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s'égarer, car jamais personne, jusqu'ici, n'a pu l'ex

plorer régulièrement.

CHANSON VIII.

Amor che muovi tua virtù dal cielo, etc. page 319.

Si ingénieuse que soit une mythologie, il est impossible de donner la raison de tous ses détails, et celle de de Dante est loin de faire une exception à cette règle. On a vu, et l'imagination a facilement admis le ravissement de Béatrice au ciel. Mais cette concession faite, on se demande quelle place elle va y occuper, quelles seront les fonctions qu'elle y remplira. Dante a répondu à toutes ces questions dans ses trois Cantiques. Béatrice a le droit de conduire son amant spirituel dans les sept ciels, et elle conserve son droit de protection sur lui, jusqu'au moment où, près du trône de Dieu, saint Bernard fait en quelque sorte évanouir l'amante mystique, et se charge du poète à qui il montre Béatrice qui est allée siéger, avec Rebecca, Judith et Ruth, aux troisièmes siéges au-dessous de la Vierge. Telle est donc l'élévation graduelle et définitive de la fille de Portinari jusqu'au septième ciel, et il suffit de rappeler le nom de cette demi-divinité de la mythologie de Dante, pour réveiller le souvenir de toutes les actions qui lui sont prêtées.

Mais il est un autre personnage qui ne joue pas un rôle moins important : c'est l'Amour ; et dans les poésies lyriques de Dante, en particulier, il se trouve constamment en scène. Cette septième Chanson est à mon sens celui des écrits du poète, où cette personnification est

la plus clairement caractérisée. On retrouve toute la doctrine de Platon sur l'amour (dans la 2° strophe) présentée à peu près sous les mêmes formes allégoriques que par le philosophe grec. Cette ressemblance explique, si je ne me trompe, l'obscurité, l'embarras qui règnent constamment dans les rouages de la mythologie dantesque. Les philosophes païens, et Platon entre autres, s'élevaient par le raisonnement, et même avec le secours des images, jusqu'au pressentiment des choses divines et de la connaissance de Dieu; en sorte que l'allégorie n'était pour eux qu'un moyen de former et de développer leurs idées; moyen sur lequel ils ne s'abusaient pas, car c'était comme un signe en algèbre, qu'ils se proposaient de remplacer par une vérité dès qu'elle serait trouvée. En somme, ils allaient du connu à l'inconnu.

Le christianisme, au contraire, étant une religion révélée; Dieu étant mis hors de toute recherche et de toute contestation, les idées chez les chrétiens, procèdent dans l'ordre inverse de celui que suivaient les païens. Les modernes partent de Dieu pour pénétrer dans tout; aussi, toute allégorie, toute image, loin de leur être nécessaire pour croire en un Dieu éternel, infini, présent partout, ayant créé tout et gouvernant tout, les empêchent-elles, au contraire, de se débarrasser de toutes ces images conditionnelles qui obstruent la vue de l'intelligence, la seule qui puisse entrevoir Dieu.

Voici donc une des critiques graves que j'ai toujours faites aux inventions mythologiques de Dante; c'est que, bien que ce poète soit reconnu, on l'a victorieusement prouvé (1), vraiment chrétien catholique, et que ses opi

(4) M. Ozanam, Dante et la philosophie cath, au XIe siècle.

nions s'accordent toujours avec ce qu'exige l'orthodoxie; cependant ses inventions, prises en elles-mêmes, et considérées comme ressources et machines poétiques, ont des formes païennes qui les font souvent jurer avec le fond des sujets auxquels le poète les applique.

Ainsi par exemple, dans la Chanson qui nous occupe, l'amour dont parle le poète, est-il celui qui s'adresse directement à Dieu, ou bien n'a-t-il pour objet que la vertu, ou enfin ne s'occupe-t-il que de son image, la Beauté? Quant à Platon, qui s'élève peu à peu de ce que l'on voit, à ce que la pensée seule peut saisir, il vous présente d'abord la Beauté visible, il vous la fait remarquer et comprendre dans la vertu; et une fois l'idée de la vertu comprise et acceptée, Dieu apparaît: cela est parfaitement simple, aussi se plaît-on au récit allégorique de l'histoire de Psyché et de l'Amour, parce que cette allégorie n'est que la traduction sensible d'une idée qui demande déjà une grande culture d'intelligence pour être saisie abstraitement. Mais on se plaît à ce récit, parce que tout y est si cohérent que l'instinct est averti qu'il renferme une vérité.

Il n'en est pas ainsi en lisant cette VIII Chanson de Dante. Malgré les idées profondes et les images pleines d'éclat qui s'y trouvent, l'intelligence du lecteur ne circule et ne pénètre qu'avec peine dans le dédale de cet édifice tortueux où s'élèvent, comme dans une chapelle gothique, une forêt de personnifications, telles que : l'Amour, l'Esprit, le Soleil, la Beauté, la Chaleur, etc., qui, par leur importance également monotone, rendent l'esprit paresseux à force de le fatiguer. Mais si jamais il y eut un poète qui sut triompher par la vigueur et l'éclat de l'expression, de l'aridité et de la confusion de sa

matière, c'est à coup sûr Dante, comme sa Chanson sur

J'Amour le prouve.

CHANSON IX.

Tre Donne intorno al cuor mi son venute, etc., page 323.

Avant de se permettre des observations critiques sur la composition de ce morceau, il faut d'abord rendre hommage au poète pour les belles images et l'énergie de style qui s'y trouvent c'est une ode admirable.

Mais si cette Chanson doit plaire à ceux qui ont le sentiment de la véritable poésie, elle est aussi curieuse à étudier dans ses détails, parce que, plus simple que toutes les autres, quant au fond, la multiplicité des personnifications que Dante y a introduites, font voir comment il combinait sa mythologie.

Trois Dames, Droiture, avec Générosité et Tempérance, ses filles, s'approchent du Cœur de Dante pour s'y abriter; mais elles sont forcées de rester dehors du Cœur, parce que Amour en occupe l'intérieur.

Ces trois Dames, chéries autrefois, sont délaissées, méprisées maintenant par les hommes. Elles sont presque sans vêtements, et Amour, du fond du Cœur de Dante, reconnaît leur sexe par leur nudité. Cependant, moitié par malice et moitié par compassion, Amour interroge Driture qui lui répond qu'elle est sœur de sa mère, Justice, et que c'est près des sources du Nil qu'elle a donné le jour à ses deux filles, Générosité et Tempérance.

A ce récit, Amour se sent touché en faveur de ses parentes, que l'ingratitude des hommes laisse dans un état si abject, et mendiant sur la terre; puis, prenant deux dards, il leur dit de relever la tête, et que si il ne peut pas employer lui-même ces armes, il saura bien trouver ceux qui en feront usage pour faire rendre à Rectitude, à Générosité et à Tempérance, la place et les honneurs qui leur sont dus en ce monde.

Alors Dante, à qui cette inspiration est venue en exil, regarde comme un honneur, la peine à laquelle il est condamné, en entendant les plaintes et les consolations qu'Amour exprime à de si hautes victimes.

Dans cette pièce remarquable, si, selon le goût du temps, les allégories sont un peu chargées et les personnifications trop nombreuses, l'ordonnance de la composition est belle, et l'ensemble en est parfaitement clair.

La seule personnification dont on ne saisisse pas facilement le caractère dans cette Chanson, est l'Amour qui, cette fois, trahit par quelques paroles ses dispositions gibelines, et fait entendre que, puisqu'en sa qualité d'habitant de la cour céleste, il ne peut pas manier les armes pour rétablir les droits des filles de la Justice, sa mère, il saura bien en fournir à ceux qui sont disposés à rétablir son règne.

L'envoi de la pièce donne encore plus de poids à ces paroles de l'Amour. Dante recommande à sa Chanson de ne point se livrer à des hommes douteux : Mais si il arrive, dit-il ensuite, que tu rencontres quelqu'ami de la vertu, montre-toi à lui, et fais désirer à tous les cœurs amoureux de connaître cette fleur dont l'apparence est si belle.

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