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Nous le demandons à tout homme de bonne foi: où est l'idée dominante qui peut servir de base à cette énumération? où est le principe qui a guidé le législateur? Ce n'est pas la notion, d'ailleurs inexacte, qui a donné naissance au risque professionnel, la notion du danger spécial que fait courir à l'ouvrier l'emploi des machines ou l'agglomération d'un grand nombre de travailleurs la loi vise, en effet, des industries qui peuvent ne rentrer dans aucune de ces deux catégories. Pas davantage on ne saurait soutenir que le législateur a voulu viser les industries particulièrement dangereuses, car on ne voit pas qu'il ait cherché à faire cette classification. Eût-il cherché du reste à l'établir, comment en aurait-il le droit? Nous avons fait remarquer, en effet, que l'ouvrier, une fois l'accident survenu, est tout aussi intéressant dans une situation que dans une autre, et, dès l'instant qu'on reconnaît le risque professionnel, il n'y a aucune raison pour admettre ou exclure l'ouvrier travaillant dans telle ou telle profession.

L'énumération de la loi manque donc absolument de base et ne saurait se justifier. Elle est même destinée à être sans cesse remaniée et amplifiée jusqu'à embrasser l'industrie tout entière. Non seulement on va, dans la pratique, se heurter à des bizarreries d'application comme celles que M. Lucien Brun a fort bien signalées dans son article, mais on va se trouver logiquement et fatalement conduit à des extensions de plus en plus nombreuses. Pourquoi, par exemple, l'agriculture ne serait-elle pas comprise dans la loi? Pourquoi, demande avec raison M. Hubert Valleroux', le charretier renversé par une voiture n'est-il pas aussi à plaindre que son camarade pris dans l'engrenage d'une machine à battre? Pourquoi, ajouterons-nous, pour préciser encore, le charretier attaché à une entreprise agricole ne serait-il pas protégé comme celui qui est au service d'une entreprise de transport?

1 Eod, loco.

L'exemple de l'Allemagne est là pour nous montrer l'extension nécessaire de toute disposition de ce genre. En 1884, l'Allemagne consacre le principe du risque professionnel qu'elle sanctionne par l'assurance obligatoire. Elle ne l'applique tout d'abord qu'aux ouvriers de l'industrie, mais elle l'étend, en 1885, aux ouvriers des postes, des télégraphes, des chemins de fer, de la guerre et de la marine; en 1886, aux ouvriers des exploitations agricoles et forestières; en 1887, aux entreprises de constructions et de travaux publics, et aux gens de mer autres que les pêcheurs.

Mais laissons de côté, et les diflicultés d'appréciation. pour le présent, et le danger de l'extension indéfinie pour l'avenir qui sont les moindres défauts, quoique considérables, de la loi actuelle. Ce qui est grave, ce sont les conséquences de l'admission du principe du risque professionnel.

La première conséquence est la responsabilité imposée au patron et au patron seul. Que dit, en effet, l'article premier : les accidents survenus aux ouvriers visés par la loi donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d'entreprise. Le patron est donc toujours responsable, dans les limites fixées par la loi, même quand il n'a commis aucune faute.

De plus, il est seul responsable. On a dit pour justi– fier le risque professionnel que les accidents étant une nécessité de toute entreprise industrielle, c'était à l'industrie à indemniser ses victimes. Mais qui est l'industrie? Elle se compose du patron et des ouvriers. Or, l'ouvrier, d'après la loi nouvelle, n'aura même pas, comme dans la loi allemande et la loi autrichienne, une contribution à supporter. On peut objecter que, d'après les dispositions de la loi de 1898, l'indemnité de l'ouvrier ne sera jamais égale à la totalité de son salaire et qu'ainsi en fait il supportera une partie des conséquences de l'accident. Il n'en est pas moins vrai qu'il n'aura effective

1 M. Darcy. Compte rendu du Congrès de 1897, p. 430.

ment versé aucune contribution, et que, dans la réalité des choses, c'est le patron qui sera considéré comme responsable et seul responsable. C'est un résultat que nous trouvons profondément regrettable.

L'admission du risque professionnel entraîne par suite une seconde conséquence l'irresponsabilité de

l'ouvrier. A cette irresponsabilité à peu près complète aboutissent quelques-uns des arguments invoqués en faveur du nouveau principe.

Le risque professionnel, d'après la définition que nous avons empruntée à l'un de ses plus déterminés partisans, c'est en réalité le risque inhérent à la profession indépendamment de la faute du patron ou de celle de l'ouvrier. Mais les partisans de ce principe ne s'arrêtent pas là il faut tenir compte, disent-ils, du milieu dans lequel travaille l'ouvrier, de la façon dont il s'habitue au danger, des habitudes d'insouciance et d'inattention qu'il contracte forcément. Dès lors la simple négligence, la faute légère, doit être considérée comme un risque inhérent au métier et qui doit rentrer dans la catégorie des risques professionnels.

Une fois engagés dans cette voie, les défenseurs de la nouvelle doctrine devaient difficilement s'arrêter. Si on admet la faute légère, exclura-t-on la faute lourde? La distinction est souvent bien difficile à faire et l'on n'a pas eu de peine à démontrer combien elle était délicate. Elle s'impose cependant cette distinction, et on a pu dire avec raison, au dernier congrès des accidents', que si la faute lourde n'est pas susceptible de définition, elle existe incontestablement et constituera toujours une question de fait. Ira-t-on donner une indemnité à l'ouvrier blessé à la suite d'un acte qui constitue la violation. des règles les plus élémentaires de la prudence et qui aura peut-être causé la mort de plusieurs de ses camarades?

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A ces objections on a répondu que « le risque pro

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fessionnel est une théorie de responsabilité ayant sa base non pas dans la faute, mais dans un simple dommage. Graves ou légères, les imprudences des ouvriers et des patrons découlent de la vie qu'ils mènent et de l'habitude qu'ils prennent du danger. Les unes et les autres constituant le risque de l'industrie doivent rester à sa charge, au moyen d'indemnités rentrant dans les frais généraux ».

Telles sont les déductions auxquelles on arrive par l'abandon du principe de responsabilité. Aussi la distinction de la faute lourde et de la faute légère a-t-elle été écartée de la loi. Le législateur a seulement consenti dans l'article 20 à déclarer déchu du droit à toute indemnité la victime qui a intentionnellement provoqué l'accident. Il n'a pu cependant s'empêcher de prendre en considération la faute inexcusable: quand elle est prouvée à la charge de l'ouvrier, elle peut entraîner la diminution de la pension qui lui est attribuée ; quand elle est prouvée à la charge du patron, elle peut entraîner la majoration de l'indemnité. Quand la faute estelle inexcusable, et dans quelle mesure ce caractère de la faute doit-il modifier l'indemnité? C'est ce que les tribunaux auront à juger, et cette difficile appréciation sera infailliblement la source de contestations et de nombreux procès.

Une semblable législation ne manquera pas non plus de se traduire par une insouciance plus grande de l'ouvrier et par une augmentation du nombre des accidents. On a beau se récrier contre une telle perspective, le législateur ne changera pas la nature humaine et l'expérience a prouvé que toute atténuation aux conséquences de la responsabilité de l'ouvrier est une prime donnée à son imprévoyance. Les faits sont là, et ils ne sont pas contestables. En Allemagne les accidents ont augmenté de 37 % de 1890 à 1896', et cela, on l'a fait remarquer, malgré la discipline qui régne dans les ateliers allemands. Au dernier Congrès international

Congrès international, p. 437.

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des accidents M. Dejace ' signalait, à propos de la question de la faute lourde, « l'augmentation énorme de certaines catégories d'accidents en Allemagne comme en Autriche». Il citait l'avis du comité de la corporation minière allemande, une des plus importantes de l'Empire, qui groupe 440.000 travailleurs : « Douze années de pratique de la loi de 1884 ont donné à chacun de nos membres des vues bien nettes sur les modifications qui seraient désirables. Frappé du fait que les accidents proviennent pour plus d'un quart (la statistique le constate d'année en année) de la faute personnelle de la victime, le comité se demande s'il n'y aurait une réforme indispensable. Quand il voit, de plus, que pour un tiers des accidents la cause n'en est ni l'ignorance du danger, ni la maladresse, ni l'inattention, mais l'imprudence grossière, le refus bien établi d'employer des appareils de protection; le comité n'hésite pas à affirmer qu'il y a là une latitude excessive qui annihile les effets bienfaisants de la loi. Pour ce motif, il demande au Reichstag d'introduire dans la loi un article ainsi conçu : « En cas de négligence grave de la victime, les indemnités pourront être réduites d'un quart. » Et M. Dejace ajoutait : « L'aveu est grave, il importe de le relever, d'autant plus qu'il émane, je le répète, d'une des corportions les plus importantes de l'Empire d'Allemagne. Nos voisins reconnaissent donc qu'ils ont été trop loin, que le législateur en couvrant la faute lourde par l'assurance, a énervé le sentiment de la responsabilité et augmenté le nombre des accidents. »

Nous estimons que l'expérience est assez concluante pour nous donner le droit d'exprimer de sérieuses appréhensions.

LE FORFAIT

Le risque professionnel étant ainsi admis par le légis lateur avec les conséquences que nous venons d'indiquer les auteurs de la loi ont prétendu faire reposer sur ces

Eod. loc, p. 783.

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