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En tous cas, c'est sur la formule même des réserves que je fais en ce moment qu'il me semble nécessaire d'insister il ne s'agit pas du tout ici des cas dans lesquels la compétence générale des tribunaux français entre étrangers répond à une idée d'ordre public ou plutôt de police. Il s'agit des cas dans lesquels cette compétence générale met en jeu, par la nature de l'objet du litige, entre étrangers aussi bien qu'entre Français et étrangers ou entre Français, la souveraineté même de la France, ce qui est bien différent, et beaucoup plus étroit. C'est ainsi que je n'hésiterais pas à admettre, dans l'esprit du système de la jurisprudence, la possibilité de la prorogation de juridiction, je veux dire la possibilité de l'exclusion conventionnelle de la compétence générale de la juridiction française entre étrangers, pour l'action civile en réparation du préjudice causé par un délit civil ou pénal commis sur le territoire français. Voilà bien une action qui touche à l'ordre public, et c'est pour cela que, même entre étrangers, les tribenaux français sont compétents pour en connaître, et cependant il paraît difficife de nier la possibilité de la prorogation de juridiction des tribunaux étrangers par la convention des parties intéressées'.

Je puis maintenant conclure sur le principe même de la prorogation volontaire de juridiction en matière de compétence générale directe. En laissant de côté les cas dans lesquels l'objet même du litige met en jeu la souveraineté de la France, la prorogation reste invariablement possible, soit

monopole d'origine, pourrait, à la rigueur, se défendre pour les autres; en ce qui me concerne, je n'y souscrirais même pas dans cette derniere hypothèse.

La loi allemande du 30 novembre 1874 sur les marques envisage, dans son art. 20, la soumission à la juridiction allemande comme la condition de l'enregistrement de la marque en Allemagne (V. Reichsgericht. 16 nov. 1883, Clunet 1886, 607). Autrement dit, l'industriel qui fait enregistrer sa marque en Allemagne se soumet lui-même, par le seul fait de l'enregistrement, à la juridiction allemande. Cela se concilierait difficilement avec une prorogation de juridiction en sens inverse, au profit des tribunaux d'un autre État. La même conception se retrouve, en matière de brevet, dans les motifs du jugement du tribunal de la Seine, du 26 juillet 1879, Clunet 1880, 100.

1. A condition toutefois, dans le cas d'un délit au sens pénal du mot, que la juridiction française de répression ne fût pas déjà saisie de l'action publique dans ce cas, la règle bien connue de Code d'instruction criminelle, art. 3, § 2 (le criminel tient le civil en état) empêcherait, croyonsnous, toute prorogation de juridiction au profit des tribunaux étrangers.

entre Français et étrangers, soit entre Français seulement, soit enfin entre étrangers, le tout, bien entendu, sous la forme appropriée à l'exclusion de la compétence générale des tribunaux français quand elle existe, ou à son extension lorsqu'elle n'existe pas. En un mot, et pour tout dire, les règles de la compétence générale ne sont pas, comme telles, des règles d'ordre public elles ne s'imposent pas aux particuliers. A ce point de vue, elles se rapprochent des règles de la compétence spéciale ratione persona: elles s'opposent aux règles de la compétence spéciale ratione materiæ. L'esprit du système est le même qu'en matière de questions préjudicielles, accessoires ou incidentes.

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III. C'est là, semble-t-il, une étrange anomalie, aussi bien en matière de prorogation volontaire qu'en matière de prorogation légale de juridiction. S'il faut, pour établir dans notre droit les règles de la compétence générale directe, faire appel, par voie d'analogie ou d'emprunt, à la théorie préétablie de la compétence spéciale, et c'est une nécessité qu'on ne peut guère éluder c'est bien plutôt, semble-t-il, avec le système de la compétence spéciale ratione materiæ qu'avec le système de la compétence spéciale ratione persona que devrait se poursuivre la comparaison et se lier la partie. Dans une législation quelconque, en effet, la détermination de la compétence générale directe, la seule que j'étudie encore, paraît toucher essentiellement à l'ordre public. La question de savoir si telle ou telle catégorie de litiges appartient ou n'appartient pas aux juridictions de l'Etat qu'on envisage n'est au fond que celle de savoir quelles sont, en droit, les limites du pouvoir juridictionnel de cet État vis-à-vis des autres. Mais c'est là, au premier chef, règle d'intérêt général et matière d'ordre public. Par conséquent, c'est au système de la compétence spéciale ratione materiæ qu'il faudrait demander les éléments et les traits du système de compétence générale qu'on ne peut construire isolément. Ce système de compétence spéciale ratione materiæ est fondé, lui aussi, sur des considérations d'intérêt général qui lui donnent un caractère d'ordre public. Visiblement, c'est sur lui et sur lui seul que doit se modeler un système de compétence qui lui ressemble au moins par ce dernier trait, le système de la compétence générale directe. En tout cas, tout doit nous éloigner, en cette matière,du système de la compétence spéciale ratione

personæ, puisqu'il a pour objet de déterminer, entre toutes les juridictions compétentes ratione materiæ pour connaître des difficultés du genre de celle qui divise les plaideurs, la plus naturellement désignée par leurs commodités réciproques et dans leur intérêt privé, pour connaître, en définitive, du litige réel qui s'élève entre eux.

Il résulte précisément de tout ce qui a été dit jusqu'ici que le système de la compétence générale directe a été construit sur une donnée toute différente. C'est au système de la compétence spéciale ratione persona qu'on en a emprunté les principaux éléments, soit en ce qui concerne la prorogation légale de juridiction en matière de questions préjudicielles, accessoires ou incidentes, soit en ce qui concerne la prorogation volontaire que j'ai actuellement en vue.

Je ne reviendrai pas sur la prorogation légale. Outre qu'il n'y a pas identité entre le système de la prorogation légale appliqué en matière de compétence spéciale ratione personæ e le système de prorogation légale appliqué en matière de compétence générale directe ou indirecte, il suffit de se reporter à mes développements antérieurs pour ne conserver aucun doute à cet égard, — je crois qu'on pourrait expliquer par de bonnes raisons la ressemblance des deux systèmes sur ce point particulier. On montrerait aisément qu'il était plus simple et plus sage, quelque opposition de principe qu'il y eût entre le point de vue de la compétence générale et celui de la compétence spéciale ratione personæ, de construire le système de prorogation légale appliqué à la première sur le modèle du système de prorogation légale appliqué à la seconde. L'opposition de principe que je viens de rappeler n'impliquait pas nécessairement qu'il fallût appliquer toujours dans l'une et l'autre théorie des solutions différentes aux difficultés de même nature qu'elles soulèvent l'une et l'autre. L'analogie plus réelle de la théorie de la compétence générale et de la théorie de la compétence spéciale ratione materiæ n'impliquait pas davantage qu'il fallût invariablement emprunter à la seconde les règles nécessaires au fonctionnement de la première.

Mais si l'on peut faire cette concession en ce qui concerne la légitimité du rapprochement de la compétence générale et de la compétence spéciale ratione persona en matière de prorogation légale, il semble bien qu'il soit interdit d'aller plus

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loin, et que le rapprochement des deux systèmes de compétence en matière de prorogation volontaire soit, en définitive, absolument inexplicable. On ne conçoit pas que la volonté des parties puisse influer sur le choix de l'Etat dont les tribunaux pourraient connaître du litige qui les divise bref, sur la détermination du pouvoir juridictionnel de cet Etat par opposition au pouvoir juridictionnel des autres. C'est là, semble-t-il, un ordre de principes et de règles tellement supérieur à la volonté des parties qu'il est presque insuffisant d'y justifier l'exclusion de la prorogation volontaire de juridiction par les mêmes raisons qu'on donne pour justifier cette exclusion dans le système de la compétence spéciale ratione materiæ. A plus forte raison, le rapprochement de la théorie de la compétence générale et de la compétence spéciale ratione perso. næ est-il absolument insoutenable. Ce n'est pas tout. La théorie de la compétence générale, dans un Etat quelconque, n'est que la somme des règles relatives è la détermination de la compétence juridictionnelle des tribunaux de cet Etat par rapport aux autres. Elle correspond évidemment, à ce titre, par son caractère comme par son but, au système de conflit de lois pratiqué dans cet Etat, c'est-à-dire à la somme des règles relatives à la détermination de la loi applicable par les tribunaux de cet Etat aux différents rapports de droit. Système de compétence juridictionnelle générale, système de compétence législative ou de conflit des lois, ce sont là deux systèmes qui tendent à la même fin, à savoir l'administration de la justice dans les rapports internationaux d'ordre privé, - qui sont dès lors dominés par le même esprit et qui présentent les mêmes caractères fondamentaux. De même que le système de solution des conflits de lois, ou système de compétence législative, traduit la souveraineté de l'Etat qui le professe sur son territoire et sur ses juges, de même le système de solution des conflits de compétence qui s'élèvent entre les juridictions de cet Etat et celles des autres, bref le système de solution des conflits de juridiction, ou système de compétence juridictionnelle, traduit encore la souveraineté de cet Etat sur son territoire et sur ses juges. Ceci posé, comme il ne semble pas que les règles du conflit des lois aient jamais été considérées comme facultatives pour les parties, on ne

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1. Je me borne à indiquer ce principe au texte : il m'est impossible, faute de place, d'insister sur lui comme il serait nécessaire de le faire.

saurait admettre que ce caractère appartienne aux règles qui concernent les conflits de juridiction. Pour chaque Etat, le système des conflits de juridiction, comme le système des conflits de lois, est manifestement un système impératif.

Voilà ce que dit la logique. Pourquoi donc a-t-on, à peu près partout, statué autrement? L'explication m'en paraît devoir être cherchée dans la nature des sources de la compétence générale. Je touche ici à un point fort difficile.

(A suivre.)

Et. BARTIN,

Professeur adjoint à la Faculté de Paris.

La condition des personnes morales étrangères d'après la jurisprudence belge.

La législation belge ne contient aucune disposition qui règle, d'une façon générale, la condition des personnes morales étrangères. Seul, l'art. 128 de la loi du 18 mai 1873 sur les sociétés commerciales traite d'une catégorie spéciale de personnes civiles étrangères : « Les sociétés anonymes, dit-il, et les autres associations commerciales, industrielles ou financières constituées et ayant leur siège en pays étran ger pourront faire leurs opérations et ester en justice en Belgique. >>

Dès lors, lorsque la condition des personnes morales étrangères, autres que les sociétés, a été mise en question devant nos tribunaux, ils ont dû, pour résoudre les problèmes soulevés devant eux, s'inspirer des principes généraux du droit tant national qu'international, ainsi que des régles de l'équité, lesquelles consistent, suivant Laurent', dans les maximes du droit naturel, de justice universelle et de raison. >>

La condition des personnes morales étrangères a plusieurs fois débattue devant les juridictions belges. Tout récemment encore, le Journal a reproduit, accompagné d'une note savante, un arrêt de la Cour d'appel de Gand sur la matière 2, arrêt que la Cour de cassation a confirmé le 20 mars 1902 3.

1. Principes de droit civil, I, p. 256.

2. Arrêt du 29 juin 1901, Clunet 1902, p. 153.

3. Pasicrisie, année 1902, I, p. 181; Clunet 1904, p. 198.

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