Page images
PDF
EPUB

auteurs du projet de loi entendent leur ouvrage, et la déclaration que je vais faire, je la ferai au nom des ministres.

« Nous entendons que la base de la morale publique, la seule base de l'ordre social, consiste dans ce sentiment religieux qui détermine chaque homme à rendre au créateur de l'univers le culte qu'il croit devoir lui rendre, à voir dans une vie à venir la sanction des devoirs qu'il a à remplir dans ce monde; sentiment universel donné par Dieu à l'homme en le créant. Outrager ce sentiment par des insultes grossières, non-seulement en général, mais l'outrager en ulcérant le cœur de ceux qui lui donnent des applications qu'ils croient vraies, voilà ce que nous appelons des outrages à la morale publique, des outrages à la religion.

[ocr errors]

1

Après cette déclaration sincère, qu'il me soit permis de vous faire voir que vous seriez entraînés beaucoup plus loin que vous ne pensez. En insérant le mot religion, il indiquera non-sculement ce sentiment général, universel, que nous comprenons dans les mots de morale publique, mais encore cette religion positive, ce culte spécial auquel celui qui le professe attribue la même vérité qu'à ce sentiment général.

« Si vous l'employez dans un sens général, alors chaque culte aura droit de traîner devant les jurés chaque antre culte qui l'aura traité de culte faux et impie. La religion des faux dieux ellemême pourrait traduire en justice le premier philosophe ou le premier chrétien qui en contesterait la vérité.

<< Si par religion vous n'entendez qu'une seule religion, c'est la religion de l'état, la religion de la majorité. Alors vous ouvrez la porte à toutes les persécutions. Je sais que l'esprit du siècle s'y oppose; je sais que dans cette capitale l'indifférence religieuse couvrirait de ridicule de pareils procès; mais qui vous répond que dans des provinces éloignées, où n'ont point encore pénétré, si l'on veut, les lumières; si l'on veut, la corruption ou l'incrédulité, qui vous répond que devant des hommes simples, comme doivent l'être des jurés qui n'ont pas, qui ne doivent peut-être pas avoir d'autres guides que leurs pasteurs, les choses les plus innocentes, présentées comme des actes d'impiétés, he seraient

pas considérées comme des outrages, ne deviendraient pas, par la haine et l'intolérance, des prétextes de persécution?

«Vous voyez les conséquences et les dangers du vague que vous introduisez dans la loi ! Qu'il me suffise de vous dire qu'aux yeux d'un homme attaché à un culte, attaquer comme faux les dogmes qu'il professe, c'est les outrager. Citerai-je l'histoire des trois derniers siècles: Descartes, Arnauld, Pascal, tout ce que ces siècles avaient produit de plus vertueux, les hommes les plus religieux, je ne dis pas seulement dans le sens philosophique, mais les plus attachés aux cultes de leurs pères, persécutés pour des controverses; Pascal accusé de fanatisme; Descartes, qui avait trouvé de nouvelles preuves de l'existence de Dieu, accusé de nier cette existence. Encore avaient-ils des juges dignes d'eux, ils étaient traduits devant leurs pairs; mais aujourd'hui, ressusciterez-vous la Sor-· bonne, ou bien traduirez-vous devant le jury d'une petite ville de province Buffon et Montesquieu? Il n'est pas de tribunaux où on ne puisse les condamner avec un peu de subtilité.

·

«Vous craignez de mettre dans les mains des incrédules, des impies, une arme funeste à toutes les religions? Mais cette arme est impuissante, elle est épuisée. Craignez, au contraire, de remettre une arme qui a fait couler tant de sang, dans les mains de ceux qui pourraient encore s'en servir, de fournir de nouveaux moyens aux persécuteurs.

«

Non, l'esprit actuel n'est pas irréligieux; non, aucun de nos littérateurs distingués ne voudrait souiller sa plume par des livres impies. Ils n'obtiendraient d'ailleurs aucun succès; et même dans le dernier siècle, pour obtenir des lecteurs, il leur a fallu allier à l'impiété des tableaux licencieux.

[ << On vous a dit que sous l'empire de nos anciennes lois il y avait des colloques, des conférences; sans doute: mais comment furent-ils obtenus? Les premiers qui manifestèrent des opinions différentes, furent condamnés au feu sans colloques, sans conférences. Lorsque pour défendre leur vie et leur croyance ils eurent recours aux armes, après de longues et sanglantes guerres civiles, c'est alors que, s'étant fait respecter par la force, on leur permit

des discussions amicales. A quoi servirent-elles? Elles furent bientôt suivies de la Saint-Barthélemy, Elles attisèrent les haipes et les passions; et les guerres civiles ne cessèrent que par l'entière proscription de l'une des deux croyances.

«Voilà l'histoire; voilà la raison. Je sais qu'aucun de vous n'a l'intention de nous conduire à d'aussi affreuses conséquences; mais qui ne sait aussi qu'un zèle exagéré pourrait ramener les anciens troubles? et vous ne consentirez pas à nous exposer à d'aussi grands dangers. »

Ce discours ne mit point fin aux débats. L'amendement mis aux voix par assis et levé, n'offrit qu'une épreuve douteuse. On réclama l'appel nominal et le scrutin, et l'amendement fut rejeté. (Nombre des votans, 202.-Pour l'amendement, 92. — Contre, 110.)

1

(19 avril.) M. d'Hautefeuille développa les motifs d'un autre amendement, par lequel il proposait d'ajouter aux mots morale publique ceux-ci et religieuse, et cet amendement fut vivement appuyé par MM. de Puymaurin et de Marcellus. MM. le garde des sceaux et Courvoisier se livrérent à de nouvelles considérations, pour faire voir que l'article contenait toutes les précautions nécessaires; mais en même temps ils témoignèrent qu'ils n'avaient aucune répugnance à introduire l'épithète réclamée, et soit conviction, soit impatience ou lassitude, l'article 8 fut adopté avec cette addition, tel qu'on le voit dans la loi.

Quelques changemens proposés sur les art. 9 à 16, par la commission, furent adoptés sans opposition. L'art. 17 déjà combattu dans la discussion générale par MM. Lainé de Villevêque et Benjamin Constant, fut attaqué par M. Bignon dans un sens plus large, comme dangereux pour les peuples dont il exposait les droits, et pour les peuples eux-mêmes qu'il exposait à des attaques imprévues. Ses objections firent borner la traduction des écrivains devant les tribunaux, aux cas d'offense personnelle envers les souverains ou princes étrangers.

La discussion de l'art. 20 (devenu 21), sur la prérogative qui soustrait les délibérations de la chambre à la juridiction des tri

bunaux, offrit une question incidente de la plus haute gravité. M. Lainé remarquant qu'il était juste d'accorder aux députés, que la clôture prématurée de la discussion ou leur modestie éloignait de la tribune, la même faveur qu'aux autres, demandait que l'on comprît dans l'article les opinions écrites, quoique non prononcées.... M. Manuel, allant encore plus loin, voulait étendre le même privilége d'irresponsabilité aux pétitions adressées à la chambre.... Ces deux demandes excitèrent pendant deux séances consécutives, des débats sur une question dont on n'avait d'abord pas aperçu la gravité. Quelques traits du discours que M. le garde des sceaux improvisa dans la séance du 20, en donneront l'idée.

S. Exc., après avoir montré que l'extension de privilége réclamée par M. Lainé, découle du même principe que celle qu'a, demandée M. Manuel, et qu'il peut s'effrayer des mêmes conséquences, considère les questions de plus haut et à la source même des gouvernemens.

pas

« Il n'y a point de liberté pour une nation si elle n'intervient d'une manière quelconque dans le gouvernement. Lorsqu'une nation y intervient directement, par tous ses citoyens, il y a démocratie pure, forme de constitution d'autant plus orageuse que les citoyens sont plus nombreux, et toujours impraticable pour un grand peuple. Cette sorte de gouvernement n'a été, pour toutes les nations qui ont eu le malheur de s'y trouver soumises, qu'une suite continuelle d'agitation et de désordres, une scène perpétuellement mouvante de révolution.....

........

« Une constitution plus heureuse nous a été donnée; nous avons un gouvernement représentatif; la nation intervient dans la conduite de ses affaires, mais elle y intervient par des pouvoirs légalement déterminés, qui sont ses organes légitimes, et c'est dans la conservation de la pureté de ces organes et des limites de la constitution que réside l'existence de ce gouvernement. Ainsi la seule fonction des citoyens en général ce sont les élections. S'ils interviennent ensuite dans la législation, c'est par les chambres; s'ils interviennent dans les jugemens, c'est par le jury. Tout ce qui attaque ce mode d'intervention pour mettre en mou

vement les citoyens eux-mêmes et les faire intervenir directement dans le gouvernement, détruit le gouvernement constitutionnel, détruit la liberté comme le pouvoir qui en est la garantie, tend à faire rentrer l'état dans la démocratie, et par conséquent dans les révolutions.

« Ces principes bien compris, posés et accordés, voyons quelles sont les fonctions des chambres dans leurs opérations législatives? Chaque membre met en commun ses lumières et ses opinions; chacune de ces opinions est réunie dans une délibération commune, de telle sorte qu'elle peut être contredite. Les fonctions des députés, des ministres dans les chambres, se réduisent à une discussion publique. Quelle que soit son opinion, un membre d'une chambre sort de ses fonctions du moment où il sort de cette discussion publique. Je sais bien que quelques membres qui n'ont pu parvenir à convaincre leurs collègues et à leur faire partager leur opinion, cherchent à en appeler à la nation, qué l'on dit être la justice des députés, leur souverain arbitre. Je dis qu'ils sortent des fonctions de députés, qu'ils entrent dans des voies de désordre, dans des voies révolutionnaires. Je dis que, s'ils sont inviolables, ils feront bientôt ce qui ne se fait que dans le désordre, qu'ils appellent du secours du dehors, et que de là ils agissent sur le dedans. Le but du gouvernement réprésentatif étant de soustraire les actes réservés aux chambres à l'action directe de la multitude, tout ce qui peut appeler sur elles l'action de cette multitude, est inconstitutionnel et destructif du gouvernement représentatif.

« Il faut le dire, pour l'honneur de la France; quelque désastreux qu'ait été le résultat des travaux de nos premières assemblées délibérantes, quelque mode vicieux qui ait présidé à leur formation, sous quelques funestes auspices qu'elles aient été réunies; cependant, on ne saurait le nier, dans ces assembléc la majorité fut presque toujours saine. »

Ici S. Exc. fut interrompue par M. de la Bourdonnaye, qui s'écria de sa place : : « Quoi! même la convention..... » ? M. Je garde des sceaux, « oui, Monsieur, même la convention, jusqu'à

« PreviousContinue »