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libéralités, elles exercent ce droit sans condition. L'article 910 n'a rien à faire ici.

L'opinion qui refuse aux sociétés la capacité pour acquérir à titre gratuit, est manifestement inspirée par la crainte de la reconstitution des biens de main morte. Bien que ce motif soit, au fond, le principal, il ne vient d'habitude que le dernier dans l'exposé du système, comme argument d'utilité. Quant aux moyens juridiques, ils se réduisent à ceci :

Une association favorisée de la reconnaissance d'utilité publique, dont l'existence et le but ont paru mériter l'autorisation légale ou administrative, ne peut acquérir à titre gratuit qu'avec l'agrément du gouvernement. Il semble impossible qu'une société qui est née de la simple convention des particuliers, qui s'est assigné son but à elle-même, sans contrôle et sans garantie officielle, ait une capacité absolue d'acquérir à titre gratuit, alors que l'association reconnue d'utilité publique, n'a à cet égard qu'une capacité restreinte. Et, sous prétexte que la société ne peut pas avoir plus de droit que l'établissement d'utilité publique, on décide qu'elle en a moins, ou plutôt qu'elle n'en a point du tout. Le vice du raisonnement est manifeste. L'établissement d'utilité publique est une personne morale. La société en est une autre. Les conditions de leur formation sont différentes. Pour le premier, il faut le consentement des pouvoirs publics; pour la société, il suffit de l'accord de la volonté des associés. Leur capacité aussi peut être différente. Mais c'est à la loi d'en décider. C'est elle qui règle la capacité des personnes morales, comme l'état civil des individus. Or, elle juge à propos de restreindre par l'article 910 la capacité des associations reconnues d'utilité publique pour acquérir des libéralités, et non celle des sociétés. Ce n'est que par un abus d'interprétation que l'on peut conclure de l'incapacité limitée de l'une à l'incapacité absolue de l'autre.

On dit encore qu'une société a une capacité restreinte pour les actes se rapportant à son objet, et

qu'on ne fonde pas une société dans le but de recevoir des libéralités; qu'au surplus, l'intention libérale, cause impulsive des libéralités chez le disposant, peut exister à l'égard d'une personne humaine, non vis-à-vis d'un être fictif, d'une abstraction juridique, incapable d'inspirer une intention de bienfaisance. Il est facile de répondre à cela que si l'on ne fonde pas une Société en vue de lui faire acquérir des libéralités, on peut fonder une société en vue d'un objet susceptible d'inspirer à un bienfaiteur la volonté de lui faire une libéralité. Celui-ci n'agira pas par sympathie pour la personne morale, société, mais par goût pour son objet, avec le désir d'en assurer la réalisation. L'acceptation de la libéralité. ainsi faite se rapportera bien à l'objet de la société.

Y aurait-il dans la nature même de la société, comparée à celle de l'établissement d'utilité publique, une raison de la différence que l'on prétend établir entre les deux ?

Suivant l'opinion généralement reçue et combattue par M. le marquis de Vareilles-Sommières, les associations qui jouissent de la personnalité morale, sont seules capables de recevoir des libéralités. M. Labbé, dans une note du recueil de Sirey publiée sous le jugement du Tribunal de la Seine du 30 mars 1881, qui a déclaré une société commerciale capable de recevoir à titre gratuit, soutient que cette capacité n'appartient pas également à toutes les personnes morales et qu'il y a lieu de faire, entre elles, à cet égard, une distinction.

L'association reconnue d'utilité publique a seule une personnalité juridique distincte de la personne des membres qui la composent. Elle forme vraiment un être moral ayant un patrimoine à lui dans lequel nul individu ne peut prétendre avoir une part. Tant que l'établissement subsiste, le patrimoine n'appartient qu'à lui. Si l'association disparaît, ses biens ne deviennent pas la propriété des individus qui la composaient. Ce sont des biens sans maître, comme ceux d'une personne décédée sans héritier. Que deviennent-ils? Des lois spé

ciales en règlent d'une façon expresse la dévolution. Par exemple, la loi du 8 mars 1850, sur les sociétés de secours mutuels, article 10, décidait qu'en cas de dissolution d'une société semblable reconnue comme établissement d'utilité publique, les biens restant libres après le remboursement des cotisations aux sociétaires, sont attribués à d'autres établissements du même genre. La loi du 12 juillet 1875 prévoit l'extinction d'un établissement d'enseignement supérieur reconnu et décide que les biens donnés font retour aux donateurs et à leurs héritiers, et que les biens acquis à titre onéreux reviennent à l'Etat qui les emploie à doter des établissements du même genre. Une association semblable peut recevoir un don parce qu'il s'adresse vraiment à elle, être moral, et non à la personne de ses membres qui ne pourront jamais y prétendre, ni pendant sa durée, ni après sa dissolution. Elle s'enrichit à l'avantage du but qu'elle poursuit, de la cause qu'elle sert, non au profit des particuliers qui concourent à son fonctionnement. Les choses se passent différemment lorsqu'il s'agit d'une société. Sa personnalité juridique n'est qu'une forte concentration de droits individuels, une fiction. qui n'anéantit pas les droits des associés, qui cache pour un temps le fait de la copropriété pour le laisser reparaître au moment de la dissolution. Tout accroissement de l'actif social profite aux associés, en ajoutant à la valeur de leurs actions ou de leurs parts. La société ne peut pas s'enrichir, sans que les associés s'enrichissent personnellement. Ceux-ci réaliseront leur enrichissement pendant la durée de la société en vendant leurs parts ou actions, après la dissolution en touchant. ce qui leur reviendra dans la liquidation. Si on admet qu'une société peut recevoir une libéralité, ce n'est pas elle qui sera gratifiée, ce sont les associés. Or, dans une donation ou dans un legs, la personne du donataire ou du légataire doit apparaître clairement pour l'application des règles sur le rapport et la réduction. Aucune fiction, aucun voile, ne doit s'interposer entre le donateur et le donataire. La conclusion est que la société

est incapable, que les associés, pris personnellement, sont seuls capables de recevoir des dons ou des legs.

Le système aboutit en somme à ceci : Une libéralité qui s'adresse en apparence à la société, profite en réalité aux associés. La société n'est, par la force des choses, qu'une personne interposée pour faire parvenir la libéralité à qui doit la recueillir. Cette interposition de personne qui se rencontre forcément dans toute. libéralité faite à une société, doit suffire pour faire admettre que la société elle-même n'est pas capable de Jecevoir à titre gratuit.

Si les associés dans une Société gratifiée d'une libéralité étaient frappés de quelque incapacité légale absolue ou relative de recevoir à titre gratuit, on pourrait admettre ce raisonnement. La loi défend de faire une libéralité par personne interposée à un incapable de recevoir, et un être moral peut jouer le rôle de personne. interposée. Mais si les associés ne sont frappés d'aucune incapacité spéciale, comment pourrait-on annuler une libéralité en se fondant sur une présomption d'interposition de personne, présomption que la loi ne crée nulle part, et sur une incapacité de celui que l'on dit être le vrai donataire, incapacité qui, en fait, n'existe pas? En admettant que la libéralité faite à la société, s'adresse en réalité aux associés, cela peut exercer une influence pour l'application des règles sur les rapports, mais où a-t-on vu qu'une libéralité doit être annulée, parce qu'elle profite par personne interposte à un donataire capable de recevoir?

Plus simple et plus juridique me paraît l'opinion qui admet la capacité des sociétés pour recevoir des libéralités. Elle rallie les suffrages de MM. Aubry et Rau (4° édit., t. I, p. 191), Lyon-Caen et Renault (2o édit., t. II, nos 118 et s.), Vavasseur (t. I, n° 27 ter et suiv.), Houpin (édit. de 1895, t. I, n° 16). Elle a été consacrée par les tribunaux : Trib. de la Seine, 30 mars 1881 (S., 81, 2, 249); Trib. de Bordeaux, 4 avril 1892 (Revue des Sociétés, 1892, p. 516); Cass., 2 janvier 1894 (Dall., 94, 1, 81 et le rapport de M. le conseiller Cottelle); Cass., 24 oct. 1894 (Revue des Sociétés, 1895, p. 7).

Suivant MM. Aubry et Rau, la capacité des personnes morales est restreinte aux droits et aux obligations qui se réfèrent au patrimoine. Mais, dans cette sphère, leur capacité est, en principe, la même que celle des personnes physiques, sauf la condition d'autorisation pour les établissements d'utilité publique.

MM. Lyon-Caen et Renault s'expriment ainsi sur la question (2o édit., t. II, p. 119): « Nous admettons sans restriction pour les sociétés constituant des personnes morales la capacité de recevoir à titre gratuit (art. de Ch. Lyon-Caen dans le journal La Loi du 17 avril 1881). Dès l'instant la loi reconnait l'existence d'une personne civile celle-ci a, en principe, la capacité d'une personne physique. Il y a seulement exception pour les droits qui, d'après leur nature ou leur fondement, ne peuvent appartenir qu'à une personne physique (droit de succession ab intestat) ou pour les droits qu'un texte formel de loi leur refuse. »

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Il est vrai que MM. Aubry et Rau, et Lyon-Caen et Renault n'admettent que pour les sociétés commerciales la capacité de recevoir des libéralités, parce qu'ils refusent à la société civile la personnalité morale. Ils sont en cela en désaccord avec la jurisprudence. Si l'on admet avec les Tribunaux que la société civile est une personne morale, elle ne peut pas avoir une autre capacité que la société commerciale pour acquérir à titre gratuit.

L'article 902 du Code civil pose en principe, que «toutes personnes peuvent disposer et recevoir par donation et testament, excepté celles que la loi en déclare incapables ». Dans le domaine des personnes morales, il y a l'article 910 qui soumet à l'autorisation du gouvernement l'acceptation d'une libéralité à un établissement d'utilité publique. Il y a la loi du 21 mars 1884 (art. 6), relative aux Syndicats professionnels, qui considère bien ces associations comme des personnes morales, mais ne leur reconnaît en même temps comme telles qu'une capacité limitée. Mais on chercherait vainement un texte restreignant la capacité

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