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ces derniers qu'il se doit avant tout; il leur doit plus qu'une justice rigoureuse; sa bienveillance, son concours incessant dans les détails multiples de la vie de chaque jour, sont pour le citoyen un droit, en échange de la soumission qu'il prête à ses lois et à ses magistrats.

Tandis que les droits naturels, tels que le droit de se marier, tels que le droit de propriété, doivent en principe être reconnus partout aux étrangers, comme une conséquence universelle et nécessaire de leur personnalité humaine, on comprend, en effet, que les législations positives réservent parfois aux seuls nationaux certains droits, ou plus exactement certaines prérogatives, qui ne sont pas indispensables à l'existence, qui sont le produit d'une civilisation relativement raffinée, d'un état social particulier, de mœurs et d'habitudes locales. Sans doute les étrangers ne seront pas toujours privés du bénéfice de ces droits civils. L'exclusion est une arme dont l'État sur le sol duquel ils se trouvent est pourvu contre eux, mais dont son intérêt bien entendu lui conseillera le plus souvent d'atténuer, ou même de détourner les coups.

En un mot, la jouissance des droits naturels est le minimum de protection et de garanties, que l'étranger est fondé à réclamer en dehors du territoire de sa patrie; mais l'État qui lui offre l'hospitalité peut, à son gré, suivant les circonstances, suivant les relations plus ou moins amicales qu'il entretient avec la nation dont cet étranger est membre, l'admettre à exercer tout ou partie des autres. Il pourrait lui conférer le droit de cité; rien ne l'empêche évidemment de lui conférer quelques-uns seulement des avantages qui en dépendent.

Parfois cette concession sera toute désintéressée et n'exigera aucun retour les décrets de la Constituante sur le droit d'aubaine et l'article 3 du Code civil italien sont conçus dans cet esprit généreux. Parfois ses effets seront subordonnés à la concession d'avantages analogues par l'État auquel ressortit l'étranger: c'est le système de la ré

ciprocité réciprocité législative ou de fait, si l'existence en son pays d'une loi favorable aux étrangers suffit à garantir au régnicole expatrié, les mêmes droits et la même protection; réciprocité diplomatique, si la conclusion d'un accord international est nécessaire pour lui en assurer le bienfait l'article 11 du Code civil français nous présente une application de cette dernière.

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Nous retrouverons ces divers systèmes au cours des développements qui vont suivre; mais ce que nous tenons à constater dès maintenant, c'est que le nombre des droits réservés aux nationaux, des droits civils au sens strict du mot, tend à diminuer sans cesse chez les peuples civilisés qui nous entourent, sous l'influence des phénomènes économiques qui ont si profondément bouleversé les conditions de leur existence,'en jetant bas quelques-uns des préjugés et des barrières d'autrefois. Le Code civil néerlandais de 1838 s'est montré plus libéral que ne l'avait été le Code Napoléon de 1804; le Code italien de 1865 l'est encore bien davantage'. Les gouvernements comprennent mieux chaque jour que le véritable intérêt du pays, dont les destinées leur sont confiées, n'est pas d'écarter les étrangers de son sol par des mesures vexatoires, par des rigueurs inutiles, mais au contraire de leur faire une vie agréable et facile, en mettant à profit leur intelligence, leurs capitaux, leur activité industrielle ou scientifique, et de préparer, par un accueil fraternel, leur assimilation définitive. Le temps n'est pas éloigné peut-être où toutes les législations, entrant dans la voie que l'Institut de droit international leur a tracée2, proclameront l'égalité du citoyen et de l'étranger devant

1 Cf. Pillet, dans le Journal du dr. int. pr., 1893, p. 329.

2 Résolution votée en 1880, à Oxford, sur la proposition de MM. Arntz et Westlake. « L'étranger, quelle que soit sa nationalité ou sa religion, jouit des mêmes droits civils, que le régnicole, sauf les exceptions formellement établies par la législation actuelle. » Il résulte de la discussion soulevée par cette proposition que, sous le nom de droits civils, l'Institut comprend tous les droits qui n'ont pas un caractère politique. Voy. Annuaire de l'Institut de droit international, t. V, pp. 41-43; pp. 56-57.

la jouissance des droits privés, sauf les rares exceptions que le souci de la sécurité nationale commande et commandera toujours.

Le droit de l'étranger a eu des fortunes diverses. Nous l'étudierons d'abord dans son histoire, qui se confond, à certains égards, avec l'histoire de la civilisation elle-même; nous rechercherons ensuite quelle est, à cette heure, en France, l'étendue de la capacité reconnue par les lois et par les traités aux étrangers, même aux personnes morales. Enfin nous analyserons brièvement les dispositions légales qui gouvernent dans les autres pays la condition de ceux qui n'appartiennent pas à la cité, en particulier celle de nos nationaux émigrés; nous indiquerons les moyens qu'ils ont de faire valoir leurs droits sur la terre étrangère et de se réclamer de la patrie absente.

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CHAPITRE PREMIER.

HISTOIRE DE LA CONDITION DES ÉTRANGERS.

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Sommaire.

I. L'étranger chez les peuples théocratiques de l'antiquité (Droit hindou, droit égyptien, droit hébraïque).

II. L'étranger chez les peuples commerçants et conquérants de l'antiquité (Droit athénien, droit romain).

III. Les barbares et la féodalité.

IV. L'ancien droit monarchique français.

V. Le droit intermédiaire.

TITRE I.

L'ÉTRANGER CHEZ LES PEUPLES THEOCRATIQUES DE L'ANTIQUITÉ.

Un caractère commun à toutes les théocraties, c'est-à-dire à toutes les sociétés groupées autour d'une idée religieuse, et soumises à la domination d'un sacerdoce, c'est le mépris de l'étranger. Le national est l'élu de la Divinité; l'étranger est un être impur, exclu de la religion, et par suite de tous les droits dont elle est la source; la loi, promulguée au nom du dieu dont elle emprunte le prestige et la majesté, n'est pas faite pour lui; elle l'ignore ou elle le condamne; les autels sacrés ne sauraient abriter son impiété ou ses superstitions; il n'y a pas de place pour lui dans la cité. « Le citoyen, dit M. Fustel de Coulanges, c'est l'homme qui possède la religion de la cité, c'est celui qui honore les mêmes dieux qu'elle... L'étranger, au contraire, est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux nationaux ne veulent recevoir de prières et

d'offrandes que du citoyen; ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite, et sa présence pendant les cérémonies est un sacrilège 1.

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Aussi toutes les législations théocratiques de l'antiquité établissent-elles entre l'indigène et l'étranger une inégalité profonde, et d'autant plus ineffaçable qu'elle a son principe dans une diversité de races et de croyances.

Tout ce qui n'était pas du sang de leurs aïeux,
Profanes, n'avait plus titre d'hommes à leurs yeux.
Ennemis éternels des races étrangères,

Leur brutale équité se bornait à leurs frères :
Pareils dans leur démence aux peuples d'aujourd'hui,
Qui ne voient l'univers qu'où leur soleil a lui,
Proscrivent de leurs droits des nations entières,
Et pensent que de Dieu l'amour a des frontières 2.

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Droit hindou. Dans l'Inde, la loi de Manou distinguait avec un soin jaloux le brahmane du çoudra. Le brahmane, c'est le vainqueur, c'est le maître; le coudra, c'est le vaincu réduit à l'esclavage, créature inférieure, à laquelle toute relation de famille ou de droit avec la caste brahmanique est sévèrement interdite. Si le brahmane est un « dieu humain3», «< souverain seigneur de tous les êtres », « ayant par sa naissance droit de propriété sur tout ce qui existe, » l'enfant né de son commerce avec une femme de la caste servile, « quoique jouissant de la vie physique, n'est qu'un cadavre". >>

Les livres saints font du nom de coudra le synonyme d'abjection et de dépendance". « Que le brahmane, disentils, ne donne à un coudra ni un conseil, ni les restes de

'Fustel de Coulanges, La cité antique, liv. III, ch. XII. Lamartine, La chute d'un ange, 2o vision.

3 Satapatha-Brâhmana, II, 2, 2, 6.

Manava-Dharma-Sastra (trad. Loiseleur-Deslongchamps), I, 99. 5 Manava-Dharma-Sastra, I, 100 et 101.

6 Laurent, Droit civil international, t. I, p. 110 et s.

7 Manava-Dharma-Sastra, II, 31 et 32.

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