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CHAPITRE XIII

Saint-Amant à Rouen et à Paris. La naissance de Louis XIV. 1638-1639.

Il y avait de longues années que Saint-Amant n'avait pas revu sa ville natale, lorsque au printemps de 1638, il rentra à Rouen dans la maison paternelle. (1) Il n'était plus de la première jeunesse, il allait entamer son dixième lustre ; ses voyages, ses campagnes avaient altéré malgré tout sa robuste constitution, il s'en apercevait et sur un ton moitié badin, moitié sérieux, il constatait la fuite de sa jeunesse :

(2)

Je suis déjà presque aussi vieux
Que l'onde, la terre et les cieux,
Nobles témoins de mon martyre!

Ces accès de mélancolique retour sur lui-même disparaissaient vite devant l'insouciance et la gaité qui constituaient véritablement le fond de son caractère. Il s'installa confortablement dans la vieille demeure de sa famille, qui était contigüe à la verrerie créée par de

(1) Cette propriété était située faubourg Saint-Sever, rue du Pré, et contigüe à la maison de Jean Bocad'œuvre, louéc par de Garsonnet le 20 août 1605, dans laquelle était installée la verrerie de Rouen. C'est bien, du reste, à l'angle des rues du Pré et de la Pie aux Anglais que Gomboust place la verrerie au plan de Rouen de 1655. La rue du Pré a même par la suite, pris le nom de rue de la Verrerie. Anthoine Girard, père de Saint-Amant, s'éiait obligé, en 1619, dans son acte de société avec les frères d'Azémar à approprier sa propriété à usage de verrerie, mais les travaux à cet effet ne furent achevés qu'en 1631, Note communiquée par M. F. Lachèvre.

(2) Dernier Recueil. Galanteric champêtre.

lui peu pour

Garsonnet en 1605. Tout d'abord il s'occupa du soin familier de monter sa maison, et il attacha à sa personne un valet appelé Bidon, nom heureux qui probablement avait dû influer sur le choix du poète, car le dictionnaire de Pierre Richelet apprend qu'au XVIIème siècle, on appelait bidon des vaisseaux de bois où sur mer on versait à boire après chaque plat. A ce valet était adjointe une brave servante, dont les charmes ne risquaient rien de nuire à la bonne réputation de son maître, si l'on s'en rapporte au portrait suivant:

(1)

Pour me servir boire et manger,

Je n'ai qu'une souillon plus laide que le diable;

J'ai toujours à mes yeux cet objet effroyable,

Et, ce qui me fait enrager,

C'est qu'elle est bonne et serviable,

Et qu'elle pense m'obliger.

Le baron de Melay, un des officiers du comte d'Harcourt, qui avait pris part avec Saint-Amant à l'expédition maritime du prince, avait chaudement recommandé le poète à son cousin le comte de Briosne, un des gentilshommes les plus en renom de la Normandie. Melay n'avait pu accompagner son ami, il avait reçu comme récompense de ses bons services, le poste important de gouverneur du ChâteauTrompette à Bordeaux et il s'était empressé d'aller en prendre possession. Grâce aux soins du comte de Briosne, Saint-Amant fut accueilli cordialement par la noblesse du pays. Il aurait même pu s'établir, une belle dame normande, dont il cache le nom sous celui de Philis, aurait volontiers agréé ses hommages, mais il comprit que l'âge ne lui permettait plus de songer au mariage, et il s'excusa par le madrigal suivant :

(2)

Si je fuis tes beaux yeux, ce n'est pas sans raison;
Mes jours entrent déjà dans l'infirme saison
Où l'homme pour l'hymen n'a plus rien d'estimable.
En vain donc, ô Philis! tu me veux enflammer:
Car puisqu'il faut aimer tant que l'on est aimable,
Lorsqu'on n'est plus aimable il ne faut plus aimer.

(1) Troisième partic. Epigramme sur une servante.

(2) Troisième partie. Epigramme à Philis.

Une secrète préoccupation l'avait bien agité, il le confesse ingénument, lorsqu'il avait quitté Paris pour Rouen; la Normandie n'était pas le pays de la vigne, et serait-il facile à lui fervent disciple de Bacchus, de se procurer en quantité et en qualité suffisantes le doux jus du raisin? Cette question si grave à ses yeux, ne tarda pas à être tranchée d'une manière satisfaisante. L'excellence du cidre lui parut surpasser les merveilles des meilleurs crus et il chanta cette boisson du nord avec la même verve et le même entrain qu'il avait déployés dans l'apologie de la vigne. Réunissant familièrement le comte de Briosne et ses autres bons voisins, près de la verrerie de Saint-Sever, dans un bosquet dont l'épaisse verdure entretenait une agréable fraîcheur, il charmait ses convives par des vers pleins d'à-propos et de grâce:

(1)

Comte, puisqu'en la Normandie
Pomone fait honte à Bacchus,
Et qu'en cette glace arrondie
Brille une lumière ébaudie
De la couleur de nos écus :
Chantons à la table où nous sommes,
A la table où les meilleurs hommes,
Savent s'unir en francs voisins,
Que le jus délicat des pommes
Surpasse le jus des raisins.

Je ne puis me lasser d'en boire
Ma soif renaît en s'y noyant :
Du muscat je perds la mémoire,
Et mon œil est comblé de gloire
De le voir ainsi flamboyant.

Qu'il est frais ! qu'il est délectable !
De moi, je tiens pour véritable,
Lorsque j'en trinque une santé,
Que le seul cidre est l'or potable
Que l'alchimie a tant vanté.

Pomone supplantait Bacchus, c'était un grand souci de moins pour le bon gros Saint-Amant, et maintenant qu'il n'avait plus à craindre

(1) Deuxième partic. Le Cidre, à Monsieur le comte de Briosne.

une soif inassouvie, il se félicitait de sa résolution de se fixer en Normandie. Il assistait d'ailleurs avec satisfaction aux travaux des ouvriers verriers ses voisins, qui accomplissaient des prodiges sous ses yeux émerveillés :

Que d'industrie et de vitesse,

Quand animé d'un souffle humain,
Un prodige en délicatesse
S'enfle et se forme avec justesse
Sous l'excellence d'une main !
Que de plaisirs quand on le roue,
Quand un bras dénoué s'en joue,
Soit dans Venise ou dans l'Altar !
Et
que d'ardeur mon âme avoue
Pour ce vase où rit le nectar!

C'était un plaisir d'obliger Saint-Amant, pour lui l'ingratitude n'était pas l'indépendance du cœur, et lorsque soit un ami, même seulement par un bon souhait, soit un haut et puissant personnage, par une marque effective d'intérêt, avaient cherché à lui être agréable, le poète reconnaissant leur témoignait sa gratitude. Dans la situation où il se trouvait, il pensait au chancelier qu'il sollicitait quelques mois auparavant, mais il dépassait certainement la mesure quand il parlait de « sa fortune de cristal » :

Page, remplis-moi ce grand verre,

Fourbi de feuilles de figuier,

Afin que d'un ton de tonnerre

Je m'écrie à toute la terre :

Masse à l'honneur du grand Séguier!

Je le révère, je l'admire ;

Il m'a fait avec de la cire

Une fortune de cristal,

Que je ferai briller et lire

Sur le marbre et sur le métal.

A des vers si gracieux et si gais, succédaient d'autres d'une composition plus négligée, mais non moins originale, lorsque l'occasion se présentait d'improviser une mordante ou spirituelle épigramme. Son valet Bidon, devenu le laquais, quelquefois même

lorsqu'il s'agissait de verser à boire, le page d'un poète en renom, crut que la fréquentation d'un maître si distingué pouvait déteindre sur le serviteur et qu'il lui suffirait de le vouloir pour versifier. Saint-Amant, témoin de ses efforts, se moqua de la tentative vaine du pauvre Bidon, mais il comptait sans la malice naturelle du normand, et il s'attira une verte réplique. Il conte tout cela avec bonhomie dans l'épigramme suivante :

(1)

Un mien valet, nommé Bidon,

Par une étrange fantaisie,
S'imagina avoir le don

Qui vient de dame Poésie.
Enfin, ayant rêvé son soûl

En ce métier où je m'escrime :

Au diantre soit, dit-il, la rime !

Je crois que j'en deviendrai fou.

- Et moi, le suis-je, double traître ?
Criai-je en ton de le punir.

Là, là, dit-il, notre bon maître,
Vous ne savez pas l'avenir.

La société de Saint-Amant était d'autant plus recherchée par la noblesse de Normandie, que ses fidèles le tenaient au courant de tout ce qui se passait à la cour. A cette époque, où Théophraste Renaudot venait à peine de fonder la première publication périodique, c'était seulement par la correspondance entre personnes de connaissance que l'on apprenait les principaux événements. Or la noblesse de province était friande de toutes les nouvelles de la cour, ou mieux, comme le dit Renaudot dans la Préface servant à l'intelligence des choses qui sont contenues dans le Recueil des Gazettes de l'année 1631, « de tous les mystères de la cour, qu'elle aurait voulu y trouver imprimés en grosses lettres. » Les récits des particuliers étaient souvent fantaisistes et inexacts, c'était là un des motifs qui avaient décidé Renaudot à publier les Gazettes par l'utilité, disait-il, qu'en reçoivent le public et les particuliers : « le public, pour ce qu'elles empêchent plusieurs faux bruits qui servent souvent d'allumettes aux mouvements et séditions intestines, sans

(1) Dernier recueil. Epigramme sur un valet.

parler du

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