RELATION DU SIÈGE DE CORBEIL PAR LE DUC DE PARME, EN 1590 (1). Après la levée du siège de Paris, l'armée catholique, commandée par le duc de Parme, voyant les Navarrais débandés en grande partie, se crut sûre de la victoire. Elle contraignit à se rendre Charenton-le-Pont, Saint-Maurice et d'autres places des environs qui, instruites par l'exemple de Lagny (2), ne voulurent pas attendre le choc du duc de Parme. Seule, la forteresse de Corbeil, mieux défendue que les autres villes, par sa situation, ses ouvrages et sa garnison, se refusa à reconnaître son autorité. Des députés de Paris, unissant leurs instances à celles du duc de Mayenne, vinrent supplier Alexandre (3) de s'en emparer et d'ajouter ainsi à la gloire qu'il avait acquise en délivrant Paris. Farnèse hésitait, empêché qu'il était par le manque des choses indispensables à la guerre; il avait bien fait venir des munitions de Belgique, mais il en avait consommé la plus grande partie au siège de Lagny. Il alléguait, d'un autre côté, qu'il y avait peu d'espoir que des campagnes, sur lesquelles vivaient deux grandes armées depuis si (1) Extraite et traduite de Dondini, édition de Nuremberg, livre II, pages 291 à 314. Cette traduction est déjà ancienne; elle fut insérée en 1885, dans le Tome III des mémoires de la Société historique du Gâtinais, mais elle était à peu près inconnue à Corbeil, et c'est sur les instances répétées de plusieurs amis de l'histoire de cette ville, que nous nous sommes décidé, avec l'agrément de la Société du Gâtinais, à en faire une nouvelle édition, revue et corrigée, destinée celle-là à la Société historique de Corbeil-Etampes pour laquelle cette relation offre un intérêt tout spécial. (2) Lagny, prise d'assaut et saccagée le 7 septembre 1590. (3) Dondini désigne três souvent son héros par son prénom d'Alexandre, d'autres fois il le nomme Farnèse. longtemps, pussent encore fournir les nombreux approvisionnements qu'il avait, par excès de prudence, l'habitude de réunir quand il entreprenait un siège, voulant ainsi que le soldat ne trouvât pas, dans l'absence des choses nécessaires à la vie, un prétexte pour se relâcher de la discipline en se livrant aux courses et aux rapines. Mayenne et les Parisiens levèrent ces objections en promettant de lui fournir tout ce dont il pourrait avoir besoin. En conséquence l'armée de la Ligue se mit en mouvement et vint camper devant Corbeil le 22 septembre 1590. Aussitôt, Valentin Pardée d'une part et Pierre Cajétan (1) de l'autre attaquent les faubourgs situés au delà de la Seine et s'en emparent. Sur la même rive du fleuve se trouvait une petite citadelle, flanquée de deux forts, avec une tour située au milieu de la Seine (2); cette dernière est un ouvrage antique que les habitants font remonter jusqu'à Jules César. Les défenseurs, dans l'attente d'un siège, avaient fermé l'entrée de ces fortifications, aussi bien aux assaillants qu'à eux-mêmes, par des pierres et des fragments de rochers, mais elles furent vigoureusement canonnées au point du jour par des batteries amenées pendant la nuit et elles durent bientôt être abandonnées par la garnison, qui se retira dans la ville par le pont de pierre, après avoir mis le feu à la citadelle et aux provisions qu'elle renfermait, afin que les Farnésiens n'en pussent pas tirer avantage. Mais ces derniers, arrivant sur-le-champ, éteignirent le feu et s'en emparèrent (3). Corbeil, forteresse de forme triangulaire, est situé sur une rive de la Seine et est baigné de toutes parts par le fleuve, dont les eaux, tantôt rapides, tantôt stagnantes, alimentent les fossés qui sont remarquables par leur largeur et leur profondeur (4). Cette ville renfermait une garnison de 2,500 hommes (5), dont 700 cavaliers armés de toutes pièces et conduits par le commandant (1) Ce Pierre Cajétan était le neveu du légat Cajétan, qui joua un rôle si important pendant le siège de Paris. (2) La tour du Hourdy (c'est ainsi que la nomme de la Barre) faisait partie des défenses du château qui commandait l'entrée du pont sur la rive droite et dont on voit encore aujourd'hui les bastions faisant saillie dans le lit de la Seine. (3) L'auteur oublie de dire que les assiégés, en se retirant, avaient laissé quelques hommes dans la grosse tour de cette forteresse, pour la défendre. (4) Dondini confond ici la Seine et l'Essonne; celle-ci, sans être stagnante, est beaucoup moins rapide que celle-là. (5) Il y a ici une exagération évidente et voulue. La Grange, et 1,800 hommes de pied, ccmmandés par Rigaud, homme belliqueux et intrépide qui avait perdu une jambe dans les combats et qui la remplaçait par un membre de bois, infirmité très honorable pour un soldat. Alexandre, après avoir traversé le fleuve et examiné attentivement la place, ordonna de placer des canons en deux endroits et fit entourer par les régiments Espagnols et Italiens les points qu'il voulait attaquer. Au lever du soleil, six grosses pièces d'artillerie commencèrent à tirer contre la ville et ouvrirent bientôt une petite brèche dans la partie gauche des murs qui leur faisaient face (1). Le régiment de Manrique (2), en ayant reçu l'ordre, se lança intrépidement vers cette ouverture afin de s'en emparer et de s'y établir; mais un violent incendie que les assiégés allumèrent à l'intérieur, força les Espagnols à se retirer, bien qu'ils combattissent très courageusement. Ils étaient arrêtés non seulement par tous les projectiles venant de la forteresse, mais encore par une grêle de tuiles lancées d'en haut, non sans dommage pour les plus audacieux, et qui ne cessa que lorsqu'ils se furent abrités derrière des retranchements élevés à la hâte. Farnèse, spectateur de la lutte (3), s'exposait au danger, afin que les soldats, animés par son exemple et sa présence, préférassent perdre la vie plutôt que de renoncer à leur entreprise. Il en vit un qui marchait avec beaucoup de difficulté, blessé qu'il était à la jambe et à la cuisse; il l'engagea, le combat étant interrompu, à aller faire panser ses plaies, mais ce courageux soldat remercia son général et lui dit que le jour était pour le travail et le combat, et (1) Les canons étaient placés au-dessus de la Pêcherie, au lieu dit le Griptin, et la brèche fut ouverte dans le mur du rempart Saint-Laurent, plus tard quai de l'Instruction, et aujourd'hui quai Bourgoin, à peu près à la hauteur de la rue de l'Arche. A différentes époques, on a trouvé des boulets dans les jardins qui avoisinent l'ancien quai St-Laurent, et, tout récemment, des travaux de nivellement de ce même quai amenèrent la découverte d'une vingtaine de ces boulets envoyés là, par le duc de Parme, il y a plus de trois siècles, et il est probable qu'il y en a d'autres encore. Ces projectiles étaient de grosseurs différentes; ils ont été déposés au musée Saint-Jean. (2) Manrique, nom d'une illustre et ancienne maison d'Espagne, issue des comtes de Castille. Ce régiment, qui se trouvait vraisemblablement retranché dans les terrains de l'ancien fief Marcilly, aujourd'hui la Quarantaine, vint se présenter à la brèche en suivant la grève qui se trouvait au pied des murailles et qui, à cette époque de l'année, se trouvait encore élargie par la baisse des eaux. (3) Le duc de Parme était, avec le duc de Mayenne, de l'autre côté de la Seine, près des canons (V. Pigafetta, trad. A. Dufour, p. 103). 1 la nuit pour le repos et le soin des blessures; puis, tout chancelant, il continua d'apporter des fascines de sarment afin d'aider à terminer le retranchement commencé. Si les Français qui se trouvaient dans les rangs de la Ligue avaient été animés d'un pareil courage, en peu de jours Corbeil et les forteresses voisines eussent été prises (1). Le siège languit presque un mois; les soldats de Farnèse passaient le temps à des travaux de peu d'importance, attendant les secours si largement promis par Mayenne et les Parisiens, secours qui arrivaient si lentement et si parcimonieusement, qu'on aurait cru vraiment que cette guerre n'intéressait ni les Parisiens ni Mayenne, mais seulement le duc de Parme et le roi d'Espagne. Farnèse manquait de poudre et de barques, bien qu'il payât un prix considérable quand on lui en amenait. Ses canons et ses boulets étaient également insuffisants, car sur six bombardes envoyées de Paris, deux étaient défectueuses, soit par accident, soit par fraude, et ne pouvaient servir. Les Parisiens avaient envoyé en grande quantité des boulets de plomb qui ne réussissaient pas à entamer les murailles, parce que ce métal, amolli par la chaleur, s'écrasait contre les pierres des remparts. On résolut donc d'envoyer à Orléans Nicolas Cesius, avec trois compagnies de cavaliers, pour y acheter des boulets de fer; il ne put en obtenir que trois cents, le gouverneur alléguant qu'il ne pouvait en distraire une plus grande quantité de son approvisionnement sans compromettre la sûreté de la place qui lui était confiée. Cette pénurie de munitions fut l'objet d'une mauvaise plaisanterie de la part d'un officier français, mais elle lui fut rendue avec usure par les Espagnols. Cet officier, envoyé par Corbeil, était venu dans le camp des Ligueurs comme pour traiter de la reddition de la ville, mais en réalité pour examiner par quelles causes l'attaque des murailles était tant différée et pourquoi les tranchées et les retranchements étaient poussés avec si peu d'activité. Alexandre, soupçonnant une supercherie, ordonna que cet homme lui fût amené par des soldats de ses propres troupes et fût reconduit de même, afin, qu'entre son aller et son retour, il ne pût communiquer avec personne et fût empêché ainsi de pouvoir (1) On peut juger par ce passage, qui n'est pas isolé, de l'esprit qui anime l'historien du duc de Parme et du peu de sympathie qu'il ressent pour les Français en général. amasser la foule des Français de son armée (1). C'était un jeune homme dans la fleur de l'âge, à la parole douce et à l'extérieur distingué; il fut renvoyé vers les siens avec des propositions honorables et promit de revenir quelques heures plus tard rapporter la réponse. Il revint en effet et annonça au nom de la Grange et de Rigaud, commandants des troupes et de la ville, que ceux-ci avaient résolu d'avertir le roi de Navarre de la situation de Corbeil et que, s'ils n'en recevaient pas de secours avant quinze jours, on arrêterait alors les conditions définitives de la reddition de la place. Ces propositions entendues par le Conseil de guerre, avec rires par les uns, colère par les autres, y causèrent une indignation générale et l'ordre fut donné de renvoyer immédiatement le jeune homme comme un imposteur, ou comme un niais dont on aurait exploité la simplicité pour faire une mauvaise plaisanterie. Mais lui, pour se venger de cette injure, dit en se retirant, « que les forces royales allaient bientôt s'augmenter et qu'elles écraseraient les Ligueurs ; qu'on ne se souciait guère de leurs tranchées, de leurs munitions, de leurs canons et surtout des boulets mous qu'ils envoyaient contre les murs et qui les frappaient sans leur faire de mal. » Farnèse prit alors la parole et dit que le Français, qui avait menti sur tout le reste, avait dit la vérité en parlant du peu de dureté des boulets, mais que l'on n'aurait pas longtemps à s'en plaindre, parce que les Espagnols allaient faire recuire une seconde fois ces mêmes boulets afin de pouvoir les faire goûter au premier jour aux assiégés (2). Alexandre, étant forcé par le manque de projectiles de fer de changer ses moyens d'attaque, essaya de vaincre sa mauvaise fortune à force d'industrie. Il songea donc à attaquer la ville par un côté où la largeur et la profondeur des eaux la rendaient inaccessible et où les assiégés se croyaient à l'abri de toute surprise. Cet endroit, en effet, n'offrant au pied des murailles qu'une grève très étroite, n'était défendu d'aucun côté par l'artillerie (3) et semblait devoir être d'un facile accès aux assaillants, si ceux-ci pouvaient réussir à trouver un moyen de traverser la grande masse d'eau qui les en séparait. Il imagina alors secrètement un expédient qui devait (1) La France était livrée aux horreurs de la guerre civile et il y avait des Français dans les deux camps. (2) De la Barre est absolument muet sur cette peu spirituelle histoire; elle ne sera pas venue jusqu'à lui; il est vrai qu'il n'était pas doué de l'excessive clairvoyance de Dondini. (3) Corbeil n'avait pas de canons: ici encore on voit l'ignorance ou la mauvaise foi de l'historien du duc de Parme. |