Page images
PDF
EPUB

des sociétés pour recevoir des libéralités. Elle reste donc entière, à l'abri du principe de l'article 902 Code

civil.

On dit que les sociétés ne peuvent pas recevoir des dons ou des legs parce que les personnes morales n'ont d'aptitude juridique que pour les actes précis en vue desquels elles ont été constituées. Cela est vrai en un sens. Une société doit se mouvoir dans les limites de ses statuts qui fixent son objet et déterminent les pouvoirs de ses mandataires. Mais il ne faut pas confondre l'objet de la société et les actes qui y tendent. L'acceptation d'une libéralité ne sera pas le but que les associés se proposent d'atteindre. Ce sera un moyen d'y parvenir. Et qui pourrait dire qu'un mode d'enrichissement tel que l'acquisition à titre gratuit n'est pas un moyen des plus utiles pour aider à la réussite des affaires sociales?

Si la question de la capacité des sociétés pour recevoir des libéralités n'avait qu'un côté juridique, on ne la discuterait pas. Mais elle en a un autre qui tient la première place dans les préoccupations des défenseurs des diverses opinions qu'elle a fait naître. Reconnaître aux sociétés le droit d'accepter des dons et des legs, n'estce pas ouvrir la porte à la reconstitution des biens de main morte? Aux yeux de quelques-uns, cela suffit pour leur faire refuser un droit si dangereux dans ses conséquences. D'autres, sans nier le danger, estiment que les lois donnent le moyen d'y pourvoir.

La main morte à redouter, ce n'est pas une mainmorte quelconque. Des biens considérables s'accumulent entre les mains de puissantes sociétés industrielles ou commerciales. Le régime de l'anonymat, si en faveur de nos jours, tend à créer des personnes morales richement dotées. Nul ne songe à s'en inquiéter, tant que l'association des capitaux a pour but exclusif l'enrichissement des particuliers. Mais pour peu que l'on voie poindre un but moral, s'il s'agit d'entreprises destinées à favoriser l'entretien du culte, les œuvres d'assistance pieuse, ou d'enseignement libre, le fantôme de la main morte surgit aussitôt, tous l'agitent à l'envi, les.

partisans comme les adversaires de l'aptitude des sociétés à recevoir des dons et des legs.

Je n'ai pas à envisager cette face de la question. Il ne reste rien à dire sur ce point depuis les travaux sur la main morte, de nos deux savants collègues, MM. Hubert-Valleroux et Auguste Rivet, communiqués par eux à un précédent congrès et insérés dans les tomes VII et VIII de la 2° série de la Revue catholique des Institutions et du Droit.

En résumé, il n'y a pas de raison sérieuse pour refuser aux sociétés régulièrement constituées la capacité juridique pour recevoir des dons et des legs.

Je ne connais pas, du reste, de décision judiciaire qui la leur refuse.

Le jugement du tribunal de Bordeaux du 4 avril 1892 (Rev. des Soc., 1892, p. 516), qui avait validé une libéralité faite à une société, a bien été infirmé, il est vrai, par un arrêt de la Cour de Bordeaux du 20 juillet 1893, et le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de cassation le 29 octobre 1894 (Rev. des Soc., 1895, p. 7); mais il s'agissait, dans l'espèce, d'une société pour la propagation du spiritisme, et la Cour de Bordeaux, ainsi que la Cour de cassation, se sont appuyées pour la déclarer incapable de recevoir à titre gratuit, sur ce que cette association, bien que constituée sous la forme commerciale, n'avait pas en réalité pour but la réalisation de bénéfices à partager et, par conséquent, n'était pas une véritable société.

:

Il a été jugé dans le même sens au sujet d'une société hippique déclarée incapable de recevoir, parce qu'elle ne constituait pas une véritable société Nimes, 18 juillet 1892 (Rev. des Soc., 1892, p. 514; D., 93, 2, 490) et sur pourvoi Cass. Req., 2 janvier 1894 (Rer. des Soc., 1894, p. 61).

Le tribunal de la Seine, par jugement du 31 janvier 1898, rapporté dans la Gazette des Tribunaux du 11 mars 1898, a annulé le legs fait par la veuve d'Allan Kardek, le fameux spirite, à la société fondée pour la propagation des doctrines de son mari, pour le motif que,

lorsqu'une des conditions substantielles imposées par l'article 1832, par exemple le partage éventuel des bénéfices, ne se rencontre pas dans une société, celle-ci, à moins d'être légalement reconnue par l'Etat, ne constitue pas une personne morale capable de recevoir des libéralités.

Voilà bien comment se pose pratiquement la question. Il ne s'agit pas de savoir si une société régulièrement constituée peut accepter une libéralité, mais si telle société qui a été gratifiée d'une donation ou d'un legs avait été régulièrement constituée.

Lorsqu'une libéralité aura été faite à une société civile fondée pour asseoir une œuvre de bienfaisance ou d'enseignement, les héritiers qui voudront faire tomber la donation ou le legs ne feront pas valoir une prétendue incapacité d'acquérir à titre gratuit commune à toutes les sociétés. Ils invoqueront l'article 1832 C. C. et s'efforceront de prouver que le défaut de bénéfices pécuniaires à acquérir ou à partager vicie le caractère. juridique de l'association gratifiée, l'empêche d'être une personne morale et d'accepter valablement la libé

ralité.

C'est là qu'est le vrai danger, dans l'article 1832 du Code civil, tel qu'il est interprété par la doctrine et la jurisprudence.

A. POIDEBARD.

LA QUESTION DES ACCIDENTS DU TRAVAIL

ET LA LOI DU 10 AVRIL 1898

Depuis 1880, la question des accidents du travail est, en France, à l'ordre du jour de nombreux projets, s'inspirant de principes différents, prenant leur point de départ, tantôt dans l'initiative parlementaire, tantôt dans les propositions du gouvernement, se sont produits. au cours des législatures successives. On a pu les apprécier diversement, mais on a pu justement constater « qu'ils n'ont été précédés d'enquête sérieuse ni sur les résultats probables de leur application, ni sur les disponibilités et bénéfices du travail national». Ils étaient donc condamnés à un échec certain et la solution paraissait indéfiniment ajournée : « Sous chaque législature, écrivait-on au mois de juillet 1897, chacune des assemblées met à la mer une commission et un projet qui n'atterrissent jamais. La fatalité ne sera rompue que le jour où quelque courant d'impétueuse impatience précipitera les votes du côté de la solution la plus pro

chaine. >>

3

Le courant s'est, en effet, déterminé sous l'influence des préoccupations électorales, et la dernière législature, en adoptant sans discussion le projet sur lequel une entente avait été préparée oflicieusement avec le Sénat, s'est hâtée de fournir à ses membres une arme électorale qui devait être d'une puissance particulière dans les milieux ouvriers.

Le monde industriel était, du reste, préparé à accepter une solution qui mit fin à l'état d'inquiétude et de

1 Compte rendu du Congrès international des accidents du travail tenu à Bruxelles en 1897, p. 423. Rapport de M. Darcy.

2 Eod. loco, p. 463.

3 Chambre des Députés, 26 mars 1898.

lassitude créé dans tous les esprits par les fluctuations perpétuelles de la question des accidents du travail; ses efforts avaient fini par se concentrer sur quelques points, et ses aspirations se bornaient à écarter d'une réforme de la législation devenue inévitable les principes qui pouvaient lui donner son caractère le plus dangereux, par exemple le principe de l'assurance obligatoire. On se résignait à l'introduction dans la loi d'une base nouvelle de responsabilité, pourvu que la responsabilité fût nettement délimitée et qu'on en finît ainsi, on le croyait du moins, avec les interminables procès toujours suspendus sur la tête d'un chef d'entreprise. « L'opinion publique, disait, il y a quelques années, un homme des plus compétents et des plus autorisés pour décrire l'état d'esprit du monde industriel', l'opinion publique réclame une arme pour se défendre, pour réparer le dommage, le malheur, autant qu'il peut être possible de le faire. On ne se demande pas si, en fait, les houillères sont plus fatales que les carrières, si les chemins de fer font plus de victimes que les voitures publiques, que l'usage du cheval on ne se demande rien, mais on veut un remède, on veut surtout une responsabilité, et c'est ainsi qu'on a créé le risque professionnel; on ne doit plus le discuter, il faut le comprendre, l'admettre, le subir. »

Subir le risque professionnel est évidemment une nécessité puisqu'il est passé dans la loi, et les questions d'application pratique deviendront, dès qu'elle sera devenue exécutoire, les questions les plus importantes à examiner. Mais en attendant la rédaction des règlements d'administration publique dont la publication est la condition de la mise en vigueur de la loi, on peut encore essayer de rechercher la valeur du principe admis par le législateur et de prévoir les conséquences qui vont en découler logiquement, on peut en un mot apprécier dans son ensemble la réforme législative qui vient d'être adoptée. L'analyse si complète de la loi du

1 M. Gibon, Les dccidents du travail et l'industrie, 1890, p. 4.

« PreviousContinue »