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N 12

ÉTUDE SUR LES EFFETS DE LA DILATATION

DANS LES OUVRAGES D'ART EN MAÇONNERIE

VIADUCS ET BARRAGES-RÉSERVOIRS

Par M. BOUFFET Inspecteur général honoraire des Ponts et Chaussées.

I. EXPOSÉ ET RAPPEL DE QUELQUES RÉSULTATS ACQUIS

La dilatation qu'éprouvent les maçonneries sous l'action de la température ambiante n'est pas une quantité négligeable. On sait qu'elle ne va pas sans provoquer d'ordinaire, dans les ouvrages d'art, des ouvertures de joint, des fissures qui, bien que peu apparentes en général, ne laissent pas de donner quelque inquiétude à qui les observe, car elles font naitre, de prime abord, des doutes soit sur la bonne exécution de l'ouvrage, soit sur la solidité de ses fondations.

C'est même à une telle appréhension que nous devons les expériences classiques de M. Bouniceau, relatées dans les Annales des Ponts et Chaussées de 1863. Etant ingénieur en chef au port du Havre, il remarqua dans un mur de quai à peine achevé, des fissures verticales qu'il ne put s'expliquer que par un effet de dilatation. Pour s'en convaincre il procéda à des expériences d'une grande précision, qui mirent ce fait en lumière, que le coefficient de dilatation du mortier de ciment Portland atteint la valeur de 11 à 12 divisé par 106. C'est le chiffre même que portent les traités de physique pour le fer et l'acier. Les pierres de taille lui donnèrent celui de 7 à 9. Enfin pour un béton de ciment avec galets siliceux il trouva même le coefficient de 14X10-6. Il fut ainsi amené à

faire ressortir que si l'on considère un radier en béton de 30 mètres de largeur, supportant comme dans les grandes écluses maritimes de longs murs bajoyers trop lourds pour qu'il puisse, quand il se contracte, les entrainer avec lui, un abaissement de température de 10 degrés seulement dans le corps du radier devra y déterminer une fissure longitudinale de 4 millimètres de largeur.

M. Bouniceau donne aussi dans son mémoire ce calcul très suggestif, qu'un mur de clôture de 1.000 mètres de longueur, sous une variation de température de 30°, par exemple de +20° à -10°, subirait entre ses deux extrémités supposées invariables une diminution de longueur de 40 centimètres ; et que si l'on bouchait les fissures à 10° il prendrait à +20° une flèche de 14 à 15 mètres, en admettant qu'il dût se boucler en forme d'arc de cercle régulier.

Ces remarques, aussi bien que la constatation expérimentale que la maçonnerie se dilate autant et parfois plus que le fer lui-même, ne laissent pas de doute qu'il doit se produire, dans les ouvrages maçonnés d'une grande longueur, des ruptures inévitables dès l'instant que la température ambiante s'abaisse de quelque dizaine de degrés au-dessous de celle qui a présidé à leur exécution.

Une élévation de température pourra à son tour y déterminer l'écrasement soit des pierres elles-mêmes, soit du mortier qui en garnit les joints. On est peu fixé sur le module d'élasticité des pierres et mortiers ; il ne peut du reste qu'être très variable à cause du défaut d'homogénéité et de la grande diversité de contexture ou de composition atomique de ces matériaux. M. Léon Durand-Claye a donné un certain nombre de valeurs du coefficient dans les Annales des P. C. de 1888 (2o sem. p. 193). Elles varient de 0,2×109 pour un mortier de chaux, à 6×109 pour un marbre blanc et un granit; en passant par les valeurs de 1 pour un mortier de ciment et de 2 pour du Portland pur.

On se rend d'ailleurs facilement compte que la compression P, produite par un accroissement de température de, est indépendante de la longueur et proportionnelle à la section du prisme considéré, dont les extrémités sont censées invariables; et si ▲ est le coefficient de dilatation, E lé module d'élasticité des matériaux qui le constituent, on a P = 2X EXAX do. En prenant pour E la

valeur de 1×109, pour A celle de 10×10-610-5, et si l'on exprime la section en centimètres carrés 2×10-4, on voit que la formule précédente devient simplement Pd0; c'est-à-dire qu'avec ces données, pour une élévation de température de 1° la compression serait de 1 kilogramme par centimètre carré, ou de 10 tonnes par mètre carré; pour 20 degrés elle atteindrait donc 20 kilogrammes et 200 tonnes. Ces chiffres déjà considérables seraient même 5 fois plus forts dans un prisme de granit, en appliquant les valeurs de ▲ et de E données pour cette matière par MM. Bouniceau et Durand-Claye (').

De tout ceci ressort une déduction qui semble s'imposer avec force. Dans la conception et l'exécution des ouvrages d'art, on ne manque jamais de tenir compte des effets possibles de la dilatation. thermique s'il s'agit d'ouvrages métalliques; mais on s'en préoccupe moins d'ordinaire quand ils sont exclusivement en maçonnerie. C'est parfois un tort, car il est telle circonstance, au cas par exemple d'un grand mur de barrage-réservoir, où il serait peu prudent de s'affranchir d'un tel souci.

En tout état de cause, il ne saurait être indifférent pour les ingénieurs d'étudier ce qui se passe dans les grands ouvrages d'art. L'observation des mouvements uniquement dus à la dilatation thermique y présente un réel intérêt, ne serait-ce que pour apprendre à les distinguer de ceux qu'il faudrait attribuer à d'autres causes connues ou inconnues.

J'ai eu l'occasion de faire des observations de cette nature pendant la construction récente de quelques viaducs de la ligne de Quillan à Rivesaltes, dans la haute vallée de l'Aude; et j'ai pensé que les constatations assez précises qu'il a été possible de mener à bien, pouvaient intéresser les lecteurs des Annales.

(*) Pour le fer, le coefficient de dilatation est de 12 × 10-6, et diffère peu de celui de la maçonnerie; mais le module d'élasticité est égal à 20 × 109. La compression sera donc de 24 kilogrammes par centimètre carré et par degré soit 0,24 par millimètre carré; ce qui revient à dire que chaque variation de température de 4 degrés, produirait dans un ouvrage métallique un effort voisin de 1 kilogramme par millimètre carré, si le libre jeu de la dilatation n'y était pas assuré.

Ann. des P. et Ch. MÉMOIRES. 1905-1.

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II. OBSERVATIONS NOUVELLES SUR LA VALEUR DU COEFFICIENT DE DILATATION

Les principaux viaducs de la ligne, dans la traversée du département de l'Aude, sont les suivants :

Le viaduc de Saint-Georges, près d'Axat. Il a 192m, 50 de longueur à la plinthe, et se trouve sur une courbe de 300 mètres de rayon. Il est formé de 9 arches de 16 mètres d'ouverture. Son tracé en plan est polygonal, avec contreforts aux sommets d'angle et refuges sur ces contreforts.

Le viaduc de Lapradelle de 189,60 de long, formé de 12 arches de 12 mètres et tracé sur un plan circulaire de 300 mètres de rayon, sans contreforts. Des refuges en encorbellement sont établis de 4 en 4 piles, sur chaque tête, en alternant d'un côté à l'autre.

Enfin le viaduc de Rébuzo, voisin de la station de Saint-MartinLys. Sa longueur est de 95 mètres. Il est formé de 2 arches de 13 mètres, encadrant une arche centrale de 40 mètres d'ouverture en plein cintre, dont les tympans sont évidés par des voûtains transversaux de 4,10, parallèles à la grande voûte.

Ces ouvrages furent construits de 1898 à 1900.

Aux uns et aux autres, on remarqua, dès le premier hiver qui suivit la confection des parapets, des fissures dans les joints des bahuts, qui se continuaient souvent dans le fût et parfois jusqu'à la plinthe.

Quelle pouvait être la cause de ces ouvertures de joint, trop nombreuses pour passer inaperçues, et qui étaient quelque peu inquiétantes? Tous ces ouvrages étaient fondés sur le roc ferme, on ne pouvait donc admettre un tassement du sol des fondations. Les fissures auraient pu, il est vrai, être attribuées à un affaissement des voûtes; mais c'était peu probable, les voussoirs étant taillés dans un excellent granit ou dans un calcaire compact non moins résistant, et les mortiers faits de chaux du Teil, remplacée même par du ciment de grappiers dans la grande voûte de 40 mètres de Rébuzo.

Il parut donc que l'unique cause de ces fentes devait être la dilatation de la maçonnerie, et l'on voulut en avoir la certitude.

On remarqua d'abord que dans le courant de l'été les fissures s'étaient refermées, même les plus grandes; c'était une première indication du bien jugé.

D'autre part, on mit à nu la face interne des tympans, que cachait le remplissage des reins. On constata ainsi que les fentes se prolongeaient fort peu dans le mur des tympans. Elles ne dépassaient guère le niveau général de l'extrados des voûtes à hauteur de la clef. Au viaduc de Lapradelle, une seule descendait jusqu'au premier redan du mur, qui est établi à 2 mètres en contre-bas du dessus de la plinthe. La fig. 1 de la page 180, donne le relevé des fissures pour quelques arches de ce viaduc. Ces premières constatations étaient pleinement rassurantes puisque les voûtes restaient indemnes.

Enfin, on se prépara à faire pendant l'hiver 1901-1902, des observations précises de dilatation.

On fit choix, dans ce but, sur chaque tête du viaduc de Lapradelle, des trois fissures les plus apparentes. On y scella de part et d'autre de petits taquets cylindriques en bronze, dont la tête saillante présentait, gràce à quelques coups de lime, un méplat vertical en vue de l'application du compas d'épaisseur. A chacun des six joints choisis, on plaça trois paires de taquets, savoir sur le bahut du parapet, au milieu du fût, et sur l'épaulement intérieur de la plinthe.

Au moyen d'un calibre Palmer, donnant le vingtième de millimètre, on put relever ainsi avec la plus grande exactitude l'écartement des taquets à diverses températures, et par différence obtenir les variations thermiques d'ouverture du joint.

On procéda à de très nombreux relevés depuis le mois de janvier jusqu'au mois de décembre 1902. L'on reconnut tout d'abord que l'ouverture des joints suivait les variations de la température avec la même régularité que la colonne même du thermomètre. La preuve cherchée était ainsi faite, et le graphique que nous donnons page 180, fig. 2 paraitra tout à fait concluant à cet égard.

Les observations étaient généralement faites entre huit et neuf

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