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CHAPITRE IV.

DES PERSONNES MORALES ÉTRANGÈRES DANS LE DROIT
FRANÇAIS ACTUEL.

Sommaire.

I. Des personnes morales étrangères en général.

Section I. De la formation des personnes morales; de leur nationalité.
Section II. De la condition juridique des personnes morales étrangères.

II. Des sociétés commerciales étrangères.

Section I. Considérations générales.

Section 11. De la nationalité des sociétés.

Section III. De la personnification des sociétés étrangères en France.
Section IV. Des droits et obligations des sociétés étrangères en France.

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TITRE 1.

DES PERSONNES MORALES ÉTRANGÈRES EN GÉNÉRAL.

SECTION 1. De la formation des personnes morales; de leur nationalité.

Jusqu'ici nous n'avons envisagé, sous le nom de personne, que l'homme, considéré soit dans la nation, soit dans la famille dont il est membre. En lui reconnaissant certains droits, en le soumettant à certaines obligations, le législateur ne fait que déduire les conséquences nécessaires de sa nature humaine; sa mission se borne à constater, à réglementer un fait indépendant de son intervention, le fait de l'existence.

Mais à côté de l'homme, dont l'individualité s'impose à la loi et la domine, apparaissent certains êtres qui, bien

que dépourvus de réalité physique, sont réputés au regard de la loi, capables d'avoir des intérêts, des droits, des obligations. Ces êtres fictifs portent le nom de personnes morales ou de personnes civiles, et on les oppose à l'homme, personne physique ou naturelle.

A quelle utilité vient répondre l'institution des personnes morales?

Ainsi qu'il est facile de s'en convaincre, en embrassant d'un rapide coup d'œil les personnes morales si nombreuses, que reconnaît la loi française1, leur création repose toujours sur l'utilité générale. Ou bien, en effet, comme l'État, comme l'Université, comme les Facultés, comme le diocèse, elles sont le représentant et l'organe d'un intérêt national; ou bien, comme certaines associations charitables, elles poursuivent un but de moralisation et de bienfaisance, auquel l'État ne peut demeurer indifférent; ou bien encore, comme les associations syndicales, comme les sociétés de commerce, elles groupent une collection d'intérêts individuels qui, à raison de leur importance, de l'influence qu'ils exercent sur le développement de l'agriculture et de la richesse publique, méritent une protection toute particulière. C'est donc l'intérêt général que nous voyons présider à la naissance de toute personne morale.

Mais à quelle autorité appartient-il de discerner si cet intérêt existe, et par suite de donner la vie juridique à une personne morale?

L'État, régulièrement constitué, est de plein droit et par lui-même revêtu de la personnalité : c'est la personne nécessaire. En effet, il centralise et résume dans son unité tous les intérêts généraux du pays; il est chargé d'assurer à chacun de ceux qui habitent son territoire les droits et

Cf. dans Aubry et Rau, 4o éd., t. I, p. 185 et s., l'énumération des personnes morales dont l'existence est reconnue en France.

2 Savigny, System des heutigen römischen Rechts, t. II, § 86; Aubry et Rau, 4o éd., t. I, p. 185; Cf. Laurent, Droit civil international, t. IV, p. 155 et s.

les garanties que réclame le libre exercice de ses facultés. Cette mission, il ne peut utilement la remplir que s'il a lui-même certains droits à opposer à ceux de ses ressortissants, et pour qu'il ait des droits à faire valoir, il faut qu'il soit une personne.

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Dès qu'il est, il est une personne politique. << Sa personnalité à l'intérieur du pays existe dans toute sa plénitude à partir du jour où un certain nombre d'hommes se sont associés en vertu de leur droit naturel, et ont formé un organisme politique indépendant, avec un gouvernement permanent, capable de protéger les droits de tous par l'autorité suprême de la loi'. »

Mais ce n'est pas tout. Si l'État est une personne politique, il est, il ne peut pas ne pas être une personne juridique, susceptible de droits et obligations dans le domaine des intérêts privés. Par cela seul qu'il a à faire face aux grands besoins sociaux qui se manifestent sur son territoire, par cela seul qu'il est tenu d'y faire régner l'ordre, de créer des rouages administratifs et judiciaires, d'entretenir une armée, il faut que cet État ait des biens, des ressources, un patrimoine; il faut qu'il soit capable de posséder, d'acquérir. Ce point a été parfaitement mis en lumière par M. Vauthier, dans sa remarquable étude sur les personnes morales: « L'État revêt dans la législation moderne un double caractère il est l'organe de la puissance publique : il est un être capable d'exercer un certain nombre de droits privés. Il est permis de dire, en s'exprimant d'une manière très générale, les attributions de l'État se ramènent à deux faits essentiels. Ces deux faits sont la souveraineté et la propriété, ce dernier mot recevant une signification très large et devenant en quelque sorte le symbole de tous les droits qui se rattachent à la possession et à l'administration d'un patrimoine. Considéré sous cet aspect particulier, l'État est

que

P. Fiore, Nouveau droit international public, 2e éd. (trad. fr. par M. Ch. Antoine, t. I, p. 269, no 308).

doué d'une individualité juridique; il constitue une personne morale1. »

C'est de l'État que toute personne morale tient son existence et ses droits; la reconnaissance expresse ou tacite de la puissance publique est indispensable à sa formation. « L'individu ne peut créer des fictions, ni partant des ètres fictifs. Ce pouvoir n'appartient qu'à la loi3. »

L'idée à laquelle répond la création d'une personne morale est de tous les pays. Dès lors, dans tous les pays, nous trouvons, comme en France, la personnalité civile conférée par la puissance publique à certaines unités politiques, administratives ou religieuses, à certains établissements scientifiques ou charitables, à certaines sociétés commerciales.

Et partout nous voyons ces différentes personnes emprunter la nationalité du législateur dont elles ont reçu l'existence. Les personnes morales créées par la loi française sont elles-mêmes françaises. Sont au contraire étrangères les personnes morales à la naissance desquelles est intervenu un législateur étranger. «< Toute personne juridique acquiert une existence légale au moyen d'un acte de fondation approuvé par l'autorité suprême; et c'est à cet acte qu'il convient d'avoir égard, pour décider si la personne juridique est nationale ou étrangère. Si la personnalité juridique a été attribuée à un établissement par l'autorité suprême nationale, cet établissement doit être considéré comme national; si au contraire il a été fondé par l'autorité suprême étrangère, et s'il exerce ensuite dans notre État

1 M. Vauthier, Étude sur les personnes morales, Bruxelles et Paris, 1887, p. 242. V. aussi Laurent, Droit civil international, t. IV, no 73 ; Arthur Desjardins, Le conflit gréco-roumain, dans le Journal du dr. int. pr., 1893, p. 1027; Ducrocq, Cours de droit administratif, 6o éd., t. II, no 905 : « L'État peut être envisagé dans le droit sous deux aspects, comme puissance publique, et comme personne civile ou morale..... Ces deux caractères sont tellement liés l'un à l'autre qu'ils se confondent dans l'individualité de l'État et qu'il serait dangereux d'établir entre eux une démarcation absolue.» 2 Dumoulin, Coutume de Paris, Des fiefs, titre I, § 1, no 40.

les droits qui dérivent de la personnalité juridique à lui attribuée par l'autorité étrangère, il sera considéré comme étranger1. >>

SECTION II. - De la condition juridique des personnes morales étrangères.

De ce que la personne morale n'existe pas par elle-même et procède d'une création législative, il faut conclure qu'elle ne participe pas, comme les personnes physiques, au bénéfice du droit naturel, et que la loi est maîtresse absolue de réglementer, d'étendre ou de restreindre les droits et la capacité qu'elle lui attribue. Tout droit est pour la personne morale une concession du législateur, et comme elle existe en vue d'un but déterminé, elle devra en principe être revêtue de tous les droits nécessaires à la réalisation de ce but, mais de ceux-là seulement. « L'être moral reçoit, avec la vie, l'indication de la carrière qu'il doit parcourir; il n'est jamais reconnu par l'Etat qu'avec une destination définie et un caractère spécial, et sa capacité juridique est restreinte dans la limite de ce caractère et de cette destination3. >>

Les droits concédés à la personne morale est-il besoin de le dire? seront, à part quelques droits publics, exclu

1 Fiore, Droit international privé (trad. Pradier-Fodéré), p. 638; Cour d'appel de Rome, 7 février 1872 (Gaz. de proc., 1872, p. 103). Loi mexicaine du 28 mai 1886, art. 5 : « La nationalité des personnes ou entités morales se détermine par la loi qui autorise leur formation; en conséquence, toutes celles qui se constitueront conformément aux lois de la République seront mexicaines, pourvu qu'elles y aient leur domicile légal. »

2 Sur l'étendue de la capacité qui doit être reconnue à une personne morale, cf. Laurent, Principes de droit civil, t. I, nos 287 et s.; Aubry et Rau, 4o éd., t. I, p. 191; Piébourg, De quelques questions sur les personnes civiles, 1876, pp. 34 et 43; Ch. Beudant, dans D. P. 1879. 1. 5; Lyon-Caen, dans La Loi du 8 mai 1881; Rousseau, Questions nouvelles sur les sociétés commerciales, 1882, p. 233 et s.

3 Piébourg, op. cit., p. 30.

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