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1894, 8.000 procès-verbaux seulement ont été dressés par les 32.000 fonctionnaires de cet ordre. On constatait de plus que dans 37 départements on comptait parmi eux 1.600 septuagénaires et octogénaires et, dans tous, des personnes faisant des métiers infimes'. »

Ajoutons à ce tableau les aveux de M. Cruppi sur la gendarmerie : « Le gendarme, bien malgré lui, devient un rond de cuir, noyé dans les paperasses du recrutement, exténué de calligraphie, et ne montrant plus par les routes ses bottes, son coursier et ses moustaches rassurantes.

« Or, le gendarme a été créé et mis au monde « pour <«< la sûreté des campagnes et des voies de communica<«<tions »; ses fonctions habituelles et ordinaires sont « de faire des tournées, courses et patrouilles sur les . « grandes routes et chemins vicinaux, dans les campa«gnes, hameaux, fermes et bois. »

« C'est la loi qui dit cela.

<< Donc, hâtons- nous de rendre ces braves gens, toujours aimés et populaires, à leur naturelle fonction3. »

La police rurale ne se fait pas sérieusement. Dans un canton on ne peut compter que sur les cinq gendarmes de la brigade absorbés par la bureaucratie. Les mailles du filet sont trop larges; les nomades passent au travers.

Les professionnels consultés par M. Fourquet évaluent à deux cent mille le nombre de leurs congénères. Qu'en savent-ils? L'honorable magistrat pose en principe que les agents n'arrêtent qu'un nomade sur cinq. Il en conclut que 40.000 vagabonds ayant été arrêtés en 1894, c'est 200.000 qui auraient dû être mis sous les verrous; qu'il faut déduire 50 % pour les récidives; qu'ainsi il y aurait 100.000 nomades3.

Pure hypothèse! Le recensement de 1891 constate l'existence de 1.304.250 gens sans aveu sur 37.933.944

Eod., p. 1941, colonne 2.

* Jean Cruppi, Délits et misère, Figaro du 28 mars 1899.

3 Revue des Deux-Mondes du 5 mars 1899, p. 399.

habitants de la France'. Voilà le fonds de réserve du crime combien fournit-il de chemineaux? Les Conseils généraux, avec toute la France, crient à l'envi que l'invasion des campagnes est extrême et M. le Garde des sceaux, dans son rapport sur la justice criminelle. en 1896, écrit cette phrase énigmatique : « Il y aurait lieu de s'applaudir de la diminution des poursuites contre les vagabonds dont le chiffre de 18.357 en 1886, est tombé à 16.133 en 1895 et à 15.009 en 1896, si vraiment l'on pouvait croire qu'elle correspond à une réelle décroissance du vagabondage. »

Non vraiment, on ne peut le croire. Malgré les pronostics flatteurs de la vérité officielle, la décroissance des chiffres vient de l'insuffisance des recherches. M. Cruppi nous le confirme. « C'est un cri universel d'un bout à l'autre de la France, dit-il : il n'y a plus de police rurale3.

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Les vagabonds, en général des isolés, parcourent la France en tous sens. Il leur arrive de travailler pendant les beaux jours, quand ils ne mendient point et ne volent point. Leurs migrations du Midi au Nord et du Nord au Midi sont périodiques et suivent l'ordre des saisons. M. Fourquet a essayé d'en fixer les lois. Il indique qu'ils hivernent volontiers sur la Côte d'azur et reprend : « Ils commencent donc par les travaux de la fenaison dans la Camargue et, s'acheminant peu à peu vers le Nord, les uns en remontant la vallée du Rhône, les autres en passant par l'Auvergne et le Bourbonnais";

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Rapport de M. le Garde des sceaux sur la justice criminelle en 1896. Journal Officiel du 14 avril 1899, p. 2511.

* Eod.

3 Délits et Misère, Figaro du 28 mars 1899. — « La Société des agriculteurs de France émet régulièrement, dans ses congrès annuels, un vœu pour la répression du vagabondage dans les campagnes. Le dernier a été voté le 6 mars 1899.

«La Société nationale d'encouragement à l'agriculture a émis un vœu analogue dans sa séance du 1er mars 1399. »

Revue politique et parlementaire du 10 mai 1839, p. 302, note 1.
Loco citato, p. 409.

5 M. Garraud, Traité théorique et pratique du droit pénal français, constate aussi (tome IV, p. 88) leur prédilection pour le centre de la France.

ils se dirigent sur Paris, ensuite sur les Flandres où les attirent les usines et la culture des betteraves, puis sur la Normandie où ils sont le mieux rétribués, disent-ils; après quoi la Beauce avec ses moissons les attirera. Enfin, ils reviendront pour la saison des vendanges, vers le Midi, alléchés par le facile travail de la cueillette des raisins, l'appåt du vin à très bon marché, d'autant qu'à la vendange succèdera dans les régions voisines, en octobre, la récolte des châtaignes, suivie de celle des olives en Provence. Ceux qui hivernent en Bretagne vont plus spécialement peupler en été la Normandie, le département de la Seine et les pays voisins. Enfin, un courant s'établit entre la Bretagne et le Sud-Ouest, par les Charentes, vers Lourdes, centre d'attraction. >>

Puis il y aurait des pèlerinages reconnaissants dans le Dauphiné, la Savoie, la Bresse, l'Allier, la Bretagne et la Vendée, pays de Cocagne des roulans.

Cette description pittoresque, commentaire animé du mot de Richepin:

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ne doit pas faire oublier que trop souvent le vagabond, après avoir mangé le pain de la charité, laisse comme adieux à ses hôtes le meurtre, l'incendie, l'attentat aux mours et le vol.

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Deux hommes, Ravachol et Vacher, incarnent le nomade Vacher a commis du 1 avril 1894 au 4 août 1897 1 douze meurtres avoués. Les fails dont il a été soupçonné et qui révèlent sa main d'oeuvre sont innombrables. Il lui suffisait d'avoir assez de sang froid pour agir quand il n'était pas vu, de cacher le corps de sa victime dans un taillis, d'avoir un vêtement de rechange volé et de bonnes jambes. Lorsque le crime était découvert, il se trouvait à quatre-vingts kilomètres de là *.

Combien un nomade peut-il commettre de crimes avant d'être découvert?

M. Fourquet croit que les vagabonds sont responsa

1 Eod., p. 413.

Eod., p. 419.

bles de la majeure partie des crimes et des délits à auteurs inconnus. Il remarque qu'ils ont commis 6 assassinats réprimés en 1845 et 16 en 1894; qu'entre ces deux dates leurs meurtres se sont élevés de 7 à 17; leurs vols qualifiés de 212 à 391; leurs attentats aux mœurs de 7 à 32. Puis passant aux infractions à auteurs inconnus et prenant toujours pour termes de comparaison les deux années 1845 et 1894, il trouve que les meurtres et les assassinats non réprimés se sont élevés de 119 à 215 et les vols de 13.417 à 66.278. En tenant compte des moyennes, du nombre croissant des vagabonds et des recherches infructueuses dans les contrées qu'ils sillonnent le plus, M. le juge d'instruction de Belley estime. que la participation des vagabonds dans les faits à auteurs inconnus est d'environ 64 °1.

La preuve n'est point mathématique, mais elle conduit à de grandes vraisemblances.

Entre les vagabonds proprement dits et les individus domiciliés il y a les nomades qui voyagent en roulottes, par familles ou par bandes, vanniers, étameurs, raccommodeurs de porcelaines, montreurs d'ours, bateleurs, forains, etc. Munis de papiers réguliers, à demi-civilisés, à demi-travailleurs, ils sont aussi l'effroi des campagnards qui les tiennent pour d'incorrigibles maraudeurs, et même pour des incendiaires lorsqu'ils se vengent d'un mauvais accueil. Ils font mendier leurs enfants en bas âge, sans que jamais garde champêtre ait songé à arrêter le chef de la bande pour complicité du délit.

En 1895 ordre fut donné à la gendarmerie de recenser le même jour, sur toutes les voies de communication de la France, les individus étrangers à la région. On en trouva 25.000. Les investigations devaient porter surtout sur les individus « voyageant en bandes et accompagnés de roulottes. » Le chiffre obtenu ne fait pas double emploi et doit être ajouté à celui donné par M. Cruppi

1 Eod., pp. 414 à 416.

Rapport de M. de Marcère. Journal Officiel, du 29 mars 1898.

et par M. Fourquet pour le dénombrement des nomades1.

Dans cette classe intermédiaire se trouvent des Bohêmes, Tzingaris, Ramonittchels', enfants perdus d'une nation sans territoire, comptant environ 700.000 membres répandus dans toute l'Europe. En France, on les rencontre dans la Provence, le Languedoc et la Lorraine; rarement ailleurs. Il y a trente ans Toulouse était un de leurs centres. Leurs logis mobiles, sur les terrains vagues d'un des faubourgs, y formaient un campement permanent. Le 24 mai les Tzingaris se retrouvent encore par milliers, en pèlerinage, aux Saintes-Maries-de-laMer où ils détroussent les vrais fidèles en marmottant des prières *.

La Suisse s'est débarrassée d'eux en les frappant de patentes exorbitantes pour l'exercice de leurs petits métiers".

L'administration française, trop insouciante, ferme les yeux sur leurs incursions qui ne devraient pas être tolérées de la part d'étrangers, alors surtout que le Ministre de l'intérieur et les préfets des départements frontières sont armés du droit d'expulsion".

Les grandes villes ont aussi leurs vagabonds spéciaux, les sédentaires, qui ne s'éloignent pas sans d'impérieuses nécessités. Crocheteurs, pisteurs, colporteurs d'allumettes de contrebandes, camelots, ouvreurs de portières, vendeurs de programmes, distributeurs de prospectus

1 « Ce recrutement nous paraît présenter tous les caractères d'une fantaisie extraordinaire, et mériterait d'être mis en relief par Courteline et Alphonse Allais. En réalité, c'est par centaine de mille qu'il faut chiffrer les mendiants qui sillonnent nos routes et encombrent nos rues. »

M. Paul Robiquet. La proposition Cruppi sur le Vagabondage et la Mendicité. L'Economiste Français du 6 mai 1899, p. 583.

Macé, Le Service de la sûreté, p. 270.

3 Chéruel, Dictionnaire des institutions de la France, Vo Bohêmes. Jean Aicard, Le roi de Camargue, p. 11.

5 M. Fourquet, Eod., p. 407.

* M. Hélitas, Le Vagabondage et les moyens pratiques d'y remedier.

1 Consulter dans Le Service de la sûreté, de M. G. Macé, l'intéressant chapitre sur le vagabondage.

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