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des places fortes et des chemins. Montesquieu, dans l'Esprit des lois, signale un passage de Beaumanoir, qui établit que, au douzième siècle, on expropriait, moyennant indemnité, pour l'établissement des chemins'. Une ordonnance de Phillippe le Bel, du mois de février 1303, et des lettres patentes de mars 1470, appliquaient cette règle pour d'autres ouvrages publics. Mais c'est surtout au moment où les travaux des routes et de canaux de navigation ont commencé à s'exécuter sur une grande échelle, que le droit d'expropriation a été largement pratiqué.

Il n'y avait pas alors, à proprement parler, de législation générale sur la matière. Mais lorsque des actes du souverain intervenaient pour ordonner l'exécution de travaux considérables, comme les canaux de navigation, ils attribuaient aux entrepreneurs ou concessionnaires le droit de prendre les terrains nécessaires à l'exécution des ouvrages, à la charge d'indemniser les propriétaires dans des conditions déterminées. Pour les travaux exécutés directement par les agents de l'administration, on suivait en principe les mêmes traditions'. Seulement, si le droit du propriétaire était reconnu dans la théorie, il manquait de garanties. L'indemnité était réglée par les intendants, le propriétaire n'avait pas le droit d'en obtenir le payement préalablement à sa dépossession, et souvent, faute de fonds, elle n'était pas payée. D'après un document officiel, émané du directeur du service des ponts et chaussées en 1790, sur les vingt-six généralités des pays

1 Esprit des lois (livre XXVI, chapitre xv). D'après Beaumanoir (chapitre xxx), les propriétaires étaient dédommagés aux frais de ceux qui tiraient quelque avantage du

chemin.

2 On peut voir le mode de procéder suivi au dix-septième et au dix-huitième siècles, dans un mémoire de l'intendant d'Aube, dont M. Dareste a donné de très intéressants extraits dans son livre sur la Justice administrative en France, p. 156 et 448.

d'élections, onze seulement avaient, à cette époque, des ressources suffisantes pour le payement des indemnités dues aux propriétaires expropriés pour les travaux des routes; six avaient des ressources du même genre, mais insuffisantes ; les neuf autres en manquaient absolument. Il paraît au reste que le plus souvent « on ne payait point les terres labourables, mais seulement la plus-value de celles qui étaient en prés, vignes, bois ou jardins1 ».

795. L'Assemblée constituante de 1789, dans la constitution du 3 septembre 1791, a subordonné la dépossession du propriétaire à la nécessité publique, légalement constatée. Les constitutions qui ont régi successivement la France ont reproduit cette règle fondamentale, en substituant seulement les mots d'utilité publique à ceux de nécessité publique. De plus, toutes ces constitutions ont ajouté que l'indemnité devait être préalable, principe qui est reproduit dans l'article 545 du Code civil. C'était un progrès considérable.

Toutefois l'Assemblée constituante avait cru devoir, à raison du principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire, laisser à l'autorité administrative seule le droit de déclarer l'utilité des travaux qui entraînaient l'expropriation et celui de régler l'indemnité due au propriétaire dépossédé. D'après l'article 4 de la loi des 7-11 septembre 1790, les indemnités étaient réglées en dernier ressort par le directoire de département; à la vérité, la loi ajoutait «< conformément à l'estimation qui sera faite par le juge de paix et ses assesseurs ».

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1 Vignon, Etudes historiques sur l'administration des voies publiques en France,

t. II, p. 183. Le même fait est signalé par M. de Tocqueville, dans son livre sur

l'Ancien Régime et la Révolution, p. 303 et p. 346.

2 Art. 17 de la Déclaration des droits de l'homme.

La loi du 28 pluviôse an VIII et celle du 16 septembre 1807 avaient maintenu la compétence de la juridiction. administrative à cet égard, sans rappeler la nécessité de l'intervention du juge de paix, et cette dernière loi avait en outre organisé, dans ses articles 56 et 57, un système d'expertise que nous avons déjà analysé.

796. Mais, des plaintes très vives s'étant élevées sur la facilité avec laquelle les propriétaires étaient dépossédés, en vertu de décisions des préfets et sans indemnité préalable, la loi du 8 mars 1810, due à l'initiative personnelle de Napoléon I, dont on peut lire la pensée dans une note célèbre, datée de Schoenbrunn le 29 septembre 1809', apporta une modification presque radicale au système suivi antérieure

ment.

Cette loi ne laissait à l'administration que le droit de déclarer l'utilité publique; encore concentrait-elle ce droit dans les mains du chef de l'État. Mais toute la suite des opérations était attribuée à l'autorité judiciaire. L'article 1er disposait que l'expropriation s'opérerait par l'autorité de la justice, qui ne devait la prononcer qu'autant que l'utilité en aurait été constatée dans les formes prescrites par la loi. L'article 16 attribuait à l'autorité judiciaire, au tribunal civil, le pouvoir de régler les indemnités.

Ce système a été peu pratiqué sous l'Empire; un décret du 18 août 1810 avait, en effet, décidé que la législation antérieure serait appliquée pour tous les travaux ordonnés avant la promulgation de cette loi. Mais il l'a été sous la Restauration, et l'on s'est aperçu alors que, si l'intérêt privé avait été sacrifié par la législation réformée en 1810, la

1 Voy. cette note dans la Correspondance de Napoléon 1o, t. XIX, p. 623.

loi de 1810 imposait trop de sacrifices à l'intérêt public. 797. Dès 1831, les Chambres furent saisies de projets de loi tendant à modifier la législation. L'exposé des motifs du projet présenté à la Chambre des députés dans la séance du 21 mars 1832 signalait très énergiquement la nécessité de ces modifications. « Vous connaissez les plaintes qui s'élè vent tous les jours et de toutes parts sur les entraves sans nombre, les délais sans terme, les sacrifices sans limite que l'administration est condamnée à subir, lorsqu'il s'agit pour elle d'obtenir la possession des terrains nécessaires à l'emplacement des travaux qu'elle veut entreprendre. Le mal est arrivé aujourd'hui à ce point, qu'on peut dire avec vérité qu'aucune entreprise de route, de canal ou de chemin de fer n'est plus possible en France, si l'on ne trouve le moyen de poser des limites aux exigences de l'intérêt particulier et de faire prévaloir l'intérêt général.

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La réforme proposée à cette époque, et qui a été consacrée par la loi du 22 juillet 1853, consistait principalement à rendre plus rapide la procédure et à enlever aux tribunaux civils le droit de fixer l'indemnité, pour le confier à une nouvelle autorité, un jury de propriétaires, agissant sous la direction d'un membre du tribunal.

Dans le système de la loi de 1810, les procédures portées devant les tribunaux traînaient fréquemment en longueur. A propos de l'indemnité, on soulevait des difficultés de forme, des questions de droit, et l'administration, traînée de juridiction en juridiction, n'obtenait souvent qu'au bout de deux, trois, quatre et même cinq années un arrêt définitif. La loi de 1833 fixait les délais dans lesquels devaient s'accomplir les différentes phases de la procédure et elle permettait à l'administration d'arriver bien plus rapidement

à la possession du terrain nécessaire pour les travaux, en confiant le règlement de l'indemnité au jury, qui statue définitivement, et en réservant aux tribunaux le soin de statuer sur les questions de droit incidentes qui venaient auparavant embarrasser la marche de la procédure.

D'un autre côté, si le législateur enlevait aux tribunaux l'appréciation des indemnités, c'est qu'il avait remarqué que les juges étaient obligés le plus souvent de s'en rapporter aux experts qui ne donnaient pas, par leur situation, des garanties suffisantes à l'intérêt public, et qu'on aboutissait ainsi fréquemment à l'allocation d'indemnités exorbitantes. On espérait que le jury arriverait à des appréciations plus équitables. En effet, disait-on, « des propriétaires qui, tous les jours, réalisent des achats, des ventes, des échanges ne sont-ils pas éminemment propres à résoudre une question de cette nature? En définitive, c'est à une assemblée d'experts que nous proposons de nous en référer; mais ces experts sont des gens notables, des propriétaires indépendants, qui n'ont pas, comme les experts ordinaires, d'état à conserver. de clientèle à ménager, qui ne sont placés ni sous l'influence de la crainte, ni sous celle de l'espérance; qui, comme propriétaires, peuvent avoir intérêt à mettre un haut prix à la propriété, mais qui, au même titre, désireront vivement sans doute la prompte exécution de travaux que, peut-être, ils auront eux-mêmes provoqués et dont ils sont appelés à recueillir les avantages que leur position leur permet de bien apprécier1.

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Après quelques années d'expérience, la loi du 22 juillet 1853 fut remaniée. Mais cette fois, bien que le jury n'eût

1 Exposé des motifs présenté à la Chambre des députés, le 12 mars 1832.

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