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Tout homme, considéré dans les rapports que sa nature sociable l'oblige à entretenir avec le monde extérieur, nous apparaît uni, par des liens d'une force inégale, à divers groupes, plus ou moins nombreux, d'individus. A la famille il se rattache par la parenté, par l'alliance, qui dérivent de sa naissance, d'un mariage, d'une adoption; à la cité, il appartient par le domicile, par la bourgeoisie ; à la nation enfin, par la nationalité.

Qu'est-ce qu'une nation'?

A s'en tenir à l'étymologie latine de ce mot (natus, natio), il marque et suppose entre les nationaux un rapport de naissance, d'origine, plutôt qu'une sujétion commune. La nation ne serait pas une association de citoyens, vivant sur un même territoire, obéissant aux mêmes lois, reconnaissant l'autorité d'un même gouvernement, mais un groupe idéal d'hommes, dispersés peut-être dans les contrées les plus lointaines, relevant de souverainetés différentes, qu'une certaine identité de race, de culture ou d'intérêts pousse les uns vers les autres, et porte à s'unir, en vue de former un jour un seul et même État. Ainsi comprise, la nation n'est pas nécessairement une personne du droit des gens; le lien qu'elle établit entre ceux qui la composent n'est pas un lien politique, mais une attache purement naturelle et morale, qui résiste aux bouleversements et aux conquêtes. Cette conception de la nation et de la nationalité se rencontre souvent sous la plume des philosophes et des hommes d'État; elle est chère à certains orateurs politiques : « La nation, dit Ahrens, est une personne morale qui réunit les hommes par les liens de la race, de la communauté du langage et de la culture

1 Les caractères constitutifs de la nation ont été éloquemment analysés et mis en lumière par M. Ernest Renan, dans sa belle conférence : Qu'estce qu'une nation? insérée dans ses Discours et Conférences et au Bulletin de l'Association scientifique de France. V. aussi la conférence de M. Ad. Franck sur le même sujet, dans le Bulletin de la Société française des amis de la paix.

sociale... C'est la conscience de culture commune, le sentiment de la solidarité dans la destinée, qui constitue la force principale de cohésion dans une nation et devient une puissance qui attire à la fin les parties dispersées ou séparées1. »>« Ce qui constitue la nation, s'écriait à son tour, à l'une des heures les plus sombres de notre histoire, un des maîtres de la philosophie contemporaine, ce n'est pas la race, ce n'est pas la langue, ce n'est pas la religion. On peut conserver pieusement tous ces traits d'origine, malgré leur diversité, sans ôter rien à la patrie elle-même. Ce qui la constitue réellement, c'est un grand et impérissable amour; c'est l'unité acceptée, voulue, consacrée par des souffrances communes et des dévouements réciproques, cimentée par le sang et les larmes de plusieurs générations. La patrie est là et non pas ailleurs. C'est ainsi que se fonde avec le temps, l'intime solidarité des familles placées sur le même territoire; c'est ainsi que se réalise par un sentiment d'une énergie que rien ne peut abattre, cette âme collective, formée par toutes les âmes d'un pays, et qui, plus heureuse que le territoire lui-même, échappe aux prises de la force et défie la conquête3. »

Mais il était réservé à l'École italienne de donner à ces abstractions éloquentes leur formule juridique, d'essayer de les faire prévaloir dans le domaine des faits, dans le droit international. C'est à l'enseignement, c'est aux écrits d'un de ses plus nobles enfants, autant qu'à la vaillance de ses soldats et au désintéressement de ses alliés d'autrefois, que l'Italie doit son affranchissement et son unité. Pour Mancini, la nation ne doit pas être confondue avec l'État; celle-là est l'idée première dont celui-ci procède les éléments qui concourent à la former sont la race, la religion, le langage, les mœurs, l'histoire, la législation; mais ces

1

Ahrens, Théorie du droit public et du droit des gens, liv. II, ch. III, § 103, no 2. V. aussi Serge Popoff, Du mot et de l'idée de nation, 1869; Wheaton, Éléments de droit international, ch. II, §§ 1 et 2.

2 M. Ed. Caro, dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 janvier 1871.

divers éléments ne constituent la nation que lorsqu'ils ont été pour ainsi dire cimentés par l'unité morale, par la volonté commune de ceux qu'il s'agit de grouper sous un même sceptre ou d'incorporer dans un même État. Dès que cette volonté générale s'est greffée sur la communauté d'origine et d'intérêts, la nation existe, et c'est pour elle un droit imprescriptible et sacré que de s'organiser en État. Ce droit est pour elle ce qu'est pour l'homme le droit à la liberté individuelle, et le principe des nationalités, espoir suprême des États démembrés ou conquis, a pour objet de le proclamer et d'assurer son triomphe1.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter la valeur scientifique du principe de nationalités et les applications qui en ont été faites au cours de ces dernières années; mais, sans sortir des limites et du plan de cet ouvrage, il nous est bien permis de dire que sa base est des plus mouvantes et son point de départ singulièrement arbitraire. A quels signes reconnaîtra-t-on l'unité de culture ou d'origine qui, si l'on en croit ses défenseurs, serait le caractère constitutif de la nationalité? Est-ce à l'identité du langage? mais tout le monde sait que souvent des individus de même race parlent des idiomes ou des dialectes très différents. Est-ce à l'existence longtemps prolongée sous une domination politique commune? Mais alors la conquête injuste et violente,

1 Mancini, Cours d'ouverture de droit international, 1851 : La nazionalità come fondamento del diritto delle genti; Cours d'ouverture, 1852 (Proluzioni, p. 71 et 72). V. aussi Mamiani, Appendice del nuovo Diritto Europeo; Del principio di nazionalità, 1859. La principale différence qui sépare la doctrine de Mamiani de celle de son rival, c'est que pour lui le seul élément réel et juridique de la nation, c'est le consentement des populations; cette volonté commune suffit, à elle seule, à lui donner le droit de constituer un État séparé et de se gouverner à leur gré.

2 V. dans le Bulletin de la Société de législation comparée, 1870, p. 73, une intéressante communication de M. Paul Jozon sur Le principe des nationalités. Cf. Essai sur le principe des nationalités par un diplomate, Paris, 1882; La lucha por las Nacionalidades, par D. Adolfo Moris y Fernandez Vallin, Madrid, 1888; La teoria della nazionalità nel systema del diritto publico internazionale, par G. Fusinato, Bologna, 1890.

la servitude la plus intolérable, suffiraient à fonder une nation devant survivre à la dispersion des éléments hétérogènes qui ont concouru à sa formation. Est-ce enfin à la similitude du visage et des traits? mais le temps et la fusion des races accomplissant leur œuvre, il serait difficile et dangereux de s'attacher toujours à la conformation physique, à l'ethnologie des individus.

La vérité est que le critérium de la nationalité, telle que l'entend l'École italienne, n'existe pas, ou du moins n'existe pas là où l'on prétend le découvrir. Peu nous importe d'ailleurs! Quelle que soit son origine, quelles que soient ses acceptions diverses 1, le mot nation a, dans le langage juridique, un sens aujourd'hui parfaitement défini, consacré par une pratique et par une tradition constantes. La nation est un être moral, susceptible d'avoir, dans ses rapports avec les êtres similaires qui l'entourent, des droits et des obligations, dont le droit international a précisément pour objet de fixer la nature et l'étendue. Or, la personnalité peut-elle appartenir à une chimère, à une aspiration, à une conception métaphysique, dépourvue d'existence et de réalité ?«< Tous les efforts des nationalités, répond M. Beaussire, quel qu'en soit le but, et sous quelque forme

On désigne parfois sous le nom de nation, l'ensemble des citoyens français fixés dans tel ou tel pays étranger, spécialement dans les Echelles du Levant. Le titre 9 de l'ordonnance sur la marine d'août 1681 est intitulé: Des consuls de la nation française en pays étranger; la nation tient des assemblées générales, prend des résolutions, élit des députés. V. not. l'ordonnance du 24 mai 1728, servant de règlement pour le consulat de la nation française à Cadix. On appelait encore nations les quatre provinces de France, Picardie, Normandie et Germanie qui composaient l'ancienne Université de Paris. Et Mazarin avait fondé à Paris un college des Quatre-Nations pour recevoir les élèves des provinces espagnoles, italiennes, allemandes et flamandes, nouvellement réunies à la couronne de France. 2 Nous n'en voulons d'autre preuve que l'article 6 des dispositions préliminaires du Code civil italien lui-même : « Lo stato e la capacità delle persone ed i rapporti di famiglia sono regolati dalla legge della nazione a cui esse appartengono. » V. aussi l'article 8, aux termes duquel, « le successioni legittime e testamentarie... sono regolate dalla legge nazionale della persona, della cui credità si tratta. »

qu'ils se produisent, sont en eux-mêmes très dignes de sympathie. Le respect se joint à la sympathie quand ils sont suscités par une odieuse oppression. C'est un des cas où la révolte est le plus légitime. Mais, pour les autres États, la révolte la mieux justifiée ne donne aux rebelles une personnalité propre que lorsqu'elle a réuni, sur un territoire distinct, les éléments nécessaires d'une société politique. La nation ne devient une personne que lorsqu'elle forme, sinon un État complètement organisé, du moins l'ébauche déjà distincte d'un État1.

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Le droit international ne connaît d'autres nations que celles dont un État est le signe et la manifestation extérieurs. De quelque manière, par quelques moyens que cet État se soit constitué, l'appréciation de sa légitimité échappe au jurisconsulte. Et, tant que le principe des nationalités ne sera pas une vérité démontrée et n'aura pas définitivement prévalu dans les rapports politiques des peuples, la nation s'identifiera avec l'Etat, lorsqu'il s'agira de déterminer la situation juridique de ceux qui en font partie. Nation et État, d'une part, nationalité, sujétion, allégeance, de l'autre, sont donc à nos yeux synonymes. La nationalité est le lien qui rattache à l'État chacun de ses

membres2.

Beaussire, Questions de droit des gens, dans le Compte-rendu des séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1888, 1re sem., p. 603.

2 V. not. Vattel, Traité du droit des gens, Préliminaire, § 1 et passim; Kluber, Droit des gens, Ire partie, chap. I, § 20; Heffter, Droit international, liv. I, sect. 1o, § 15 : « Une nation ou État est une association permanente d'hommes réunis et régis par une volonté commune dans le but de pourvoir à leurs besoins physiques et moraux. » Dudley-Field, Outlines of an international Code (trad. fr. A. Rolin), Prél., art. 2; Ch. Brocher, dans le Journal du droit international privé, 1880, p. 289; P. Esperson, ibid., 1880, p. 24. — M. P. Fiore, Nouveau droit international privé, 2e éd. (trad. Ch. Antoine), t. I, 1885, p. 267, ne veut pas que la nation et l'État soient une même chose et que ces deux expressions puissent être indifféremment employées l'une pour l'autre : « La nation est un être qui résulte de facteurs naturels et principalement de la communauté d'origine, de la conformité du génie, de l'identité du langage, de l'unité

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