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pire ottoman repose plutôt sur les intérêts conservateurs des grandes puissances et sur leur esprit de justice, que sur la force intérieure de cet empire.

» Lors de la question des réfugiés hongrois, on a fait des rêves magnifiques sur la supériorité de la flotte turque, sur l'armement des rayas dans l'intérêt du Sultan, sur une armée bien exercée, forte de 350,000 homines. La vérité est que, sous le rapport de la navigation, les bâtiments de guerre du Sultan sont plus dangereux les uns pour les autres que pour l'ennemi; que l'armement des rayas amènerait une guerre civile et l'expulsion des Ottomans de l'Europe; que les 350,000 hommes qu'on croit pouvoir recruter dans les 8 millions de musulmans se réduiraient à 130,000 soldats enrôlés à grand'peine; que sur ce nombre, à peine 70 ou 80,000 hommes pourraient être mobilisés; que ces troupes se trouvent dans une époque de transition où elles ont perdu les bonnes qualités des troupes irrégulières sans avoir encore acquis les avantages des troupes régulières, et qu'un corps d'armée russe ou autrichien de 40,000 hommes détruirait sur un champ de bataille, dans l'espace de deux heures, une armée turque deux fois aussi nombreuse. >>

La suite des événements prouverait bientôt combien ces appréciations étaient erronées, et ce qu'il y avait encore de ressort patriotique et de vertu militaire dans cet empire si dédaigné, sans compter les progrès très-réels dans l'armement, l'instruction et la discipline des Turcs, à l'aide de l'initiation européenne.

Nous avons passé en revue les intérêts divers et les traditions de l'Europe dans la querelle d'influence soulevée d'une manière si grave; nous avons exposé les raisons qui avaient pu déterminer la Russie à cette fatale entreprise, et nous avons dit quelles erreurs elle avait commises dans l'appréciation des éléments de résistance qu'elle pourrait rencontrer sur sa route; il nous reste à raconter le réveil successif de ces éléments divers et l'extension progressive de cette lutte destinée peut-être à changer les conditions politiques du monde moderne.

CHAPITRE III.

RÉVEIL DE L'EUROPE.

Désillusion de l'Angleterre.

çaise vers la baie de Bechika.

Marche combinée des flottes anglaise et franTentatives pour établir une action commune entre les grandes puissances. La Prusse désapprouve la politique russe. La politique autrichienne se dessine, M. de Buol et son beaufrère, avertissements donnés par M. de Metternich, observations adressées par M. de Buol à Saint-Pétersbourg, lettre autographe de l'empereur François-Joseph. Réponse turque à l'ultimatum, elle européanise la question; préparatifs de défense en Turquie; préparatifs militaires en France et en Angleterre. Ordre donné aux troupes russes d'envahir les Principautés, manifeste du tsar, juste émotion de l'Autriche, passage du Pruth; circulaire de M. de Nesselrode, assertions étranges, réponses de la France et de l'Angleterre; motifs de prudence invoqués par le cabinet britannique, encore l'Allemagne russe; l'occupation est-elle un fait de guerre? subtilités diplomatiques, défaillances des amis de la paix; la Russie abuse de ces tendances, elle remplace la suzeraineté du Sultan par la sienne en Moldo-Valachie, elle prépare un soulèvement des chrétiens; situation des chrétiens dans l'empire. - Conférence de Vienne, la question devient européenue; essai de fusion des prétentions contraires; projet français, note définitive de Vienne; protestation modeste de la Porte contre l'invasion; adhésion empressée du tsar à la note de Vienne, modifications proposées par la Porte, désappointement et mécontentement de l'Europe, c'est la Turquie qui a tort; commentaire des modifications par la Russie, revirement soudain de l'opinion. Enthousiasme patriotique des Ottomans, est-ce du fanatisme? Entrée des vaisseaux anglo-français dans la mer de Marmara, prétexte peu digne. Entrevues d'Olmutz et de Varsovie, tergiversations allemandes, échec définitif de la Russie. Déclaration de guerre de la Turquie, sommation d'évacuer les Principautés.

Le dernier ultimatum parti de Saint-Pétersbourg, l'annonce d'une invasion prochaine des Principautés, le départ de ce qui

restait de la légation russe à Constantinople, tous ces éléments nouveaux violemment introduits dans la querelle en éclairaient şubitement la portée aux yeux des grandes puissances de l'Europe. L'optimisme n'était plus de mise. L'Angleterre se réveilla la première. Il devint impossible pour elle d'ajouter foi plus longtemps aux assurances fréquentes, solennelles et bien souvent spontanées qu'elle avait reçues de Saint-Pétersbourg. (Discours de lord Clarendon à la chambre des lords, 23 février 1854.) C'est à partir de ce jour seulement que le cabinet de Saint-James reconnut son erreur. Dès ce jour aussi, il résolut loyalement, sans hésitation, de maintenir l'intégrité de l'empire ottoman; il conseilla au Sultan de ne faire aucunes concessions incompatibles avec sa dignité ou son indépendance, et lui promit son appui şans restriction.

Toutefois, dans l'intérêt même de la Turquie, le gouvernement britannique ne pensait pas qu'il fallût précipiter les événements. La Turquie n'était pas prête pour une guerre de cette importance. A l'exception de l'escadre mouillée dans les eaux de Malte, les vaisseaux anglais étaient disséminés dans toutes les mers du monde. Telle était aussi la condition des escadres françaises. L'Autriche et la Prusse pressaient les deux grandes puissances occidentales de ne faire aucune démonstratiou belliqueuse jusqu'à ce qu'elles eussent épuisé tous les moyens de conciliation.

Mais, comme les menaces de la Russie se retrouvaient dans -une dépêche du chancelier, comte de Nesselrode, au baron Brunnow, à la date du 20 mai (1er juin), les deux puissances occidentales ne pouvaient faire moins que de prendre une mesure de précaution. Aussi, le 31 mai, une dépêche de Londres autorisa l'ambassadeur britannique à Constantinople, à appeler, s'il le jugeait convenable, la flotte anglaise dans le voisinage des Dardanelles, et le 2 juin, un ordre direct fut expédié d'Angleterre à l'amiral Dundas d'opérer ce mouvement.

Quant à la France, depuis la fin de mars, sa flotte était déjà dans les eaux de Salamine. Un ordre, expédié le 4 juin, lui enjoignit de se trouver en même temps que la flotte anglaise dans la baie de Bechika, le mouillage le plus rapproché des Dardanelles. Le Moniteur français du 10 juin fit connaître cette mar

che combinée, tout en ajoutant que « cette mesure de précaution n'excluait pas l'espoir d'un réglement pacifique des difficultés actuelles. Le gouvernement français marqua pourtant son intention de déployer, au besoin, toute l'énergie que réclamaient les circonstances, en remplaçant par l'amiral Hamelin l'amiral La Susse qui s'était laissé distancer par la flotte anglaise à Bechika.

Le courrier parti de Saint-Pétersbourg avec le dernier ultimatum avait fait route le 1er juin. Il lui fallait huit jours pour arriver à Constantinople, où il devait attendre huit autres jours la décision de la Porte. Entre les premières hostilités et le commencement du mois de juin, trois semaines environ restaient pour les préparatifs et pour les négociations.

Le gouvernement français hâta les uns et poussa vivement les autres. Il s'agissait de réunir sur le terrain légal des traités les puissances signataires de l'acte du 13 juillet 1841 et de poser hautement le principe contesté par la Russie de la communauté d'action et d'intérêts en ce qui touchait l'indépendance de l'empire ottoman. M. Drouyn de Lhuys s'employa à cette œuvre avec une intelligence et une loyauté remarquebles.

Et d'abord, l'action commune matériellement établie entre la France et l'Angleterre, M. Drouyn de Lhuys dans une dépêche adressée à l'ambassadeur français à Londres, (5 juin), se félicita de l'accord qui régnait entre les deux grandes puissances occidentales, constata hautement cette heureuse entente et en marqua le but, qui était d'amener une conciliation pacifique des prétentions de la Russie avec les droits souverains du Sultan : « le meilleur moyen d'y parvenir consisterait à encourager le Sultan à relever sans cesse la condition des chrétiens soumis à son sceptre, et à fondre ensemble autant que possible toutes les populations de son empire. Pour que cette œuvre fût efficace et durable, il fallait que l'honneur en revînt au gouvernement ottoman lui-même, sans qu'une puissance étrangère fùt admise à stipuler seule au profit d'une classe des sujets du grand-seigneur, à quelque intérêt que ces stfpulations dussent se rapporter. »

En même temps, le cabinet français se tournait vers Vienne

et vers Berlin, et cherchait, par un langage aussi ferme que sage, à préparer une attitude commune des quatre puissances. Il sembla tout d'abord que la tâche fût assez facile. Le gouvernement prussien n'avait pas dissimulé sa désapprobation de la politique. violente inaugurée par la Russie à Constantinople. Le 30 mai, lord Bloomfield, ambassadeur britannique à Berlin, écrivait à lord Clarendon :

« L'impression produite par les dernières nouvelles de Turquie est très-défavorable au gouvernement russe. Le baron Manteuffel pense que le prince Menchikof a dépassé tout ce qu'on pouvait attendre, et que les grandes puissances doivent maintenant s'efforcer de découvrir quelque moyen de concilier le différend et de prévenir une rupture. Je crois pouvoir assurer avec certitude à Votre Seigneurie que la conduite du gouvernement russe est généralement condamnée, et que l'opinion du corps diplomatique et du public est unanime ici pour désapprouver les procédés du prince Menchikof. Tout le monde est d'accord qu'il est impossible à la Porte de signer un pareil traité sans encourir la perte de son indépendance. >>

Quant à l'Autriche, sa coopération était plus désirable encore que celle de la Prusse. Si, aveuglée sur ses véritables intérêts, elle s'apprêtait à seconder les projets de la Russie, la tâche du tsar devenait facile. Postée sur la rive droite du Danube et sur les côtes de la Dalmatie, l'Autriche peut prendre à revers l'empire ottoman et l'envahir, soit du côté d'Andrinople par la vallée de la Maritza, soit du côté de Thessalonique par la vallée du Vardari. C'est cette situation dominante qui avait inquiété sérieusement le cabinet britannique, lorsqu'il pouvait croire encore, sur les assertions de l'empereur Nicolas et de M. de Nesselrode, que la complicité de l'Autriche était secrètement acquise à la Russie.

Mais, on va le voir, il n'en était rien. Bien plus, S. M. l'Empereur d'Autriche pensait à reprendre les traditions séculaires de la politique impériale en renouant l'alliance avec l'Angleterre interrompue par les événements de 1847 et de 1848. Aussi, le cabinet autrichien eut-il, dès les premiers jours, une attitude plus décidée que celui de la Prusse.

Il était impossible à l'Autriche de ne pas reconnaître toute la

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