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CHAPITRE III.

DE LA CONDITION DE L'ÉTRANGER EN FRANCE AU POINT
DE VUE DU DROIT PRIVÉ.

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I. Considérations générales.

II. Droits de famille.

III. Droits patrimoniaux.

Sommaire.

Section I. Droits patrimoniaux réels.

Section II. Droits patrimoniaux personnels et obligations.

Section III. Droits patrimoniaux intellectuels.

I. Droits littéraires et artistiques.

II. Droits industriels et commerciaux (Brevets d'invention, dessins et modèles industriels, marques de fabrique et de commerce, nom commercial).

Section IV. Acquisition, transmission et extinction des droits patrimoniaux. Successions.

IV. Droit au domicile (Affouages, théorie de l'incolat).

TITRE I.

CONSIDERATIONS GÉNÉRALES.

Les droits privés, que l'on confond souvent à tort avec les droits civils, sont tous les droits que l'homme exerce dans ses rapports avec les autres hommes, pris individuellement. Le droit de contracter mariage et les droits de famille qui s'y rattachent sont des droits privés; le droit de posséder, celui de succéder sont des droits privés : et c'est encore un droit privé que celui d'avoir un domicile, où ces divers droits auront leur siège et leur assiette légale.

Que le Français soit investi sur le territoire français de tous les droits privés que la loi française reconnaît ou organise, cela est d'évidence, et l'article 8 du Code civil proclame son entière capacité, lorsqu'il dispose que «< tout Français jouira des droits civils. »

Mais un étranger sera-t-il admis à réclamer en France. une capacité égale? Pourra-t-il s'y marier, y posséder, y invoquer tous les droits dont le mariage et la propriété sont la source? Pourra-t-il, en dehors d'une concession formelle, avoir un domicile?

y

Posée en ces termes par la plupart des auteurs, la question est trop large; et il importe d'en limiter les termes. Il n'appartient pas en effet à la France, au législateur français, à moins d'un intérêt d'ordre public international certain, ainsi que nous le verrons plus tard, d'attribuer à l'étranger des droits privés que sa législation personnelle lui refuse, ou même qu'elle ignore. Tout ce qu'elle peut faire, c'est de ne mettre obstacle à l'application des lõis étrangères que si les intérêts généraux du pays lui commandent de les repousser ou de restreindre par une réglementation l'exercice des facultés qu'elles consacrent.

Nous avons donc à rechercher, non pas quels sont les droits privés dont la loi française investit l'étranger, mais dans quels cas, en supposant que cette loi et la législation nationale de l'étranger soient d'accord pour en admettre le principe, l'extranéité de ce dernier l'empêchera de s'en prévaloir en France.

Un seul texte général nous est fourni par le Code civil de 1804 Article 11: « L'étranger jouira en France des mêmes droits civils que ceux qui sont ou seront accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra. »

Cette disposition, qui, combinée avec les articles 726 et 912 du Code civil, revient partiellement sur les concessions imprudemment généreuses faites aux étrangers par les assemblées de la période révolutionnaire, est due à une réaction facile à comprendre. Les nations étrangères en effet s'étaient bien gardées de suivre l'exemple que leur donnait la France, et, tandis que leurs sujets jouissaient sur notre territoire des droits les plus étendus, elles n'avaient pas cessé de soumettre au droit d'aubaine nos nationaux émi

grés. Pour parer à cet état de choses, deux systèmes furent mis en présence, lors de la discussion du Code civil. On proposa de subordonner la capacité de l'étranger en France à l'existence de règles législatives donnant aux Français dans le pays auquel il appartient une capacité semblable: c'est le système de la réciprocité législative. Il échoua devant cette considération qu'il serait peu digne de la France de soumettre aux fluctuations des lois étrangères les prescriptions de ses Codes; et l'on préféra le système de la réciprocité diplomatique, qui accorde à l'étranger en France les droits civils reconnus aux Français par les traités conclus entre le Gouvernement français et le Gouvernement du pays auquel cet étranger se rattache1.

L'article 11 du Code civil, dans lequel ce système est consacré, présente les plus grandes difficultés d'interprétation.

Il est permis de se demander, étant donné ses termes, si, en l'absence d'un traité, tous les droits privés généralement quelconques sont refusés aux sujets étrangers, ou bien, si, même à défaut de toute convention, ceux-ci sont admis en France à la jouissance des droits que la loi française ne leur a pas retirés.

Trois grands systèmes, s'autorisant tous trois d'illustres suffrages, se sont proposé de répondre à cette question.

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La proposition de loi sur la nationalité, rédigée par la commission sénatoriale en 1887, avait donné à l'article 11 du Code civil une rédaction nouvelle « L'étranger, portait le texte proposé, jouit en France des droits civils dont il n'est pas privé par une disposition de loi, et, parmi les droits réservés, il jouit de ceux qui sont reconnus aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartient. » Mais le Garde des sceaux éleva contre cette disposition, dont l'adoption aurait mis fin législativement à toute controverse, une objection que le Sénat trouva décisive : Si vous adoptez cette rédaction, dit-il, qu'en résultera-t-il? C'est que l'étranger ayant tous les avantages, à quelques exceptions près, que notre législation accorde aux Français, la naturalisation n'entraînerait pour lui d'autre résultat, d'autre bénéfice que de lui faire supporter la charge du service militaire. » Séance du Sénat du 4 février 1887; Journal officiel du 5 février.

Premier système. L'exclusion de l'étranger des droits privés est la règle, sa capacité l'exception en d'autres termes l'étranger ne peut faire valoir sur notre territoire d'autres droits privés que ceux qui lui ont été expressément concédés.

Ce système, enseigné par M. Demolombe', prétend trouver un argument en sa faveur dans l'antithèse qui existe entre l'article 8 et l'article 11 du Code civil. L'article 8 a posé en principe l'aptitude de tous les Français à la jouissance des droits privés ou civils; l'article 11 subordonne l'aptitude correspondante de l'étranger aux stipulations conformes d'un traité diplomatique. N'est-ce pas dire que, si cette dernière condition fait défaut, l'article 11 ne reçoit aucune application, et qu'un seul texte demeure, l'article 8, qui, en appelant les Français à la jouissance des droits civils, en exclut par a contrario tout sujet étranger? Est-ce là une rigueur exagérée? Peut-être, mais nul ne songera à s'en étonner, puisque elle est le résultat d'une réaction, et que, comme toutes les réactions, celle-ci était exposée à dépasser son but.

D'ailleurs, les droits qu'un étranger puise dans les traités conclus par la nation à laquelle il appartient, une loi française peut lui en conférer le bénéfice (arg. C. civ., art. 2123 in fine et 2128); et en fait ces lois, qui sont nombreuses, suffisent à sauver la législation française du reproche d'exclusivisme ou d'inhumanité.

Le décret du 16 janvier 1808 (art. 3) accorde aux étrangers le droit d'acquérir des actions de la Banque de France; la loi du 21 avril 1810 (art. 13) leur permet de devenir concessionnaires de mines; les décrets du 5 février 1810 (art. 40) et du 28 mars 1852 leur reconnaissent un droit de propriété littéraire et artistique2; les lois du 5 juillet 1844 (art.

1 Demolombe, t. I, p. 367 et suiv.

2 Pour nous conformer au langage courant, nous conservons ici aux droits des auteurs, des artistes et des inventeurs sur les produits de leur

27 à 29) et du 23 juin 1857 (art. 5) leur assurent la propriété de tous brevets d'invention en France et la protection de leurs marques de fabrique.

De même, la loi du 14 juillet 1819, en abrogeant les articles 726 et 912 du Code civil, a rendu à l'étranger la faculté de recueillir à titre gratuit; la loi du 20 juillet 1886 (art. 14) autorise les étrangers résidant en France à faire des versements à la Caisse des retraites pour la vieillesse, aux mêmes conditions que les nationaux'.

Enfin, sans sortir du Code civil, ne peut-on voir dans les articles 12 et 19, qui associent en principe la femme étrangère et la femme française à la nationalité de ceux qu'elles épousent2, la reconnaissance implicite du droit de l'étranger à contracter mariage en France; dans l'article 3, § 2, l'affirmation de son aptitude au droit de propriété? Et les articles 14 et 15 du Code civil, en organisant contre l'étranger ou à son profit certaines règles particulières de compétence, ne lui ont-ils pas virtuellement reconnu la faculté d'être débiteur ou créancier?

Cette doctrine est, dit-on, reproduite dans un arrêt de la Cour de cassation du 14 août 1844, qui s'exprime ainsi : « Aux termes des articles 11 et 13, l'étranger non admis à la jouissance des droits civils par autorisation du chef de l'État ne jouit, en France, que des droits civils accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartient..... et il n'y a d'exception à cette règle que dans les cas spécialement prévus par une loi expresse3. »

intelligence, la dénomination de propriété; mais nous aurons occasion de voir bientôt que ces droits ne présentent pas les caractères d'une propriété véritable.

Voy. ci-dessus, p. 139.

2 Voy. ci-dessus, t. I, De la nationalité, p. 504 et p. 516.

Sir. 1844. 1. 756. Peut-être cette décision n'a-t-elle cependant pas toute la portée que M. Demolombe lui attribue; en exigeant pour toute exception à la règle posée par l'article 11 une disposition expresse de la loi, elle condamnerait les dérogations tacites auxquelles l'éminent jurisconsulte n'hésite pas à la soumettre; d'ailleurs, il est permis de croire

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