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APPENDICE.

DOCUMENTS HISTORIQUES.

PARTIE OFFICIELLE.

DOCUMENTS RELATIFS A LA QUESTION D'ORIENT

CONCERNANT

OUVERTURES QUI ONT ÉTÉ FAITES PAR LA RUSSIE, L'ÉVENTUALITÉ DE LA DISSOLUTION DE L'EMPIRE OTTOMAN.

MEMORANDUM du comte de Nesselrode, présenté au gouvernement de S. M. Britannique, et basé sur des communications reçues de l'empereur de Russie, subséquemment au voyage de Sa Majesté impériale en Angleterre, en juin 1844.

La Russie et l'Angleterre sont mutuellement pénétrées de la conviction qu'il est de leur intérêt commun que la Porte Ottomane se maintienne dans l'état d'indépendance et de possession territoriale dont se compose actuellement cet empire, cette combinaison politique étant celle qui se concilie le mieux avec l'intérêt général de la conservation de la paix.

D'accord sur ce principe, la Russie et l'Angleterre ont un égal intérêt à unir leurs efforts pour raffermir l'existence de l'empire ottoman et pour écarter les dangers qui peuvent compromettre sa sécurité.

Dans ce, but, l'essentiel est de laisser la Porte vivre en repos, sans l'agiter inutilement par des tracasseries diplomatiques, et sans s'ingérer, sans une

nécessité absolue, dans ses affaires in térieures.

Pour mettre ce système de ménagement en pratique dans l'intérêt bien entendu de la Porte, il ne faut pas perdre de vue deux choses. Les voici :

D'abord la Porte a une tendance constante à s'affranchir des engagements que lui imposent des traités qu'elle a conclus avec les autres puissances. Elle espère le faire impunément, parce qu'elle compte sur la jalousie mutuelle des cabinets. Elle croit que, si elle manque à ses engagements envers l'un d'eux, les autres épouseront sa querelle et la mettront à l'abri de toute responsabilité.

Il est essentiel de ne pas confirmer la Porte dans cette illusion. Chaque fois qu'elle manque à ses obligations envers l'une des grandes puissances, il est de l'intérêt de toutes les autres de lui faire sentir son tort et de l'exhorter sérieusement à faire droit au cabinet qui demande une juste réparation.

Dès que la Porte ne se verra pas soutenue par les autres cabinets, elle cé dera, et les différends survenus s'a

planiront dans les voies de la conciliation, sans qu'il en résulte un conflit.

:

Il est une seconde cause de complication inhérente à la situation de la Porte c'est la difficulté qu'il y a de mettre d'accord entre eux le respect dû à l'autorité souveraine du sultan fondée sur la loi musulmane, avec les ménagements que réclament les intérêts des populations chrétiennes de cet empire.

Cette difficulté est réelle. Dans la situation actuelle des esprits en Europe, les cabinets ne sauraient voir avec indifférence que les populations chrétiennes en Turquie soient soumises à des actes flagrants de vexation et d'intolérance religieuse.

Il faut sans cesse faire sentir cette vérité aux ministres ottomans, et les persuader qu'ils ne peuvent compter sur l'amitié et sur l'appui des grandes puissances qu'à condition qu'ils traitent les sujets chrétiens de la Porte avec tolérance et avec douceur.

En insistant sur cette vérité, les représentants étrangers devront, d'une autre part, user de toute leur influence pour maintenir les sujets chrétiens de la Porte dans la soumission envers l'autorité souveraine.

Guidés par ces principes, les représentants étrangers devront agir entre eux dans un parfait esprit de concorde. S'ils élèvent des remontrances auprès de la Porte, elles devront être empreintes d'un caractère véritable d'unanimité, sans porter celui d'une prépotence exclusive.

En persistant dans ce système avec calme et modération, les représentants des grands cabinets de l'Europe auront la meilleure chance de réussir dans leurs démarches, sans provoquer des complications compromettantes pour le repos de l'empire ottoman. Si toutes les grandes puissances adoptent franchement cette ligne de conduite, elles auront un espoir fondé de conserver l'existence de la Turquie.

Cependant on ne saurait se dissimuler combien cet empire renferme d'éléments de dissolution. Des circonstances imprévues peuvent hâter sa chute sans qu'il soit au pouvoir des cabinets amis de la prévenir.

Comme il n'est pas donné à la prévoyance humaine d'arrêter d'avance un

plan d'action pour tel ou tel cas inatendu, il serait prématuré de mettre en délibération des éventualités qui pervent ne pas se réaliser.

Dans l'incertitude qui plane sur l'avenir, une seule idée fondamentale sem. ble d'une application vraiment pratique: c'est que le danger qui pourra résulter d'une catastrophe en Turquie sera diminué de beaucoup, si, le cas échéant, la Russie et l'Angleterre s'entendent sur la marche qu'elles auront à adopter

en commun.

Cette entente sera d'autant plus salutaire qu'elle rencontrera l'assentiment complet de l'Autriche. Entre elle et la Russie, il subsiste déjà une parfaite conformité de principes, relativement aux affaires de Turquie, dans un interè! commun de conservation et de paix.

Pour rendre leur union plus efficace, il ne resterait à désirer que de voir l'Angleterre s'y associer dans le mène but.

La raison qui conseille l'établissement de cet accord est fort simple.

Sur terre, la Russie exerce envers la Turquie une action prépondérante. Sur mer, l'Angleterre occupe la même position.

Isolée, l'action de ces deux puissances pourrait faire beaucoup de mal. Combinée, elle pourra produire un bien réel; de là l'utilité de s'entendre prealablement avant d'agir.

Cette idée a été arrêtée en principe pendant le dernier séjour de l'empereur à Londres. Il en est résulté l'engagement éventuel que, s'il arrivait quelque chose d'imprévu en Turquie, la Russie et l'Angleterre se concerteraient préalablement entre elles sur ce qu'elles anraient à faire en commun.

Le but dans lequel la Russie et l'Angleterre auront à s'entendre peut se formuler de la manière suivante :

1. Chercher à maintenir l'existence de l'empire ottoman dans son état actuel, aussi longtemps que cette combi naison politique sera possible.

2. Si nous prévoyons qu'il doit cronler, se concerter préalablement sur test ce qui concerne l'établissement d'un nouvel ordre de choses, destiné à remplacer celui qui existe aujourd'hui, et veiller en commun à ce que le change ment survenu dans la situation inté

H

rieure de cet empire ne puisse porter atteinte ni à la sûreté de leurs propres Etats et aux droits que les traités leur assurent respectivement, ni au maintien de l'équilibre européen.

Dans ce but ainsi formulé, la politique de la Russie et de l'Autriche, comme nous l'avons déjà dit, se trouve étroitement liée par le principe d'une parfaite solidarité. Si l'Angleterre, comme principale puissance maritime, agit d'accord avec elles, il est à penser que la France se trouvera dans la nécessité de se conformer à la marche concertée entre Saint-Pétersbourg, Londres et Vienne.

Le conflit entre les grandes puissances se trouvant ainsi écarté, il est à espérer que la paix de l'Europe pourra être maintenue, même au milieu de circonstances si graves. C'est à assurer cet objet, d'un intérêt commun, que devra être consacrée l'entente préalable que la Russie et l'Angleterre établiront entre elles, le cas échéant, ainsi que l'empereur en est convenu avec les ministres de Sa Majesté Britannique, pendant son séjour en Angleterre.

COMMUNICATIONS relatives à la Turquie, faites au gouvernement de S. M. Britannique par l'empereur de Russie, et réponses à ces communications.

--

(Janvier-avril 1853.)

No 1. ·Sir G.-H. Seymour à lord John Russell. (Reçu le 23 janvier. - Secret et confidentiel.) Saint-Pétersbourg, 11 janvier 1853. Milord,

Le 9 de ce mois au soir, j'ai eu l'honDenr de voir l'empereur de Russie au palais de la grande-duchesse Hélène, qui, à ce qu'il paraît, avait demandé la permission d'inviter lady Seymour et moi pour voir la famille impériale.

L'empereur est venu à moi, et, de la manière la plus gracieuse, m'a dit qu'il avait appris avec grand plaisir que le gouvernement de Sa Majesté venait définitivement d'être constitué, et a ajouté qu'il croyait que ce ministère aurait une longue durée.

Sa Majesté impériale a voulu toat

particulièrement que je portasse cette assurance au comte d'Aberdeen qu'il connaissait depuis environ quarante ans, et pour qui il avait autant d'égards que d'estime. Sa Majesté impériale a voulu que je la rappelasse au souvenir de Sa Seigneurie.

<< Vous connaissez mes sentiments pour l'Angleterre, m'a dit l'empereur, ce que je vous ai dit, je vous le répète; c'était toujours mon intention que les deux pays fussent dans des termes d'une amitié intime (close amily), et je suis sûr qu'ils continueront à être dans les mêmes sentiments. Vous êtes ici depuis quelque temps, et, comme vous avez vu, il n'y a eu que fort peu de points sur lesquels nous n'ayons pas été d'accord; nos intérêts, au fait, sont dans presque toutes les questions les mêmes. »

J'ai fait observer à l'empereur quo réellement je ne m'étais pas aperçu, depuis mon séjour à Saint-Pétersbourg, qu'il y eût entre nous des divergences d'opinion, excepté en ce qui touchait au chiffre dynastique de Napoléon III, point au sujet duquel chaque gouvernement avait sa manière de voir, mais qui, après tout, n'était pas essentiel.

« Ce chiffre III, a répondu l'empereur, demanderait de longues explications, je n'en parlerai donc pas pour le moment; je serais cependant bien aise que vous entendissiez ce que j'ai à dire là-dessus; je vous prierai donc de me venir voir un matin, lorsque je serai un peu plus libre. »

Naturellement j'ai prié l'empereur d'être assez bon pour me donner ses ordres à ce sujet..

L'empereur, en attendant, a continué ainsi « Je répète qu'il est essentiel que les deux gouvernements, c'est-àdire le gouvernement anglais et moi, et moi et le gouvernement anglais, soyons dans les meilleurs termes, et jamais la nécessité n'en a été aussi grande que dans ce moment. Je vous prie de transmettre ces paroles à lord John Russell. Lorsque nous sommes d'accord, je suis tout à fait sans inquiétude quant à l'occident de l'Europe; ce que d'autres pensent au fond est de peu d'impor tance. Quant à la Turquie, c'est une autre question; ce pays est dans un état critique et peut nous donner beaucoup d'embarras. Mais je vais vous quitter.

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» Sire, ai-je repris, Votre Majesté a été assez bonne pour m'assurer de la conformité de ses vues avec celles de mon gouvernement, ce qui assurément m'a causé le plus grand plaisir et sera reçu avec une satisfaction générale en Angleterre; mais je serais excessivement heureux si Votre Majesté voulait ajouter quelques mots propres à calmer les inquiétudes relatives aux affaires de la Turquie, inquiétudes que les événements passés ont éveillées à un si haut degré chez le gouvernement de Sa Majesté Britannique; peut-être Votre Majesté daignera-t elle me charger de quelques assurances de plus à cet égard. »>

Les paroles et le geste de l'empereur, quoique toujours très-gracieux, témoignaient qu'il n'avait aucune intention de me parler des démonstrations qu'il est sur le point de faire dans le sud de l'empire. Il a dit cependant, d'abord avec quelque hésitation, mais à mesure qu'il continuait, avec un ton de plus en plus affirmatif : « Les affaires de Turquie sont dans un état de grande désorganisation; le pays menace ruine; la chute sera un grand malheur, et il est important que l'Angleterre et la Russie en viennent à une entente parfaite et qu'aucune des deux puissances ne fasse aucun pas décisif à l'insu del'autre. >>

J'ai fait observer en quelques mots combien j'étais heureux d'entendre ce langage de la bouche de Sa Majesté mpériale; que c'était certainement la manière dont les questions relatives à la Turquie devaient être traitées.

« Tenez, a ajouté l'empereur, comme s'il continuait ses observations, tenez, nous avons sur les bras un homme malade, un homme gravement malade; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur, si, un de ces jours, il devait nous échapper, surtout avant que

toutes les dispositions nécessaires futsent prises. Mais enfin, ce n'est pointle moment de vous parler de cela. >>

Il était évident pour moi que l'empereur ne voulait pas prolonger la conversation. J'ai donc dit : «Votre Majesté est si gracieuse qu'elle me permettra de lui faire encore une observation : Votre Majesté dit que l'homme est malade, c'est bien vrai; mais Votre Majesté daignera m'excuser si je lui fais obser ver que c'est à l'homme généreux et fort de ménager l'homme malade et faible. »

L'empereur m'a quitté alors d'une manière qui m'a fait penser qu'au moins je ne l'avais pas offensé, et il m'a de nouveau parlé de l'intention qu'il avait de m'envoyer chercher un jour.

Donnera-t-il suite à cette intention? Voilà ce qui n'est pas aussi sûr pour moi. Il est peut-être bon que je dise à Votre Seigneurie que je me propose de donner connaissance au comte de Nesselrode de ma conversation avec l'empereur.

Je suis convaincu que le chancelier est invariablement favorable aux mesures de modération, et, autant qu'il est en son pouvoir, aux vues anglaises. Son désir d'agir de concert avec le gouvenement de Sa Majesté ne peut dent qu'être fortifié lorsqu'il sera informé des déclarations amicales que l'empereur m'a faites à ce sujet.

En relisant ma dépêche, je suis convaincu que la conversation, quoique présentée en abrégé, a été fidèlement rendue par moi; le seul point de quelque importance dont je n'aie pas parlé est que l'empereur m'avait dit que les dernières nouvelles de Constantinople étaient plus satisfaisantes, les Turcs paraissant être plus raisonnables, bien qu'on ne voie pas comment ils le sont devenus.

Je ferai seulement observer que nous avons tout intérêt à ce qu'il soit bien entendu qu'aucune décision dans les affaires de la Turquie ne sera prise sans un concert avec le gouvernement de la reine, par un souverain qui dispose de quelques 100,000 baionnettes.

Agira-t-on conformément à cet accord? Voilà ce qu'on peut révoquer en doute, d'autant plus que les assurances de l'empereur sont un peu en contradiction avec les mesures sur lesquelles il a

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été de mon devoir d'appeler l'attention de Votre Seigneurie.

Néanmoins les paroles de l'empereur me paraissent avoir une valeur considérable, et certainement elles m'ofírent dans ce moment un avantage dont je ne manquerai pas de profiter.

Votre Seigneurie me pardonnera si je lui fais observer qu'en réfléchissant avec attention sur ma conversation avec l'empereur, il me semble que cette ouvertare et d'autres de la même nature qui pourraient encore être faites tendent à poser un dilemme par lequel il est fort à désirer que le gouvernement de Sa Majsté ne se laisse pas lier. Ce dilemme me paraît être celui-ci : Si le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne s'entend pas avec la Russie relativement à ce qui doit avoir lieu dans l'hypothèse de la dissolution de la Turquie, il aura d'autant moins sujet de se plaindre, au cas où les suites seraient désagréables à l'Angleterre. Si, au contraire, le gouvernement de Sa Majesté entrait dans l'examen de ces éventualités, il serait jusqu'à un certain degré partie consentante à une catastrophe qu'il lui importe tant d'éloigner aussi longtemps que possible.

Ceci peut sans doute se résumer en ces mots : l'Angleterre doit désirer un accord intime avec la Russie dans le but d'empêcher la chute de l'empire ottoman, tandis que la Russie serait bien aise que cet accord fût appliqué à des événements dont la chute de la Turquie serait la conséquence.

J'ai l'honneur...

P. S. Depuis que la dépêche ci-dessus a été écrite, le ministre d'Autriche m'a dit que l'empereur lui avait parlé de la conversation qu'il avait eue avec moi. « J'ai dit à sir Hamilton Seymour, lui a dit l'empereur, que le nouveau ministère me paraissait fort et que je souhaitais beaucoup qu'il durât, quoique, à vrai dire, en ce qui concerne l'Angleterre, je sache que c'est avec le pays qu'il faut que nous soyons amis; nous ne devons pas pencher pour tel ou tel parti. >>

Signé: G. H. SEYMOUR.

N° 2. Sir G.-H. Seymour à lord
John Russell. ( Reçu le 6 février.-
Secret et confidentiel.)

Saint-Pétersbourg, 23 janvier 1853.
Milord,

Le 14 de ce mois, conformément à une invitation reçue du chancelier, je suis allé chez l'empereur et j'ai eu l'honneur d'avoir avec Sa Majesté impériale la conversation très-intéressante dont il est de mon devoir de donner à Votre Seigneurie un compte rendu, qui, quoique imparfait, n'est pas en tout cas inexact.

J'ai trouvé l'empereur seul; il m'a reçu avec une grande bienveillance en me disant que j'avais témoigné le désir de lui parler des affaires d'Orient, que, de son côté, il était également disposé à en parler; mais qu'il serait obligé de remonter à une époque éloignée.

« Vous savez, me dit l'empereur, les rêves et les plaus dans lesquels l'impératrice Catherine se complaisait; ils ont été transmis jusqu'à nos jours; mais, quant à moi, quoique héritier de ses immenses possessions territoriales, je n'ai pas hérité de ces visions, ou de ces intentions, si vous voulez. Au contraire, mon empire est si vaste, placé sous tous les rapports si heureusement, que ce serait déraisonnable de ma part de désirer plus de territoire ou plus de pouvoir que je n'en possède; au contraire, je suis le premier à vous dire que notre grand, peut-être notre seul danger, naîtrait d'une extension nouvelle donnée à un empire déjà trop grand.

>> Tout près de nous est la Turquie, et dans notre situation actuelle on ne saurait désirer rien de mieux pour nos intérêts; les temps ne sont plus où nous avions à craindre quelque chose du fanatisme ou des entreprises guerrières des Turcs, et cependant ce pays est encore assez fort ou a été jusqu'ici assez fort pour maintenir son indépendance et se faire respecter par d'autres Etats.

>> Eh bien, dans cet empire, il y a plusieurs millions de chrétiens sur les intérêts desquels je suis appelé à veiller, pendant que, d'un autre côté, le droit de le faire m'est garanti par des traités. Je puis dire en toute vérité que je fais un usage modéré de mon droit, et j'a

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