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HUITIÈME PARTIE.

LE GOUVERNEMENT DIRECTORIAL

DEPUIS LE MOIS DE NIVOSE AN IV

JUSQU'À

LA CONJURATION DE BABEUF.

(DÉCEMBRE 1795 - MAI 1796)

A. SCHMIDT, Tableaux. III.

I. Tableau de nivose an 4.

(N. 296) RAPPORTS DES 1 ET 2 NIV. (22 ET 23 DÉC. 1795).

>> Paris le 1 nivose l'an 4 de la république française.

Esprit public. De l'examen des rapports du jour résultent les observations suivantes:

Pendant la journée d'hier Paris a été calme. Le mécontentement, comme nous l'annonçons depuis longtemps, se propage chaque jour. Il s'accroît en raison de la misère extrême qui afflige la majeure partie des citoyens de cette grande cité. Les plaintes et murmures augmentent, et, dans leur colère, les parties souffrantes profèrent sans respect ni ménagement les injures les plus grossières contre toutes les autorités constituées, les agents du gouvernement et autres classes d'hommes qu'elles regardent comme les instruments de leurs malheurs. Il est facile de s'en convaincre d'après l'analyse suivante.

Un inspecteur rapporte que nombre de citoyens des deux sexes, rassemblés au coin de la rue Thévenot autour d'un marchand de journaux, disaient que toutes les mesures prises par le gouvernement ne faisaient rien diminuer, que la portion du pain était toujours la même, et que le Directoire exécutif ne serait pas plus sévère que les anciens comités.

Le même inspecteur ajoute que, dans ce groupe, quelques particuliers se sont même permis d'avancer que, la banqueroute étant le seul moyen de faire cesser les calamités, il valait mieux sauter le pas tout de suite, que d'exposer plus longtemps le public à languir et périr de misère.

Du rapport d'un second inspecteur, il conste que les esprits sont très-échauffés, que de toutes parts on maudit la république, et

que l'on dit hautement: „Ce n'est donc pas assez que l'on nous fasse mourir de faim; il faut encore que l'on envoie nos enfants à la boucherie, c'est-à-dire à l'armée, d'où ceux qui reviennent sont tout nus et attaqués de maladies incurables." Cet inspecteur observe que beaucoup de malveillants profitent de la malheureuse situation du peuple, pour souffler le feu de la discorde et aigrir les esprits. Un troisième inspecteur déclare, qu'au mépris des lois les agioteurs continuent leur commerce au jardin Égalité, et que sous différentes patentes, et par des annonces perfides, ils avaient fait monter le louis jusqu'à 5500 liv.

Un quatrième inspecteur expose, que dans plusieurs endroits on répandait assèz mystérieusement le bruit, qu'on allait fermer les barrières pour cause très-importante. Le même agent ajoute, que les Jacobins, dont le nombre se multiplie, déclament avec force contre le régime actuel, témoignent hautement en termes peu mesurés leurs regrets sur le temps passé, et se plaignent qu'on néglige les mêmes mesures que le gouvernement décemviral avait mises en usage avec tant de succès. Le rapport de cet agent porte aussi, que les royalistes jetaient également beaucoup de défaveur sur le gouvernement actuel, au sein duquel, disaient-ils, règne la division et la mésintelligence.

On dit dans différents endroits, que l'on ne veut plus d'assignats d'aucune espèce, et que l'on s'oppose à l'arrivage des grains pour l'approvisionnement de Paris.

Les marchands épiciers et autres refusent de vendre les objets venant des îles, lorsqu'ils ne sont pas payés en numéraire. Le pain, la viande, le vin, sont payés à raison de dix sols la livre, l'assignat étant à un pour cent.

On parle partout du message du roi Georges; on dit que tout le monde désire la paix, excepté les agioteurs et les Jacobins ; on assure que les ambassadeurs envoyés par l'Angleterre, pour cet objet, se sont retirés sans rien négocier. Les honnêtes gens disent qu'il y aura du changement au mois de mars prochain.

On paraît étonné de voir encore à Paris les députés non réélus; on les accuse, eux et leurs femmes, de tourmenter sans cesse le Directoire et les ministres. On a entendu au café Chrétien des hommes du Midi disant, qu'il ne fallait ni rois ni riches, que le peuple était heureux avant le neuf thermidor, et qu'il est très-malheureux depuis dix-huit mois.

Les amis de la république s'écrient gare les Jacobins! Dans certains cafés, où l'on a toujours prêché le royalisme, on entend dire que le gouvernement actuel est entouré de brigands et de Jacobins. Extrait d'une note du 30 frimaire au 1 nivose.

Un officier de gendarmerie a donné pour nouvelle, que Charette s'est réuni aux Anglais, et que le général, qui a remplacé Cormartin, est avec Charette et se bât en enragé.

Au café rue St. Louis, contre le palais de Justice, les agioteurs qui le fréquentent paraissent très-mécontents de ce qu'on va rouvrir la bourse; ils disent que le cours qu'on y règle leur fait du tort.

Le changement des mesures paraît faire plaisir aux agioteurs et aux marchands du Pont-neuf; ils désirent que ce changement s'applique aux poids.

Au café Lefèvre, au coin du quai de la Vallée et de la rue de Thionville, quelqu'un disait que la légion de police ferait bien d'aller aux armées, vu que, se comportant fort mal envers les citoyens, ce désaccord pourrait entraîner des suites fâcheuses; le même individu assurait que, le jour qu'on a jugé Cormartin, la garde a provoqué le peuple.

On fait partout l'éloge du président de la commission, qu'on dit être aussi bon juge que bon général.

Le bruit court que la fille de Louis XVI est partie dans la nuit du 29 au 30.1

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On assure que toutes les troupes qui entouraient Paris sont retournées aux armées, qu'on va procéder au réarmement des citoyens et les rétablir de servir auprès du Corps législatif et du Pouvoir exécutif; beaucoup de gens assurent qu'ils refuseront, ne voulant pas paraître,,des Pantins qu'on fait mouvoir à volonté." Ce sont leurs expressions.

Mœurs et opinions. Au boulevard du Temple quelques jeunes gens, rassemblés dans les cafés, témoignaient leur mécontentement sur la loi qui les oblige à partir; ils disaient que, s'ils savaient bien s'entendre, aucun ne partirait. Des pères et des mères semblaient applaudir.

Des particuliers s'entretenaient, au bas du Pont-neuf, sur le départ de la fille de Capet et son arrivée en Autriche. Un de ces particuliers, prenant la parole, dit: „Que son frère, que l'on disait mort, ne l'était pas; que, le jour de cette prétendue mort, il était de garde au Temple; qu'il vit passer, tandis qu'il était en faction, plusieurs baignoires couvertes qui sortaient de la Tour; qu'un de ceux qui portaient ces baignoires ayant fait un faux pas, il a entendu un cri d'enfant sortir d'une de ces baignoires."

1 Marie-Thérèse-Charlotte partit du Temple le 28 frimaire à 4 h. du matin, conduite par le ministre de l'intérieur (V. le Monit. du 5 nivose). On voit bien que „le secret que la prudence exigeait" fut parfaitement gardé:

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