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Les conseils d'arrondissement signalent « la dégradation où sont tombées les campagnes par l'écroulement de l'instruction publique'; le « coup funeste que lui a porté l'absence des anciens établissements »; « son état déplorable»; « sa nullité »; « le vide affreux où se trouve cette partie essentielle de l'ordre public »; son lamentable anéantissement ». Ils déclarent que « la jeunesse languit dans l'ignorance'»; qu'il est urgent de l'en tirer en organisant promptement un enseignement à la portée de tous »; « qu'elle croupit dans l'immoralité » et que « l'enfance est laissée dans un abandon affreux». Les conseils généraux confirment ces plaintes unanimes dont on peut résumer les expressions en ces mots empruntés à celui de la Haute-Marne : « Partout l'enseignement est dans un état de désorganisation qui le rend presque nul; presque tout accès aux arts et aux sciences est fermé à la jeunesse... Les premières classes de l'instruction manquent absolument. Nulle part des écoles primaires et secondaires n'offrent à l'enfance et à la jeunesse, dans les campagnes et dans les communes plus considérables, les premiers moyens de s'instruire. On ne peut trop s'empresser de remplir ces lacunes, surtout celle des écoles primaires, dont la privation jette les pères de famille dans la consternation. » Un préfet ajoute « Le nombre des hommes instruits diminue tous. les jours; ils ne sont pas remplacés. Dix ans d'interruption des études ont porté le coup le plus funeste aux sciences 11. »

1 Conseils de Châtillon-sur-Seine et de Grenoble.

Id. de Briançon et de Versailles.

3 Id. de Rocroy.

Id. de Bordeaux.

Id. de Pontoise.

Id. de Corbeil.

" Id. de Saint-Pons, de Chaumont, de Sainte-Menehould.

* Id. de Segre.

9 Id. de Saint-Pol.

40 Id. de Gaillac.

44 V. aussi Conseils départementaux du Jura, de Vaucluse, du Calvados et

de Lot-et-Garonne,

Fonctionnaires et conseils élus, tous sans distinction réclamaient la restauration du système si décrié douze années auparavant et surtout l'abrogation de la loi de brumaire an IV qui l'avait remplacé, car, sous le régime institué par la Convention, outre « l'insubordination et le dérèglement des élèves » qui en avaient été la conséquence, plus des dix-neuf vingtièmes de la dotation des anciens collèges avaient été dilapidés, sans que nulle ressource s'offrit pour les entretenir.

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A ces plaintes, à ces gémissements, à ces vœux unanimes, le nouveau maître que s'était donné la France mit six ans à répondre. En revanche, sa réponse fut radicale. D'un trait de plume il s'empara de l'instruction publique et ce que n'aurait jamais osé l'ancienne. monarchie s'en attribua le monopole. En 1792, Condorcet rêvait de faire du corps enseignant une véritable république se gouvernant elle-même par des chefs élus et annuellement renouvelés. En 1800, l'Université impériale fut avant tout un prolongement de l'Etat, une machine gouvernementale destinée à fabriquer des sujets dociles, des fonctionnaires disciplinés, en un mot des soldats. Elle n'avait ni autonomie, ni indépendance. Elle était gouvernée par un grand-maitre, délégué de l'empereur et assisté de conseillers relevant du Conseil d'Etat, c'est-à-dire de l'empereur lui-même. Au fond, lui seul enseignait par la bouche des membres de l'Université, lui seul, par ce système de conscription établie sur l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, leur communiquait la foi civile.

Le 11 mars 1806, il expliquait bien sa pensée en disant à son Conseil d'Etat : « Dans l'établissement d'un corps enseignant, mon but principal est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. » « Je veux, ajoutait-il à M. de Fontanes, je veux un corps enseignant, parce qu'un corps ne meurt pas, et parce

1 Conseils d'arrondissement de Versailles et de Mirecourt. Conseil départemental du Jura.

qu'il y a transmission d'organisation et d'esprit. Je veux un corps dont la doctrine soit à l'abri des petites fièvres de la mode, qui marche toujours quand le gouvernement sommeille, dont l'administration et les statuts deviennent tellement nationaux qu'on ne puisse jamais se déterminer légèrement à y porter la main. » Ce corps, dit l'art. 1er de la loi du 10 mai 1806, sera chargé exclusivement de l'eseignement et de l'éducation publics dans tout l'Empire.

On le remarquera, l'éducation n'est pas oubliée, car il importe d'inculquer les mêmes principes à des individus qui doivent vivre dans la même société... de n'avoir qu'un même esprit et de recourir au bien public par l'unanimité des sentiments et des efforts 1. » Par conséquent, on ne saurait tolérer aucune institution rivale. « Il est impossible, dit Napoléon au même Conseil d'Etat le 20 mars suivant, de rester plus longtemps. comme on est, puisque chacun peut lever une boutique d'instruction comme on lève une boutique de drap.

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Aussi tout établissement privé, « tout peloton à part » est suspect et ne pourra vivoter qu'à la condition d'être. préalablement muni d'une autorisation ministérielle, à défaut de laquelle il est fermé et son directeur puni. Encore lui est-il interdit de rien enseigner au-delà de certaines matières déterminées, de dépasser certains degrés, et l'Université peut lui confisquer ses élèves pensionnaires si le lycée voisin n'en a pas asseż. Même, dans ces maisons prétendues libres, tout est prévu, réglé d'avance, tout est contrainte, quoique provisoire, jusqu'aux jeux, jusqu'à l'uniforme, jusqu'au tambour qui appelle aux manoeuvres, je veux dire aux classes, et, de fait, l'école est le vestibule de la caserne, les examens sont des revues et les maîtres des instructeurs militaires.

Il est facile de comprendre que le clergé n'a point place dans ce système. L'empereur l'a déclaré lui-même:

Rapport de Fourcroy au Corps législatif, du 6 mai 1806.

་ Je ne veux pas que les prêtres se mêlent de l'instruction publique, dit-il un jour à l'un de ses conseillers; ils ne considèrent ce monde que comme une diligence pour aller à l'autre. » C'est à eux pourtant, notamment aux membres de la Compagnie de Jésus, qu'il emprunte la meilleure partie des règlements universitaires, les méthodes d'enseignement, le goût des classiques et de la langue latine, le culte pour Sparte, Athènes et Rome. Loin de s'en cacher, il s'en vante. Ses professeurs de lycée seront des jésuites d'Etat dont la seule ambition sera d'être utiles et l'unique intérêt celui du public. Dressés à une obéissance passive, les proviseurs et censeurs des lycées, les principaux et les régents des collèges, ainsi que les maîtres d'étude sont soumis comme des moines au célibat et à la vie commune2. Les autres professeurs peuvent être mariés, mais à la condition de loger en dehors de l'établissement. Ils encourent la détention en cas de démission non acceptée. La délation est imposée à tous comme un devoir. Ils sont tenus de dénoncer au grand-maître toute infraction, toute contradiction hasardée par un collègue à la doctrine et aux principes du corps enseignant . Faut-il au surplus s'en étonner? Les évêques eux-mêmes, érigés en fonctionnaires et en fonctionnaires d'un ordre subalterne, puisque la police des cultes était réservée à l'autorité civile, devaient de même informer l'empereur de ce qui se passait dans leurs diocèses, et le ministre des cultes Fouché pouvait leur écrire en prenant possession du ministère « Il y a plus d'un rapport, Monsieur, entre mes fonctions et les vôtres.. >>

Art. 38 du décret du 17 mars 1808.

2 Art. 101 du même décret. « A l'avenir, et après l'organisation complète de l'Université, les proviseurs et censeurs des lycées, les principaux et régents des collèges, ainsi que les maitres d'études de ces écoles, seront astreints au célibat et à la vie commune. Les professeurs pourront être mariés, et dans ce cas ils logeront hors du lycée. Les professeurs célibataires pourront y loger et profiter de la vie commune. »

Art. 46 du décret du 17 mars 1808.

4 Circulaire trouvée dans les papiers du cardinal Fesch.

Mais à quoi bon insister sur ces détails? Pour se rendre un compte exact du despotisme qui présida à la formation de l'armée universitaire impériale, il n'est pas besoin d'ouvrir Taine, qui en a fait la satire vengeresse; il suffit de lire les divers décrets qui l'ont organisée. Jamais monopole ne fut plus audacieusement proclamé ni plus complet; jamais main mise sur l'enseignement public ou privé ne fut plus rigide ni plus pesante. On eût dit un bâillon de fer qui comprimait toutes les bouches et n'en laissait échapper qu'un sourd murmure, servile écho de la parole impériale.

Dès 1815, un député de la gauche, Voyer d'Argenson, avait dénoncé ce monopole comme une « usurpation commise sur les droits d'un peuple libre », et une ordonnance du 21 février de la même année, reconnaissant qu'il reposait sur des institutions destinées à servir les vues politiques du gouvernement dont elles furent l'ouvrage, plutôt qu'à répandre les bienfaits d'une éducation morale et conforme aux besoins du siècle... que le régime d'une autorité unique et absolue était incompatible avec les intentions paternelles et l'esprit libéral du gouvernement royal », avait annoncé la préparation très prochaine de lois sur l'instruction publique. Le retour de l'ile d'Elbe, puis les grandes luttes parlementaires firent oublier cette promesse dont la seconde Restauration ne se souvint que pour donner plus d'initiative et imprimer plus d'activité au Conseil transformé qui présidait, sous l'autorité ministérielle, aux fonctions de l'enseignement. La Charte de 1830 la reprit, comme après elle la Constitution de 1848; l'une et l'autre prononcèrent même expressément le grand mot de liberté. Mais comment tinrent-elles leur promesse ? Et comment alors entendait-on cette liberté dans les régions du pouvoir, surtout dans celle de l'Université ?

En apparence, rien de plus simple. Personne ne conteste le principe. J'interroge un éminent universitaire, bien éloigné sans doute, on pourrait presque ajouter bien revenu des mémorables combats de 1830 à 1850, et je lis dans une de ses meilleures pages cette déclaration :

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