Page images
PDF
EPUB

VIII. Eboulement à Saint-Luc-de-Vincennes, Rivière Champlain, le 21 Septembre, 1895.

Par Mgr J.-C. K.-LAFLAMME.

(Lu le 29 mai 1900.)

Depuis quelques années, les rivières de la province de Québec, surtout celles de la rive nord du Saint-Laurent, sont le théâtre d'éboulements considérables. Ces cataclysmes entraînent souvent des pertes de vie, quand, par exemple, les parties affectées sont occupées par des habitations. Ils causent toujours d'ailleurs des bouleversements importants dans la surface du sol, et des altérations, quelquefois profondes, dans le régime des rivières le long desquelles ils se produisent.

On se rappelle encore le célèbre éboulement de Saint-Alban, arrivé en avril 1894, et dont le résultat, au point de vue géologique, fut de modifier complètement l'allure de la rivière Sainte-Anne, non seulement au lieu de l'éboulement, mais encore tout le long de son cours inférieur, et surtout près de son embouchure dans le fleuve.

L'année suivante, à Saint-Luc-de-Vincennes, un phénomène analogue se produisit. Cinq personnes y perdirent la vie, bien que l'étendue de la surface affectée fût beaucoup moindre qu'à Saint-Alban. Nous avons examiné la localité environ un mois après l'accident, et c'est de ce phénomène que nous voulons nous occuper aujourd'hui.

En 1899, sur la rivière Blanche, affluent de la rivière Sainte-Anne, autre effondrement plus considérable qu'à Saint-Luc, mais cette fois sans pertes de vie. Ce dernier accident a fait le sujet d'un travail lu devant la société Géologique d'Amérique par M. le Dr G. M. Dawson, et d'un rapport que j'ai adressé moi-même au gouvernement de Québec. Comme les conclusions du savant directeur de notre Commission s'accordent exactement avec les miennes, il n'y a pas lieu de revenir sur ce cas. Aussi je me bournerai à étudier aujourd'hui l'éboulement de Saint-Luc sur la rivière Champlain. L'analogie que je crois y voir avec celui de la rivière Blanche me sera une raison pour l'attribuer à une cause analogue.

Géographie physique.-Saint-Luc-de-Vincennes est une toute petite paroisse du comté de Champlain. Son église est à 4 milles au nordouest de la gare de Champlain. Elle est constituée à peu près exclusivement par une double rangée de maisons placées de chaque côté de la rivière Champlain, laquelle traverse toute la paroisse en coulant du sud-ouest au nord-est. Les terres ont été arpentées perpendiculaire

ment à la direction générale de la rivière, dans une large plaine, et viennent aboutir de chaque côté à ce cours d'eau. Cette plaine est limitée, au nord-ouest par une savane, sur une certaine longueur, et ensuite par une colline rocheuse. Au sud-est, elle se termine à une autre savane bien plus grande que la première, vu qu'elle se prolonge sur des lieues de longueur parallèlement au fleuve et qu'elle est large de plus d'un mille. Ces deux savanes sont de quelques pieds plus élevées que la surface générale de la plaine où est placée la paroisse, et le lit de la rivière Champlain, creusé dans la ligne mitoyenne de cette plaine, la coupe à une profondeur d'environ 60 ou 80 pieds.

Comme la rivière coule sur une surface alluviale à faible pente, elle trace au centre de son bassin hydrographique de nombreux et vastes méandres, qui allongent singulièrement son cours.

Le volume d'eau que débite maintenant la rivière est manifestement plus faible qu'il n'était aux époques géologiques antérieures. Aussi son lit actuel est-il creusé dans une plaine basse, relativement étroite, limitée des deux côtés par deux berges élevées, qui constituent les limites véritables du lit général de la rivière.

De plus, chaque ruisseau qui se décharge dans le cours d'eau principal, a creusé des ravins profonds, très allongés, qui brisent encore plus l'uniformité générale de la surface. C'est absolument la réalisation de ce qu'indique la théorie à propos de toute rivière à faible débit, traversant une surface recouverte d'une couche épaisse d'alluvions, sur lesquelles elle doit trouver un régime d'équilibre stable.

La profondeur de l'eau est le plus souvent très faible, quelques pieds à peine, sauf dans les anses des méandres, où se rencontrent presque toujours des fosses plus profondes. Celles-ci ont été creusées au-dessous des remous qui se produisent toujours, dans les eaux en mouvement, aux points où le courant change de direction.

Structure géologique.-La structure géologique de cette contrée est relativement simple, les alluvions superficielles, argile Leda et sable Saricava, reposent sur les terrains Utica et Rivière-Hudson, comme l'atteste le grand nombre de sources minérales gazeuses qui jaillissent le long de la rivière. Il est à croire que ces couches ne sont pas très épaisses, car les sources franchement sulfureuses ne manquent pas, ce qui semble indiquer la présence du Trenton à une profondeur relativement faible. La couche d'argile paraît avoir près de 200 pieds d'épaisseur, autant qu'on en peut juger par les forages de puits artésiens qu'on y a pratiqués.

Les dépots quaternaires superficiels qui forment toute la paroisse de Saint-Luc peuvent se diviser en deux sections: la savane au sud-est, et la plaine argileuse au nord sur laquelle se trouve à peu près toute la

paroisse de Saint-Luc, laquelle plaine à son tour est bornée par une seconde savane et par une arête rocheuse, comme nous l'avons dit plus haut.

Dans la savane du sud-est, on rencontre d'abord 4 ou 5 pieds de tourbe, puis une couche de gros sable dont l'épaisseur est inconnue. Elle doit être très grande, surtout dans la partie qui avoisine la paroisse de Champlain. On a exploité longtemps cette savane comme gisement de tourbe.

La plaine argileuse qui s'étend de chaque côté de la rivière, présente à sa surface une couche de terre légère, sableuse, colorée en jaune par de l'oxyde de fer. C'est un sol généralement très pauvre. Au-dessous, est une masse d'argile bleue compacte, régulièrement litée et se délayant facilement au contact de l'eau. Dans ce vaste dépot d'argile, à travers lequel la rivière a creusé son lit, on trouve quelques lits de sable, à des profondeurs variables. C'est ce qu'on a constaté en plusieurs endroits, par le creusage de puits artésiens. Ces lits de sable ont une épaisseur très irrégulière. De plus, autant qu'on en peut juger par le nombre relativement restreint de sondages qui ont été opérés, ils paraissent s'élever sensiblement vers le sud-est, c'est-à-dire, du côté de la grande savane dont nous avons parlé plus haut.

Des sources abondantes jaillissent de tous côtés, dans la gorge creusée par la rivière. On les voit surtout sur la ligne de séparation du sol léger de la surface d'avec la masse argileuse sous-jacente. Ces ruisselets glissent le long du talus des barges et contribuent puissamment à en détremper l'argile. J'ai encore constaté l'existence de nombreuses sources minérales, dégageant des gaz hydrocarbonés, et cela à différents endroits et à différentes hauteurs, sur les berges de la rivière. Une source de ce genre existait précisément à l'endroit de l'éboulement dont nous parlons aujourd'hui. Un mois après l'accident, elle avait déjà réussi à percer la masse d'argile qui l'avait recouverte et à jaillir au dehors. Ces sources peuvent évidemment jouer un rôle dans le phénomène des éboulements, au moins dans certaines circonstances.

Eboulements. Il serait absolument faux de dire que les éboulements ne se produisent le long de cette rivière que depuis quelques années. Les plus anciens habitants de la paroisse ont eu connaissance d'éboulements arrivés pendant leur jeunesse. Ils disent que leurs ancètres leur ont souvent répété qu'eux-mêmes avaient vu un grand nombre de ces phénomènes. Aussi je suis sûr de ne rien exagérer en disant que, dans cette partie de son cours, la vallée de la Champlain a été de tout temps le théâtre d'éboulements considérables.

Nous avons examiné d'ailleurs les rivages de la rivière dans toute la longueur de la paroisse, et partout ou presque partout, nous avons con

staté les effets de cataclysmes qui se sont produits à des époques antérieures. La surface affectée par chacun d'eux varie depuis quelques pieds jusqu'à plus de 60 arpents carrés. On les recontre un peu au hasard, soit de chaque côté de la rivière, soit dans les ravins qui y viennent déboucher latéralement. Mais c'est surtout au fond des méandres qu'on les trouve le plus souvent. C'est là que l'eau est la plus profonde; c'est là que le courant vient frapper plus directement le rivage. Dans ces éboulements, les masses d'argile se détachent de la falaise, bloquent la rivière et vont s'étaler sur la rive opposée. Quelques semaines ou quelques mois après, suivant le volume de la masse éboulée, la rivière s'est creusé un nouveau chenal, plus droit que le premier et à courant plus fort. Elle recommence alors son travail d'érosion, se crée de nouveaux méandres, lesquels seront peut-être comblés plus tard par de nouveaux éboulis, et ainsi de suite.

Comme les maisons sont construites pour la plupart tout à fait sur le bord de la falaise élevée de la rivière, il leur arrive d'être culbutées par ces bouleversements du sol. De là ces pertes de vie qui arrivent trop souvent.

Les éboulements originent quelquefois au niveau mème de l'eau ; c'est ce que j'appellerai des éboulements profonds. Ce sont les éboulements ordinaires. Quelquefois ils n'affectent que le haut des berges argileuses et n'intéressent qu'une épaisseur d'une trentaine de pieds à partir de la surface générale. On pourrait appeler ces derniers des éboulements supérieurs. C'est un éboulement de ce genre que nous avons examiné et dont il est question dans cette étude. Il s'est produit le 21 septembre 1895, et a englouti la maison de Zép. Normandin, causant la mort de cinq personnes. Le haut de la falaise a été éventré, et les débris en ont été distribués sur la partie inférieure des rivages, en face de l'éboulement, de chaque côté de la rivière, après avoir complètement bloqué cette dernière.

Comment se produisent les éboulements.-Là où les éboulements doivent se faire, on voit d'abord des crevasses, des gerçures qui courent parallèlement au rivage. Ces crevasses sont près de l'eau ou sur les hauteurs de la falaise, suivant que c'est un éboulement profond ou supérieur qui se prépare. Ces fentes s'élargissent peu à peu, et quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, la masse affectée s'effondre; les parties voisines tombent à la suite et, petit à petit, l'éboulement gagne l'intérieur. Ces masses écroulées sont quelquefois limitées par une ligne parallèle à la rivière. Mais souvent la carte de l'éboulement est beaucoup plus originale. On pourra en juger par celle de l'éboulement Normandin que nous traçons ici à l'échelle de 4 arpents au pouce, et qui peut servir de type pour tous les cas

analogues. C'était un éboulement supérieur. Le haut de la falaise CD s'est ouvert sur une faible longueur, et par ce goulot relativement étroit AB, s'est précipitée la masse d'argile et de sable qui a obstrué la rivière R. C'est un peu comme une outre qui se serait vidée et dont le contenu aurait recouvert la plaine située à son ouverture. La maison Normandin s'est déplacée de M en M1. La surface MM1 représente sensiblement les dimensions de l'outre qui s'est vidée par le goulot AB. R est l'ancien lit de la rivière, R1 le lit que la rivière s'est fait après l'éboulement. L'épaisseur de terre enlevée en M est d'une tren

[merged small][merged small][ocr errors]

taine de pieds et la surface affectée de 4 ou 5 arpents carrés. La plaine inférieure a été recouverte d'une couche de glaise d'à peu près 4 pieds d'épaisseur.

Effets des éboulements sur le sol.-La surface devient très irrégulière, mais la nature du sol s'améliore au point de vue de l'agriculture. Le résultat de ces bouleversements est d'opérer un mélange assez intime entre la couche superficielle, légère et sableuse, avec la glaise des profondeurs. C'est un amendement qui s'opère tout d'un coup et sur une grande échelle. Aussi les meilleures parties des fermes de Saint-Luc

sont-elles d'anciennes surfaces d'éboulement.

On peut en dire autant de l'éboulement de Saint-Alban. A l'heure actuelle, une grande partie de la surface affectée est en culture. Le sable qui recouvrait la surface primitive en couches épaisses, est disparu

« PreviousContinue »