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Depuis cinq ans, les regards de la vieille Europe se fixent avec étonnement sur un pays dont le nom, tout à l'heure à peine connu des géographes, jouit aujourd'hui d'une célébrité universelle. Des millions d'hommes vivant au milieu d'une civilisation, produit insensible du travail des âges, voient, au bout de l'Océan, une société nouvelle se former et s'organiser comme par enchantement. Là, où cinq ans auparavant on n'apercevait que quelques cabanes, on peut contempler aujourd'hui une immense ville qui renferme plus de cent mille habitants.

La baguette magique qui a fait naître ces merveilles, c'est l'or enfoui mystérieusement dans cette terre féconde par les secrets desseins de la Providence.

Et ce n'est pas là un fait isolé; c'était hier l'aurore de la Californie, c'est aujourd'hui le jour de l'Australie. Des flots d'émigrants se déversent incessamment sur ces rivages lointains. L'Irlande se dépeuple à leur profit, et l'Allemagne leur envoie ses plus robustes, ses plus laborieux enfants. Si le sang européen s'infuse lentement dans les veines de la vieille Asie, il produit là des royaumes nouveaux, immenses, et il semble que l'axe de la civilisation se déplace.

Au point où la nature, en joignant les deux Amériques, a séparé les deux Océans, le génie de la civilisation moderne médite un canal et prépare activement une ligne de fer. Déjà 1,200 ouvriers ont achevé le chemin depuis la baie de Limon jusqu'à Gorgona, et bientôt Panama, à l'autre extrémité de l'isthme, pourra être atteint en quelques heures par les nombreux voyageurs qu'attirent l'or et l'industrie naissante de la Californie et de l'Australie. Les deux puissances rivales dont la jalousie se dispute l'isthme qui sépare les deux mers, ont été providentiellement poussées à s'unir pour neutraliser Saint-Jean de Nicaragua, cette clef de la grande route où vont bientôt se précipiter les nations.

Les instruments nouveaux ne manquent pas à ces destinées nouvelles. Déjà la vapeur a commencé l'œuvre de rapprochement et de fusion entre les parties diverses de l'humanité; l'électricité est venue ajouter sa force mystérieuse et souveraine à celle de ces machines de feu qui transportent sur des lignes de fer ou

sur les flots domptés d'immenses convois chargés d'hommes et de choses, ou d'énormes vaisseaux, Léviathans de la mer, à la course rapide et précise. Déjà les profondeurs de l'Océan n'opposent plus d'obstacles à la transmission de la pensée, et bientôt d'innombrables fils électriques relieront à travers les flots les nations les plus éloignées.

Quels que soient désormais les événements nouveaux qui surgissent du choc des prétentions rivales, des ambitions ennemies, il paraît certain que ces communications plus fréquentes des peuples, que cet essor général' imprimé au développement de l'industrie, du commerce et de l'agriculture, ne sauraient plus être arrêtés par des obstacles sérieux. L'activité des sociétés modernes a revêtu un caractère nouveau : elle est essentiellement productrice et pacitique. Sans doute il est encore, dans les questions de religion, de nationalité, d'influence politique ou commerciale, des germes féconds en conflits; mais on peut affirmer que les notions de justice générale font chaque jour de plus grands progrès, que le règne de la force brutale perd chaque jour de sa puissance, et que la diffusion d'une instruction et d'un bienêtre uniformes crée de plus en plus entre les différentes familles humaines une communauté de pensées et d'intérêts. Une incontestable solidarité s'établit entre les grands marchés financiers du globe par la création des nouvelles institutions de crédit. Ces deux instruments pacifiques, la locomotion rapide et perfectionnée des hommes, des choses et des idées, et l'organisation générale du crédit, préparent l'avénement d'une ère féconde dans laquelle l'esprit de destruction ne saurait prévaloir. La vapeur et l'électricité auront bientôt sans doute détrôné la poudre.

Les relations aujourd'hui si multipliées, si étroites entre les peuples, leur ont appris à s'estimer réciproquement; tout les pousse à oublier leurs vieilles querelles de races et d'influences et à s'entr'aider dans l'accomplissement de leur tâche providentielle.

Voyez l'Angleterre. A l'avénement de l'empire en France, elle avait senti tout à coup se réveiller ses vieilles défiances, ses haines endormies. Ses journaux prodiguaient à l'héritier du

nom et du pouvoir de Napoléon Ier l'insulte et la menace; il semblait que le camp de Boulogne fût repeuplé, que les vaisseaux de la France s'apprêtassent à vomir la guerre sur le sol de la Grande-Bretagne; mais bientôt ces vaines terreurs allaient se calmer, et déjà l'Angleterre elle-même venait de leur donner à l'avance un solennel démenti par la plus magnifique tentative qui ait jamais été faite pour resserrer les liens des nations et pour préparer le règne de la fraternité universelle.

L'univers tout entier répondant à l'appel d'une nation, et se trouvant avec ses produits si divers à ce colossal rendez-vous de l'intelligence et de l'activité humaine, à cette fête universelle du travail célébrée si dignement au milieu de tant de circonstances défavorables, malgré les souffrances de la veille et les inquiétudes du lendemain, ce n'est pas sans doute encore, comme le peuvent penser certains esprits enthousiastes et impatients, l'inauguration d'une ère de solidarité et de communauté définitive, c'est au moins un grand fait historique, une sorte d'enseignement mutuel destiné à élever les races diverses à un niveau commun de génie pratique, qui sera comme la préface d'une unité plus sérieuse.

Reproduisons ici, en l'abrégeant, le remarquable discours par lequel le prince Albert caractérisa, lorsqu'elle n'était encore qu'un projet, cette solennité dont il avait su prendre la noble initiative.

« Quiconque a observé les traits distinctifs de notre époque, ne peut mettre en doute que nous soyons au milieu d'une transition merveilleuse qui nous mène rapidement à la grande destination vers laquelle tous les événements de l'histoire ont acheminé nos pères et nous, l'unité de la race humaine; non pas une unité où toutes les barrières sont abaissées, où toutes les nuances soient confondues dans l'uniformité d'une teinte monotone, mais bien une unité qui soit l'harmonie de toutes les dissemblances, l'accord de tous les attributs en apparence opposés.

» Les distances qui séparaient les peuples et les contrées de la terre s'évanouissent chaque jour devant la puissance de l'esprit d'invention. Les idiomes de toutes les nations sont connus et

analysés, et il est facile à tout le monde d'en acquérir la possession. La pensée se communique d'un lieu à un autre avec la rapidité de l'éclair, et au moyen de la force qui se manifeste par l'éclair même.

» Le grand principe de la division du travail, que je ne crains pas d'appeler la force motrice de la civilisation, s'étend à toutes les branches de la science, de l'industrie et de l'art. Jadis les esprits très-bien doués pouvaient viser à l'universalité des connaissances; aujourd'hui c'est un champ qui se subdivise sans cesse, et où chacun concentre son activité sur un espace limité, en consacrant sa vie à l'étude ou à la pratique d'une spécialité de plus en plus définie. Mais ce domaine de plus en plus vaste, tout en se subdivisant sans cesse pour la commodité et le succès de la culture, devient de plus en plus, dans les fruits qu'il donne, le patrimoine commun de tous les hommes. Autrefois les découvertes de la science et des arts s'enveloppaient d'un profond mystère; aujourd'hui, à peine une idée ou une invention est-elle au pouvoir d'un homme, que déjà on la perfectionne ou on la surpasse à côté de lui ou au loin, et les produits de tous les quartiers du globe terrestre viennent se placer sous la main de l'homme civilisé.

» L'homme ainsi remplit de plus en plus la mission sacrée pour laquelle Dieu le plaça sur la terre et que je rappelais tout à l'heure. Son âme étant à l'image de Dieu, il lui est donné, par les facultés de son esprit, de découvrir les lois auxquelles Dieu a soumis la création, et, en s'appropriant ces lois, de ployer la nature à son usage à lui, instrument de la sagesse divine. Après que, par la science, il est parvenu à connaître les lois qui président à l'équilibre, au mouvement et à la transformation de tout ce qui est, par l'industrie, il applique ces lois aux substances que la terre nous rend, et qui ne deviennent utiles qu'en raison de ce que son intelligence s'y infuse, et puis, par l'art, il a les règles du beau et de l'harmonie, et il en imprime le cachet à ses productions.

» L'exposition de 1851 nous offrira la mesure exacte et l'indication vivante du point où l'humanité est arrivée dans l'accomplissement de cette grande tâche que lui a assignée ici-bas

le Créateur, et elle marquera le point de départ des efforts qui resteront au genre humain pour achever l'œuvre. J'ai la confiance que le premier sentiment que cette vaste collection inspirera au spectateur sera une profonde reconnaissance envers le Tout-Puissant pour les biens qu'il a déjà répandus sur nous, et que le second sera la conviction que nous ne jouirons du patrimoine qu'il nous a donné qu'en proportion de l'assistance que nous nous prêterons les uns aux autres sous les auspices de la paix et d'une charité active et efficace, non-seulement d'individu à individu, mais de nation à nation. >>

On ne saurait mieux dire, et si jamais ce généreux sentiment de l'unité humaine a été exprimé dans d'aussi nobles termes, jamais au moins il n'avait reçu encore une consécration pratique aussi éclatante.

Ainsi avait été inaugurée cette grande et pacifique rencontre des peuples. Et l'exemple ne serait pas perdu. Déjà Dublin et New-York s'apprêtaient à le suivre et à ouvrir un splendide asile aux produits des nations. Mieux avisée peut-être, la France fixait à l'année 1855 l'époque d'un concours semblable, auquel elle saurait bien donner l'éclat et l'importance qui caractérisent tous ses actes.

Et c'est pourtant lorsque s'établissait entre les nations, ce concert nouveau, c'est lorsque de pareilles entreprises semblaient hâter la venue du jour où la guerre serait impossible dans le monde, que la paix féconde qui durait en Europe depuis tantôt quarante années allait tout à coup faire place à des luttes. sanglantes. Etudions dans ses principes et dans ses développements cet événement monstrueux, qui marquera d'un sceau fatal l'année 1855, et qui est venu comme pour faire dévier l'humanité de ses voies nouvelles.

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