Page images
PDF
EPUB

d'ailleurs l'expérience qu'elles ont pu faire sur ce terrain, nous l'avons à plusieurs reprises constaté, n'est pas pour nous encourager à suivre leurs traces et donne peu de garanties pour l'avenir. L'exemple des innovations. introduites dans les législations étrangères ne saurait du reste nous conduire à accepter sans examen les modifications profondes qui sont à la veille d'être introduites dans notre législation française. Il ne nous enlève pas le droit de les critiquer et ne saurait nous empêcher d'en faire connaitre les périls.

Paul NOURRISSON,

Avocat a la Cour d'appel de Paris.

LES QUETES FAITES AU PROFIT DES PAUVRES

ET LE PROJET D'AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT

Le 20 octobre 1898, la section de l'intérieur du Conseil d'Etat a, sur le rapport de M. le conseiller Abel Flourens, arrêté, pour le soumettre à l'assemblée générale, un projet d'avis relatif aux quêtes faites dans les églises pour les pauvres. Ce projet est ainsi conçu :

Le Conseil d'Etat consulté par le ministre de l'Intérieur sur les questions suivantes :

Les Conseils de Fabrique, curés et desservants ont-ils le droit de quéter dans les églises pour les pauvres? et, en cas de negative, qui a droit de quêter dans les églises pour les pauvres? Vu la loi du 7 frimaire an V;

Vu l'arrêté du 5 prairial an XI;

Vu le décret du 12 septembre 1806;

Vu la loi du 18 germinal an X et le décret du 30 décembre 1809;

Vu les articles 910 et 937 du Code civil;

Vu les lois des 5 avril 1884 et 15 juillet 1893;

Vu les avis du Conseil d'Etat en date des 6 juillet 1831, 24 mars 1880 et 18 juillet 1881;

Sur la première question: Les Conseils de Fabrique, curés et desservants ont-ils le droit de quéter dans les églises pour les pauvres?

Considérant qu'aux termes de l'article 76 de la loi du 18 germinal an X, et de l'article 1er du décret du 30 décembre 1809, les Fabriques n'ont de capacité que pour pourvoir à l'entretien des églises et aux frais du culte et n'ont point de vocation charitable ; que, par conséquent, elles sortiraient de leur mission, dans laquelle il est du devoir du gouvernement de les maintenir, si elles procédaient à des quêtes dans les églises pour en destiner le montant aux pauvres de leur choix et qu'elles détourneraient ainsi de sa destinée l'une des recettes dont la loi a composé le budget du bureau de bienfaisance;

Que les curés et desservants n'ont pas davantage capacité pour recevoir au nom des pauvres ;

Sur la deuxième question: Qui a le droit de quéter dans les églises au nom des pauvres ?

Considérant qu'au profit des indigents qu'ils ont mission de secourir et dont ils sont les seuls représentants légaux, les bureaux de bienfaisance et les bureaux d'assistance ont reçu des lois précitées le droit de pratiquer des quêtes dans les églises, à l'exclusion des Fabriques ou de tout autre établissement public;

Que pour assurer le plein exercice de cette prérogative, l'article 75 du décret du 30 décembre 1809 les a autorisés à procéder ou à faire procéder par leurs préposés à des quêtes de cette nature, toutes les fois qu'ils le jugeraient convenable, sans avoir à se concerter. avec l'autorité ecclésiastique;

Mais considérant que cette dernière faculté n'étant établie qu'en faveur des seuls bureaux de bienfaisance et d'assistance par les dispositions précitées, les autres établissements soit publics, soit d'utilité publique, tels que les hospices et les orphelinats qui ont mission de venir en aide à certaines catégories d'indigents, ne pourraient faire appel à la charité publique dans les églises que sous la condition de se concerter avec l'autorité épiscopale conformément à l'article 75 du décret du 30 décembre 1809.

Est d'avis:

De répondre dans le sens des observations qui précèdent.

Aux deux questions posées par le Ministre de l'intérieur, la section répondait donc en déniant aux Conseils de Fabrique, curés et desservants, le droit de faire des quêtes dans les églises pour les pauvres de toutes catégories; par contre, elle affirmait la capacité exclu. sive et entière à cet égard des bureaux de bienfaisance; elle reconnaissait en outre aux établissements publics et d'utilité publique, qui ont pour mission de venir en aide à certaines catégories d'indigents, un droit analogue, mais moins étendu en ce sens qu'il ne pourrait s'exercer dans les églises sans entente préalable avec l'autorité épiscopale.

Le texte de ce projet, inopinément divulgué par le journal La Croix de Paris dans son numéro du 21 octobre, a soulevé une véritable émotion; il a rencontré une telle réprobation dans l'ensemble de la presse qu'une. note oflicieuse a jugé utile d'annoncer l'ajournement à une date indéterminée de son examen définitif. Ce projet, dont la portée est plus étendue' qu'il n'apparaît à l'énoncé de son intitulé, n'en reste pas moins une me

[ocr errors]

nace singulièrement dangereuse pour la charité privée; il y a lieu de rechercher s'il peut se réclamer d'arguments juridiques, ou s'il exprime simplement une fois de plus le désir de faire édicter des solutions jurisprudentielles que dans l'état de l'opinion il serait encore prématuré de demander à des législateurs.

Les solutions proposées par la Section soulèvent en réalité quatre ordres de questions que nous allons examiner successivement:

1o Les bureaux de bienfaisance ou d'assistance ont-ils une vocation charitable qui leur confère le monopole des quêtes pour les pauvres ?

2o La vocation des bureaux de bienfaisance est-elle du moins exclusive de celle des fabriques?

3o Quelles sont en définitive les personnes qui peuvent quêter dans les églises, sous quelles conditions et pour quelles œuvres ?

4° Quelle pourrait être la sanction légale d'un décret qui entendrait appliquer les solutions formulées par le projet d'avis?

I

LES BUREAUX DE BIENFAISANCE OU D'ASSISTANCE ONT-ILS UNE VOCATION CHARITABLE QUI LEUR CONFÈRE LE MONOPOLE DES QUÊTES POUR LES PAUVRES?

Pour reconnaître aux bureaux de bienfaisance le. droit de procéder à l'exclusion des fabriques et des curés à des quêtes dans les églises au profit des pauvres, le projet se contente de formuler de brèves affirmations: 1o Les bureaux sont les seuls représentants légaux des indigents qu'ils ont mission de secourir;

2o Ils ont reçu des lois le droit exclusif de pratiquer à cet effet des quêtes;

3o Pour assurer le plein exercice de cette prérogative, l'article 75 du décret du 30 décembre 1809 les a autorisés à procéder ou à faire procéder par leurs préposés à des quêtes de cette nature, toutes les fois qu'ils le jugeront convenable et sans avoir à se concerter avec l'autorité ecclésiastique.

Le projet se réfère sans doute à la doctrine des avis de 1831 et de 1881, car il s'est abstenu d'indiquer les motifs qui lui ont paru de nature à étayer des allégations aussi graves; c'est seulement sur l'étendue des pouvoirs du bureau qu'il s'est montré plus explicite, mais sur ce point particulier, la formule qu'il emploie paraît rapporter inexactement le texte de l'article 75 du décret. de 1809. Ce laconisme, qui pourrait à juste titre surprendre, rend toute discussion forcément plus longue. Commençons par circonscrire nettement le débat afin d'éviter toute équivoque.

Il ne s'agit pas de rechercher dans cette étude si les bureaux de bienfaisance ont ou n'ont pas qualité à l'effet de recueillir toutes les libéralités faites au profit des pauvres, et si notamment ils peuvent revendiquer des legs charitables dont un testateur aurait cependant préféré charger d'autres établissements. En un mot, la question des fondations reste entièrement réservée, et nous n'entendons aucunement discuter ici la jurisprudence aujourd'hui en faveur qui voit dans le bureau de bienfaisance la seule personne morale capable d'acquérir au nom des pauvres toutes les fois qu'il s'agit de fonds ou de capitaux dont le revenu sera périodiquement distribué (Cass., 14 juin 1875, S:, 75, 1, 467). La seule question à résoudre est de savoir s'il est permis à la charité de faire appel à un agent de distribution de son choix, s'il est loisible à d'autres qu'aux bureaux de bienfaisance de recueillir à l'église ou partout ailleurs des sommes destinées à être absorbées dans une distribution rapide.

F. Avant d'aller plus loin, il est utile de se reporter au grand principe du Code civil sur l'usage des biens. Aux termes de l'article 544 « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et règlements. » On ne voit donc pas ce qui peut empêcher une personne majeure et maitresse de ses biens de donner des secours ou des aumônes à

« PreviousContinue »