. Il n'y a presque pas de privilége, quelque absolu qu'il paraisse, qui ne soit croisé, modifié, ou même primé par un autre, lorsque tous les priviléges ou plusieurs se présentent ensemble.

On voit donc l'impossibilité de fixer, tout d'une vue, les rangs des priviléges entre eux. Ils ne se présentent pas toujours seuls sur les objets sur lesquels ils sont créés. La détermination de leur rang est subordonnée à leur concours, qui arrive fortuitement. Néanmoins cette déter

mination existe; mais pour la fixer d'une manière sûre, il faut se pénétrer des dispositions et de l'esprit de la loi. Le Code civil, dans le chapitre 2 du titre 18, présente sur les priviléges la théorie la plus méthodique, la plus savante et en même temps la plus abrégée. On ne saurait en trouver une semblable dans aucune des législations précédentes. On doit donc étudier cette théorie; mais aussi quand on la possède ont peut aller assez promptement à la solution des difficultés qui se présentent sur les différens priviléges, lorsqu'ils se croisent. La nécessité d'un effort d'attention ne doit pas étonner, surtout sur cette matière. La loi ordonne et n'enseigne pas. Le législateur a prescrit des règles dont on doit savoir tirer les conséquences par la combinaison même de ces règles. Il n'a pu exprimer sa pensée et ses motifs; il eût fait un traité didactique et non une loi. Je vais essayer de faire connaître les vues du législateur: mais, pour me faire mieux entendre, je dois prendre les choses d'un peu haut; je dois d'autant plus le faire, que j'en prendrai occasion pour faire des observations utiles que j'ai imparfaitement développées lorsque j'exposais les principes généraux sur les hypothèques.

295. Les Romains tinrent long-temps aux formes établies par leur droit civil particulier sur la constitution de l'hypothèque. Par l'assimilation de l'hypothèque qui était un droit réel, jus in re, à la vente du fonds même, l'hypothèque s'établissait par une tradition simulée du fonds hypothéqué de la part du débiteur au créancier. De ces formes résultait la publicité de l'hypothèque; et c'est par une suite de ces formes que l'hypothèque a toujours été réputée être émanée du droit civil, soit dans le droit romain, soit dans le droit français; origine qui est la source de plusieurs solutions sur cette matière, ainsi que j'ai occasion de le remarquer dans le cours de ce Traité.

Mais ces formes devenues trop gênantes furent enfin abandonnées. L'hypothèque put être constituée par le seul pacte, nudo consensu ou per pactum conventum, ainsi qu'on le voit dans la loi 4, ff. de pig. et

hypoth. Elle fut, dès lors, occulte et générale. Il faut cependant remarquer une différence essentielle, à ce sujet, entre le droit romain et le droit français. Dans le droit romain, pour que l'hypothèque existât, il était absolument nécessaire qu'elle fût stipulée : elle devait l'être, et sur les biens présens, et sur les biens à venir; car si elle ne l'avait été que sur les premiers, elle ne portait point de droit sur les seconds. Telle est la disposition de la loi 1o, ff. eod. Au lieu que, dans le droit français, l'hypothèque était un accessoire de l'obligation, sans qu'il fût besoin d'aucune stipulation; et elle avait lieu, de droit, tant sur les biens à venir que sur les biens présens. Et bien que les notaires, dit Basnage, ne manquent jamais d'y employer cette clause, que le débiteur engage et hypothèque tous ses biens présens et à venir, cette clause est plus de style que de nécessité; parce que, quand elle n'y serait pas employée, l'hypothèque ne se rait pas moins acquise par la nature du contrat. Il est utile de connaître cette différence pour l'intelligence de plusieurs lois romaines, qui, sans cette connaissance, présenteraient des difficultés. De là il résultait que, dans le droit romain, un créancier qui aurait eu une obligation portant la stipulation d'hypothèque, primait celui qui aurait eu une obligation sous la même forme, mais qui n'aurait pas contenu cette stipulation. Cette préférence avait lieu, quoique l'obligation où cette stipulation d'hypothèque ne se trouvait pas, eût été antérieure en date. Il en résultait encore que deux créanciers, dont chacun aurait été muni d'une obligation sans la stipulation d'hypothèque, venaient en concurrence, comme de simples créanciers chirographaires.

296. Mais, lors des premières idées qu'on se forma sur une législation hypothécaire, on sentit la nécessité d'accorder des préférences à certaines créances, abstraction faite de toute hypothèque et de la priorité qui ne venait que du temps. Ces créances furent privilégiées. On sent que, par la nature des choses, les priviléges ne pouvaient, dans le principe, être

constitués de la même manière que les hypothèques. Le privilége fut déterminé par la faveur que ces créances méritaient par elles-mêmes. Le privilége fut dans la cause. De là vint cette maxime établie dans la loi 32, ff. de reb. ante. ind. possid. : privilegia non ex tempore æstimantur, sed ex causâ. Cette idée est exprimée en ces termes dans l'art. 2095 du Code civil. « Le privilége est un droit que la qualité de la créance donne à un créancier d'être préféré aux autres créanciers même hypothécaires. » Tandis que les mêmes lois romaines disaient, ce qui l'a toujours été depuis dans le droit français, par rapport aux hypothèques, qui potior est tempore, potior est jure. Ce principe fait la base de l'art. 2134 du Code. Il y eut des priviléges qui furent une conséquence du droit de propriété, tels que celui qui fut accordé au vendeur sur la chose vendue. Celui qui, par ses avances et ses travaux, avait conservé la chose sur laquelle les créanciers exerçaient leurs droits, ne devait pas être oublié. Il fallut en créer un pour celui qui était nanti, ou qui était réputé l'être, de certains objets sur l'existence desquels il avait assuré sa créance. Telles furent les causes qui donnèrent lieu, en général, aux priviléges. Ils prirent leur source dans des idées de justice et d'équité.

Mais ce n'est pas tout: plusieurs pri viléges furent créés par un sentiment qui excite un nouvel intérêt pour les législateurs romains, qui, les premiers, en concurent l'idée. Le sentiment d'humanité qui distingue particulièrement les lois romaines les commanda. Ils paraissaient d'abord contrarier le droit de propriété, le droit de conservation, celui qui était assuré sur le dépôt ou sur une espèce de nantissement; mais le cri de l'humanité se fit entendre, et les législateurs semblèrent imposer aux créanciers qui pouvaient réclamer tous ces avantages, une heureuse nécessité d'être justes en ne se montrant que généreux. Tels furent les priviléges accordés aux frais de la dernière maladie, aux derniers secours donnés pour la subsistance et le vêtement du débiteur ou de sa famille, aux travaux des ouvriers, aux

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frais funéraires, etc. Ces priviléges ne furent pas seulement accordés sur les meubles, ils le furent encore sur les immeubles, tant on se détourna, par l'effet de ce sentiment d'humanité, des principes relatifs au droit résultant de l'hypothèque. Tous les priviléges ne concourent pas également les uns furent préférés aux autres ; et ce ne fut que lorsque la loi leur attacha la même faveur, qu'ils vinrent par concurrence ou contribution,

Ces principes passèrent dans les législations modernes avec plus ou moins de modifications. C'est ce qu'explique très bien M. d'Argentré, sur l'art. 94 de la Coutume de Bretagne, d'après les dispositions mêmes du droit romain. Notanda jure romano inducta differentia quoàd privilegia attinet personnalium et hypothecariarum obligationum. Nam in hypothecarüs prioritas temporis privilegium tribuit, in personalibus contrà: ergò quoties plures creditores concurrunt adversùs unum et eumdem debitorem, cùm sint ejusdem tituli, nullus alteri præfertur ; nam tametsi quibusdam personalibus tribuantur privilegia prioritatis, id privilegium causam non sumit à temporis prioritate, sed à causâ credendi, veluti vectuarüs, famulis, operariis et similibus

Pour mieux faire connaître l'esprit des lois romaines au sujet de ces priviléges, je crois devoir citer pour exemple celui des frais funéraires, avec d'autant plus de raison que les mêmes principes doivent aussi être observés sous notre législation. Ce privilége était préféré à toutes sortes de créances, soit sur les meubles, soit sur les immeubles. C'est ce qui résultait de la loi 45, ff. de relig. et sumpt., qui est du jurisconsulte Marcien. Impensa funeris semper ex hæreditate deducitur: quæ etiam omne creditum solet præcedere, cùm bona solvendo non sint. Papinien avait dit, dans la loi 43: Nam propter publicam utilitatem, ne insepulta cadavera jacerent, strictam rationem insuper habemus : quæ nonnumquàm in ambiguis religionum quæstionibus omitti solet. NAM SUMMAM ESSE RATIONEM QUÆ PRO RELIGIONE FACIT. Tout ce titre du digeste, ainsi que d'autres titres

renferment des maximes intéressantes sur les égards dus à l'humanité souffrante, et sur le respect qu'on doit à la mémoire des morts, Basnage, au commencement du chap. 14, dit aussi que la dette la plus privilégiée est celle des frais funéraires; qu'elle précède toutes les autres. Il cite un passage philosophique de Platon, sur les soins qu'on doit prendre des funérailles. Le même auteur va jusqu'à dire que le privilége des frais funéraires a lieu au préjudice de tous créanciers personnels et hypothécaires, comme il a été jugé par plusieurs arrêts du parlement de Paris, rapportés par Louet et Brodeau : jusquelà même, ajoute-t-il, que si le locataire décède sans laisser d'autres meubles que ceux qui sont dans la maison que le défunt occupait, l'action pour les frais funéraires précède le paiement des loyers. La loi 14, § 1er, ff. eod., y est en effet précise pour le cas du locataire d'une maison, comme pour celui d'une ferme. Si colonus vel inquilinus sit is qui mortuus est, nec sit undè funeretur, ex invectis et illatis eum funerandum Pomponius scribit; et, si quid superfluum remanserit, hoc pro debitá pensione teneri. Je m'en tiens à cet exemple qui, dans la suite, me servira d'appui, par les conséquences que j'en tirerai, relativement à l'exercice du même privilége sur d'autres objets.

297. Enfin, il résulte de la législation romaine un principe remarquable et d'où il se tire la solution de plusieurs questions. Ce principe est commun aux hypothèques et aux priviléges. Il consiste en ce que toutes les fois que les droits de plusieurs créanciers qui se présentent, se rattachent à un seul et même titre, à la même cause, l'un d'eux n'a aucun moyen pour demander la préférence sur les autres, puisque ceux-ci seraient également fondés à la demander sur lui-même. Le fondement de ce principe est dans la loi Privilegia, 32, ff. de reb. ant., que j'ai déjà citée. Après les termes que j'ai rapportés, il y est dit : Et si ejusdem tituli fuerint ( privilegia ) concurrunt, licet diversitas temporis in his fuerint. La même idée se trouve dans le passage de d'Argentré que j'ai transcrit.

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