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idée. Là est le mal précisément. Mais il est bon de leur remettre sous les yeux la belle définition que Portalis a donnée du mariage dans l'admirable discours qui forme l'exposé des motifs du titre V du livre I du Code civil «Le mariage est la société de l'homme et de la femme qui s'unissent pour perpétuer leur espèce, pour s'aider, par des secours mutuels, à porter le poids de la vie, et pour partager leur commune destinée. » C'est le consortium omnis vitæ du vieux Droit romain. Pour qu'une pareille union puisse être dissoute, il ne suffit pas que l'une des parties qui l'ont formée devienne malheureuse ou même coupable, il ne suffit pas que l'une d'elles compromette le premier des biens d'une famille, son honneur, il faut que l'acte qu'elle commet vise l'autre directement, et témoigne pour elle de sentiments intentionnels de haine, d'aversion ou de mépris: voilà l'injure grave qui est une cause déterminée de divorce.

Or, les recueils de jurisprudence montrent que les tribunaux ne s'en tiennent pas toujours à cette notion de l'injure. Lors de la discussion de la loi de 1884, la question s'était posée de savoir si l'on admettrait la condamnation de l'un des conjoints à une peine correctionnelle, au moins d'une certaine gravité, comme cause déterminée de divorce. L'article 231 du projet de la Chambre des députés était ainsi rédigé : « Les tribunaux pourront accorder le divorce aux époux qui le demanderont pour excès, sévices et injures graves de l'un envers l'autre, ainsi qu'à raison de la condamnation de l'un d'eux à une peine correctionnelle d'emprisonnement pour vol, escroquerie, abus de confiance, outrage public à la pudeur, excitation de mineurs à la débauche, comme aussi de toutes condamnations à des peines correctionnelles prononcées par les cours d'assises et les conseils de guerre pour les armées de terre et de mer pour crimes, à raison de l'admission de circonstances atténuantes... >>

Le Sénat n'accepta pas cette rédaction, ne voulant pas admettre les condamnations à des peines correction

nelles comme causes déterminées de divorce, et rétablit le texte de l'article 231 tel qu'il existait dans le Code civil de 1804 et tel qu'il a été définitivement maintenu dans la loi nouvelle : « Les époux pourront réciproquement demander le divorce pour excès, sévices ou injures graves de l'un d'eux envers l'autre. » La Chambre des députés vota cette dernière rédaction sur la proposition de la commission, malgré les regrets formulés par le rapporteur dont il est bon de citer les paroles, parce que les auteurs et les arrêts, disposés à faire d'une condamnation correctionnelle une cause déterminée de divorce, y ont puisé leur unique argument en faveur d'une doctrine manifestement condamnée par la loi « Le Sénat, a dit M. Letellier dans son rapport à la Chambre, a supprimé la faculté que vous aviez voulu donner aux tribunaux d'accorder le divorce en raison de la condamnation de l'un des époux à des peines correctionnelles entachant en fait l'honneur du condamné. Nous regrettons cette disposition qui est réclamée depuis bien longtemps par les plus éminents jurisconsultes et que la raison semblait commander. Un homme peut être infâme sans que la peine à laquelle il a été condamné soit légalement infamante, et s'il est vrai qu'aucun supplice n'est comparable, pour une nature élevée, à celui d'être uni à un être dégradé et pervers, le divorce semblait devoir être admis dans ce cas. La solution du Sénat ne nous a pas cependant paru sans remède. Nous demeurons convaincu que, dans l'immense majorité des cas, les tribunaux considéreront l'infamie du fait de l'un des époux comme une injure grave envers l'autre époux et prononceront le divorce. Aussi n'insisterions-nous pas autrement en faveur de notre rédaction première si nous ne pensions pas que nous devons, dès aujourd'hui, fixer le résultat acquis en adoptant, sans y rien changer, toute la rédaction qui vous est sou mise1. » Cette dernière phrase n'est pas claire, mais en somme il résulte bien de tout cela que la loi, telle

D. P. 1884, 4, 101.

qu'elle a été votée, n'admet pas que les condamnations correctionnelles quelconque soient des causes de divorce. Les regrets du rapporteur ne peuvent rien y faire; encore moins, l'étrange espoir qu'il manifeste de voir les tribunaux prononcer quand même le divorce pour cause de condamnation à une peine correctionnelle.

Cependant, il y a des auteurs qui ont cru pouvoir in voquer les paroles du rapporteur de la loi à la Chambre des députés, pour soutenir que les condamnations correctionnelles peuvent constituer une injure grave de nature à entraîner le divorce, dans les termes de l'article 231, Code civil 1.

Quant à la jurisprudence, elle a considéré comme injures suffisamment graves une condamnation correctionnelle intervenue dans une poursuite pour abus de confiance qualifié Toulouse, 31 décembre 1888 (D. P. 90, 2, 104); — des condamnations pour escroquerie et abus de confiance Trib. Castelnaudary, 17 août 1885 (Le Droit, 15 mars 1886); Rennes, 12 novembre 1895 (Gaz. Pal., 96, 1, 256); des condamnations correctionnelles pour vol: Trib. Caen, 13 décembre 1886 (Rec. Caen, 87, 291); Amiens, 10 mars 1886 (Journ. Amiens, 10 mars 1886); Trib. Coulommiers, 1o juillet 1892 (La Loi, 3 mars 1892); - des condamnations à quinze mois de prison pour abus de confiance, et à trois mois d'emprisonnement pour filouterie d'aliments Toulouse, 7 juillet 1886 (Monit. judic. Lyon, 2 août 1886); une condamnation encourue pour vol à cinq ans de prison: Trib. Cambrai, 16 juin 1887 (La Loi, 2 août 1887); une condamnation pour faux : Trib. Toulouse, 17 mars 1892 (Le Droit, 17 décembre 1892); une condamnation encourue par l'un des époux à raison de violences et de voies de faits exercées contre un enfant commun: Trib. Remiremont, 11 juin 1896 (Le Droit, 4 août 1896); — une condamna

1 Carpentier, Divorce et séparation de corps, t. I, no 693. Contra: Dalloz, suppl. V. Divorce et séparation de corps, no 94.

tion du mari à l'emprisonnement pour vol: Trib. Rocroy, 12 janvier 1899 (Gaz. Pal., 99, 1, 282). Plus généralement toute condamnation de nature à apporter le trouble et le déshonneur dans le ménage : Trib. Seine, 2 juin 1890 (La Loi, 22 octobre 1890); une décision émanée d'un Conseil d'enquête et prononçant une exclusion de l'armée pour faute contre l'honneur: Trib. Perpignan, 4 décembre 1893 (Le Droit, 17 mars 1894).

Beaucoup de tribunaux admettent donc les condamnations correctionnelles comme causes déterminées de divorce, à titre d'injures graves prévues par l'article 231 Code Civil, alors que l'article 232 paraît bien les exclure en n'attachant ce caractère qu'aux condamnations afflictives et infamantes. Pour justifier cette doctrine, il a été dit que c'est alors le fait plutôt que la condamnation qui constitue l'injure grave'; mais ce n'est là qu'un moyen de tourner la loi, qui ne vaut pas mieux que celui tiré du pouvoir souverain du juge pour apprécier les faits constitutifs de l'injure grave.

L'abandon du domicile conjugal ou le refus de le réintégrer a été maintes fois aussi invoqué, avec succès, à titre d'injure grave. Sans doute des circonstances de faits qui l'accompagnent peuvent bien lui imprimer ce caractère et autoriser les tribunaux à y voir une cause de divorce. Mais l'abandon du domicile conjugal, à lui seul, par exemple lorsqu'on n'en connaît pas la cause, prolongé pendant un certain temps, peut-il suffire pour faire prononcer le divorce? De nombreuses décisions. l'ont admis Paris, 18 février 1886 (Le Droit, 26 fé-vrier 1886); - Paris, 11 février 1887 (S. 87, 2, 88); — Paris, 8 juillet 1886 (S. 86, 2, 164); - Amiens, 30 novembre, 1887 (D. P. 90, 5, 158); - Paris, 11 février 1887 (S. 87, 1, 469); Paris, 17 avril 1888 (Le Droit, 19 avril 1888); Chambéry, 20 mars 1888 (La Loi 20 juin 1888); Trib. Seine, 14 avril 1891 (Le Droit, Bordeaux, 31 mars 1897 (La Loi, Paris, 18 avril 1888 (Le Droit,

10 mai 1897);

2 juin 1897);

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Carpentier, loc. cit., no 695.

26 avril 1888). - Dans l'espèce de ce dernier arrêt, le mari était en état d'absence légale. L'absence n'est pas une cause de divorce et ne peut pas le devenir sous le nom d'abandon du domicile conjugal.

Ainsi l'abandon du domicile conjugal serait par luimême, sans qu'on eut relevé dans les faits rien d'outrageant, une cause de divorce. Il ne peut l'être qu'à titre d'injure grave, et c'est ainsi que dans toutes les décisions citées il est qualifié. Mais qui dit injure grave, dit un fait sujet à appréciation, susceptible de plus ou de moins. Or, l'abandon du domicile conjugal, si on l'envisage en dehors des circonstances qui l'ont motivé, est un fait absolu, qui existe ou qui n'existe pas, non susceptible d'appréciation. Il serait donc une cause péremptoire de divorce, comme l'adultère ou une condamnation à une peine afflictive et infamante. Une injure grave, cause péremptoire de divorce, c'est là une chose tout à fait en dehors des prévisions de la loi de 1884. Admettre cela, c'est oublier que ses auteurs ne se sont pas proposé de faire du divorce une sanction de toutes les obligations nées du mariage à la charge des époux, mais seulement de quelques-unes d'entre elles rigoureusement prévues, dont la violation constitue les causes déterminées de divorce. L'abandon du domicile conjugal n'est pas au nombre de ces causes. Il ne faut pas l'y comprendre, sous le nom d'injure grave, s'il ne présente en lui-même rien d'injurieux.

Il y a beaucoup d'abus dans l'application de la loi du divorce. On en convient volontiers, même dans les milieux les moins prévenus, entre gens capables de s'élever au-dessus des cas particuliers et de se rendre compte du désordre social qu'ils engendrent surtout dans la classe ouvrière où ils sévissent avec le plus d'intensité. Mais supposez deux époux lassés de la vie commune, cherchant un remède à leurs maux et peut-être à leur inconstance; les conseils ne leur manqueront pas pour les pousser dans la voie du divorce, ni les juges pour leur en ouvrir les portes. N'est-ce pas un moyen trop commode de rompre des liens devenus trop pesants de

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