Page images
PDF
EPUB

Tour-et-Taxis. Ce prince en avait reçu l'investiture en 1615, parce qu'un de ses ancêtres établit les premières postes dans les Pays-Bas sous l'empereur Maximilien I, et il avait été chargé de les organiser sur le même plan dans toute l'Allemagne. Sur les grandes routes se trouvaient de distance en distance des colonnes milliaires, faisant connaître au voyageur le chemin déjà parcouru, et indiquant avec précision la distance d'un point à un autre, mais les chaussées avaient beaucoup souffert par suite du passage successif d'armées nombreuses. Sur plusieurs rivières, les ponts en pierres de taille en partie démolis, avaient été simplement reconstruits en bois, et les planches ou madriers étaient généralement assez mal joints pour laisser entrevoir le courant plus ou moins rapide de l'eau. Cependant depuis la paix, les princes avaient essayé de rétablir un peu d'ordre dans les voies de communication; dans la plupart des grandes villes des charriots de poste ordinaire arrivaient et repartaient à date fixe.

Ces coches rarement couverts par dessus, ne marchaient que le jour avec des chevaux de relais et passaient la nuit dans les auberges disséminées sur la route; chacun d'eux avait son conducteur ou économe, appelé « Schaffner ». Ils pouvaient contenir huit personnes, dont deux étaient placées en dehors, même quand par hasard le coche se trouvait couvert. Sur les bonnes routes, la vitesse ordinaire était de une heure un quart pour chaque mille allemand, mais dans les mauvais chemins, les fonds de sable et les terres grasses détrempées par la pluie, on employait une heure et demie, quelquefois même deux heures par mille. Il en résultait que le parcours de ces coches, qui faisaient communément des courses de plus de cent milles allemands, était en moyenne de sept à huit milles par jour. L'ennui de cette marche très lente était encore augmenté par le temps que perdait le Schaffner dans plusieurs bourgs ou villages, car il s'arrêtait constamment sous prétexte de laisser des marchandises, pour la plus grande partie de contrebande.

Les désagréments de la journée n'étaient rien en comparaison de de ceux que réservait la nuit. Les auberges dans lesquelles, le coche s'arrêtait, se distinguaient par leur saleté et leur aspect dégoûtant.

Il n'y avait d'autre endroit pour se réfugier qu'une vaste salle, appelée calute, surchauffée au centre par un poêle énorme, et dont les côtés étaient à peu près inhabitables. Par les fentes, qui se trouvaient dans les parois, le vent, la pluie faisaient rage et le froid

perçait de toutes parts. Les voyageurs grouillaient pêle-mêle dans la salle commune et la fumée du tabac, l'odeur de l'eau-de-vie, des exhalaisons de toutes sortes en rendaient le séjour insupportable, de telle manière qu'après avoir surmonté les traverses de la journée il fallait s'attendre à une nuit turbulente et sans repos. Si, par hasard, il y avait d'autres pièces que la calute, on mettait autant de lits dans une seule chambre qu'elle pouvait contenir de voyageurs. Un détail important encore à noter, comme presque tous les aubergistes cumulaient en même temps la profession de bouchers, l'odeur de la viande crue infectait leurs maisons, et les oreilles étaient continuellement déchirées par les cris plaintifs des bestiaux, tenus dans des étables voisines et qu'on préparait par la faim à leur mort prochaine. Dars la plupart de ces auberges infectes, les murs ainsi que les étables, et ce qui passait pour de prétendus lits se trouvaient couverts d'insectes qui pullulaient à leur aise dans le sang, la viande et la charogne, comme dans une véritable serre chaude. Enfin pour compléter ce peu engageant mais véridique tableau, à ces désagréments se joignait le bruit du tripot qui se tenait dans la chambre commune et qui, an milieu des cris des ivrognes et des sons déchirants d'un mauvais violon ou d'un monocorde quelconque, durait ordinairement jusqu'au matin, s'il n'était interrompu plus tôt par des disputes ou des querelles souvent meurtrières.

Tels étaient les renseignements peu encourageants que le malheureux poète recueillait de toutes les bouches; ils durent l'amener dans son for intérieur à regretter son entreprise, d'autant qu'il n'avait plus pour supporter les tribulations et les fatigues d'une route pénible, la force et la gaité que donnent la jeunesse. En courant d'une guerre à l'autre, de Paris à Rouen, de Prinçay à Collioure, et maintenant à Varsovie les années avaient fui, et il entrait dans sa cinquantesixième, en 1650. Il venait de préciser son âge dans les « Nobles Triolets », écrits en 1649, qui se terminent par ces vers, déjà cités :

[blocks in formation]

Si pour se rendre à Varsovie la route de terre offrait peu d'agréments, le voyage par eau était presque impraticable avec les brouil

(1) Troisième partic.

lards et les glaces de la Baltique, c'est ce qui explique la décision de Saint-Amant :

[blocks in formation]

Il partit de Lübeck le 10 février, mais le coche marchait lentement, les vingt-deux milles allemands qui séparaient Lübeck de Stralsund demandèrent près de quatre journées. Aussi ne s'amuse-t-il guère à parler ni de Wismar, ni de Rostock, et se hâte-t-il de repartir de Stralsund pour atteindre Stettin le 17 février. Il lui tardait d'arriver dans cette capitale des possessions suédoises de l'Allemagne du Nord. Ce n'était pas tant le désir de voir cette belle ville, bâtie sur l'Oder, ses fortifications, l'église du château avec les tombes et les portraits des ducs, et ses riches collections, qui pressait Saint-Amant, non, mais il savait que Stettin était le grand entrepôt commercial de la Poméranie, du Brandebourg, de la Silésie et d'une partie de la Pologne. Une des branches principales du commerce consistait dans le transport des vins, le poète pouvait compter sur des dépôts considérables de ce généreux liquide, aussi se félicita-t-il de son arrêt à Stettin:

Où, mieux que je n'eusse cru,
Autre liqueur que l'eau cuite
Refit l'Apollon recru.

Recru, épuisé de fatigue, transi de froid et presque mort de soif, tel devait être l'état de l'intrépide voyageur. Avec quel dédain parlet-il de la bière allemande, lui qui a trouvé de si poétiques accents pour célébrer la Vigne et mème le Cidre de Normandie. Il appelle cette boisson indigne de lui, « de l'eau cuite », peut-on afficher un plus souverain mépris? Comme dédommagement des misères subies, il fut touché de l'empressement avec lequel les Suédois l'accueillirent à leur table, et il resta trois jours entiers à festoyer, d'après ce qu'il

(1) La Polonaise.

raconte lui-même. L'hospitalité lui était offerte avec d'autant plus de cordialité que son frère de Montigny avait servi sous les drapeaux de Gustave-Adolphe, et que ses hôtes, fidèles alliés de la France pendant la guerre de Trente ans, avaient obtenu grâce à elle de précieux avantages à la paix de Westphalie. Par le traité d'Osnabrück, signé le 24 octobre 1648, l'Empire avait cédé à titre d'indemnité à la Suède une moitié de la Pomeranie, l'expectative de l'autre moitié, l'ile de Rügen, la seigneurie de Wismar, les évèchés de Brême et de Verden, avec trois voix à la diète. Les Mars Suédois, satisfaits de ces succès, fêtèrent avec enthousiasme le Mars Français, mais ici pour les détails, la parole est à Saint-Amant:

Bacchus y chargea mes doigts
Entre des Mars Suédois;

Et sur l'ais où l'on festine

Un grand trésor présenté
De Louise et de Christine
Contint l'auguste santé.

Les athlètes du Nord ne savaient pas à quel rude jouteur ils auraient affaire, en osant provoquer le bon Gros aux combats de Bacchus. Ils eurent beau mettre en perce leurs meilleurs tonneaux :

Ce beau gouffre de buffet
Ne parut pas sans effet,
Je l'asséchai sans haleine,
Chose formidable à voir,

Et pour l'une et l'autre reine
Fis triompher mon devoir.

Cette victoire fut difficile à remporter, Saint-Amant ne se montra pas sans efforts digne de sa réputation, il avoue lui-même qu'il était tout particulièrement échauffé, en quittant ses hôtes :

De là, dans un coche bleu
Je montai, le front en feu ;
La vaste Pomeranie
Résonna sous nos chevaux,
Ma corbeille bien garnie
M'en fit vaincre les travaux,

Le 20 février, Saint-Amant partit de Stettin pour n'arriver à Dantzig que six jours après, le 26. Si sa corbeille bien garnie lui permit de soigner son estomac, il ne put échapper à ces horribles auberges dont la description l'avait par avance effrayé, et voyant de près ces poisles d'Allemagne », où tout le monde est couché pêlemêle, il s'écrie avec désespoir:

Que l'on voit d'étranges nuits

Dans ces gîtes pleins d'ennuis!

A coup sûr, tous les désagréments des campagnes d'Italie, qu'il avait si originalement dépeints dans le caprice du « Mauvais gite », étaient laissés bien loin par ces cahutes allemandes. Il fallait, « couché sous un toit de chaume », supporter les ivrognes passagers, le bruit des pots, l'éclat des rires insolents, et surtout la vue et l'odeur de la « bière-en-brot », affreux mélange de bière, de beurre et de pain bouillis ensemble. A tous ces inconvénients se joignait une lourde et suffocante chaleur, certainement le poète n'exagère pas en disant:

On serait bien mieux couché
En halle un jour de marché ;
L'un y tousse, l'autre y ronfle,
L'autre y fait claquer un rot,
Et l'autre son ventre y gonfle
De vilaine bière-en-brot.

Mais ma plus àpre douleur
Fut l'excessive chaleur;
Je ne puis souffrir la mode
Du poisle étouffant et vain,
Et trouverais plus commode
Le froid antre d'un Sylvain.

Cependant sans murmurer,
Il le fallut endurer,
J'essuyai bien d'autres peines
Avant que d'être à Dantzic,
Mais il faudrait six semaines

Pour narrer tout ric-à-ric,

« PreviousContinue »