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VII.-Modifications remarquables causées à l'Embouchure de la Rivière Ste-Anne par l'Eboulement de St-Alban.

Par Mgr J.-C. K.-LAFLAMME.

(Lu le 29 mai 1900.)

Tout le monde se rappelle le fameux éboulement qui s'est produit à St-Alban, en avril 1894. Durant l'espace d'une nuit, des millions et des millions de pieds cubes de sable et d'argile furent arrachés aux rivages de la rivière Ste-Anne, à quatre milles plus haut que le village de StAlban, et furent transportés, avec une force incroyable, mélangés aux arbres de la forêt, depuis le lieu de cet effroyable cataclysme jusqu'au fleuve St-Laurent. Naturellement, cet afflux subit d'un tel monceau de matières solides devait se traduire par des modifications plus ou moins profondes dans le régime de la rivière, en certains points de son cours. Mais c'est surtout près de l'embouchure que ces changements ont été plus profonds, et c'est de ceux-là seuls qu'il sera ici question.

A son entrée dans le fleuve, la rivière Ste-Anne coule, à peu près rigoureusement, du nord-ouest vers le sud-est, perpendiculairement au fleuve, et cela sur une longueur d'environ 3 ou 4 milles. A cette distance du fleuve, elle tourne à peu près directement vers le nord-nord-est, pour garder ensuite sensiblement la même direction, générale jusqu'au lieu où s'est produit l'éboulement de St-Alban. Dans toute cette dernière partie de son cours, le courant est relativement fort et les rapides proprement dits ne sont pas rares, tandis que dans la partie de son cours dont nous avons parlé en premier lieu et qui est placée près du fleuve, le lit, avant l'éboulement, était profond et le courant très faible. On y faisait aisément la petite navigation.

La structure des rivages de cette rivière près de son embouchure est la suivante. Depuis le coude jusqu'au fleuve, la rive gauche est basse, une partie étant presque au niveau de l'eau. C'était autrefois de riches prairies, mais celles-ci ont été à peu près complètement recouvertes par les sables de St-Alban. L'église et le village presque tout entier sont de ce côté, entre le pont du Pacifique et le fleuve.

Quant à la rive droite, elle est très élevée près du coude, puis elle s'abaisse sensiblement, jusqu'à atteindre le niveau de la rive gauche à quelques arpents plus haut que le pont du Pacifique; elle garde ensuite le même niveau jusqu'au fleuve. Une île, à la hauteur du pont, partage la rivière en deux canaux, celui de l'est étant beaucoup plus considérable

que celui de l'ouest. Ce dernier ne dépasse pas les limites d'un fort

ruisseau.

Lors de l'éboulement de St-Alban, les matières solides, arrivant violemment du haut de la rivière, ont envahi cet estuaire profond et ont gagné le fleuve avec une violence irrésistible. La plus grande partie ne s'est déposée que dans le fleuve lui-même, formant des îles nouvelles, ou réunissant aux rivages des ilôts primitivement isolés. Le courant était tellement violent, la masse en mouvement tellement énorme, que le pont de bois du village fut emporté, comme un fétu.

Cependant une portion notable de ces matières ne s'est pas rendue au fleuve, mais s'est déposée, même à ce moment-là, dans la partie creuse de la rivière, je veux dire à son embouchure, et a commencé à en exhausser notablement le fond. Mais les choses ne se sont pas arrêtées là, et la rivière Ste-Anne, pendant des mois, j'allais dire des années, grâce à l'érosion qui se faisait constamment dans la portion bouleversée par l'éboulement de St-Alban, a continué à transporter du sable et de l'argile en quantité très considérable. En 1895, 1896, 1897, le rivière débitait encore une eau très fortement chargée: on aurait dit un torrent de boue.

Cette boue se déposait là où le courant était le plus faible, par conséquent, dans la partie profonde de l'embouchure, c'est-à-dire, dans les trois ou quatre derniers milles. Petit à petit, le chenal devenait moins. profond et la rapidité du courant augmentait de jour en jour, tout en restant plus faible que celle du cours supérieur où les dépots étaient à peu près impossibles. Pendant de longs mois, le chenal, autrefois si sûr et si nettement marqué, est devenu changeant et incertain. L'eau fouillait d'un côté et déposait de l'autre. Dans l'espace de 24 heures, nous avons constaté le creusage d'un chenal de près de 10 pieds de profondeur, là où, la veille, nous voyions un banc de sable affleurant la surface de l'eau.

Sous l'action de cette recrudescence de courant, se faisant ainsi sentir dans une partie jadis si tranquille, l'érosion n'a pas tardé à attaquer des rives qui pouvaient primitivement résister aux anciens courants, mais trop faibles pour ne pas céder aux nouveaux. Les eaux, frappant avec violence la rive droite, dans la partie élevée dont nous parlions plus haut, ont eu bientôt fait de la démolir par la base. De forts éboulements se sont produits, et il a fallu, en toute hâte, déplacer les édifices qui y étaient construits. Plusieurs même sont tombés dans la rivière.

La violence du courant était si grande, que nous avons vu s'effondrer dans les flots des blocs de terre tellement volumineux qu'ils y faisaient îles en dépit de la profondeur de l'eau, et disparaître en moins de 2 heures, emportés par le courant. Cette augmentation de la force érosive

s'est fait sentir surtout aux premières pluies de l'automne, dès que le débit moyen de la rivière a été notablement dépassé.

De ce premier point d'attaque, la masse liquide s'est précipitée sur la rive gauche qu'elle est venue frapper à une faible distance au-dessus du pont du Pacifique. Là se trouvait une notable portion du village, groupée autour de la gare. Dans quelques heures, une bonne partie du rivage a été emportée et plusieurs édifices renversés. Les dégats menaçaient d'atteindre l'extrémité nord-est du pont lui-même. On aurait dit que le courant, par sa tendance à augmenter la longueur de ses méandres, allait passer tout à fait à l'est du pont et laisser celui-ci à

sec.

Les choses en étaient là, quand l'eau a commencé à baisser. Le danger disparaissait done, au moins pour un temps. Mais une nouvelle crue extraordinaire des eaux devait nécessairement le faire revenir. La rivière avait complètement perdu son assiette de stabilité, par suite des alluvions qui comblaient tous les jours de plus en plus cette portion de son cours, et elle était en train de se chercher un nouveau lit, si elle ne parvenait pas à refaire l'ancien.

Le gouvernement fédéral, à qui on s'adressa, fit alors construire trois longues jetées sur la rive gauche. Elles furent échelonnées les unes à la suite des autres, à quelque distance au-dessus du pont du Pacifique. Orientées obliquement par rapport au rivage, leur but était de rejeter le courant vers le milieu de la rivière, et, par là, de l'empêcher de démolir la rive nord-est.

Ces travaux ont atteint le but qu'on se proposait. L'érosion, qui menaçait si gravement cette partie du rivage, a été enrayée. Mais le fond sur lequel s'appuyaient ces digues était tellement mouvant lors de leur construction, que l'extrémité du large a été déchaussée dès la première année, et les pierres qui les remplissaient emportées dans le lit de la rivière. Il a fallu recommencer à neuf les travaux de consolidation.

Depuis plus d'un an, la rivière Ste-Anne, dans cette partie de son cours, semble être rentrée dans une période de calme relatif. L'érosion anormale des rivages ne se fait plus guère sentir et le chenal devient plus stable. Il y a lieu d'espérer que les choses vont désormais rester dans cet état. D'autant que le transport de matières terreuses provenant de l'éboulement de St-Alban est devenu relativement faible. La force du courant d'une part et la résistance des rivages de l'autre s'équilibrent et se neutralisent mutuellement.

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