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tu sçaches, mon frère, que cette nuit dans un conseil, on a pris la résolution d'abandonner cette isle. La pluspart ont dessein de se retirer dans les bois, afin de vivre solitaires et qu'homme du monde ne sçachant où ils sont, l'ennemy n'en puisse avoir la connoissance. Quelques-uns font estat de reculer à six grandes journées d'icy; les autres prennent leur route vers les peuples d'Andastoé, alliez de la nouvelle Suede; d'autres disent tout haut qu'ils vont mener leurs femmes et leurs enfants pour se jeter entre les bras de l'ennemy, où ils ont un grand nombre de leurs parents qui les desirent, et qui leur donnent avis qu'ils aient à se sauver au plus tôt d'un païs desolé, s'ils ne veulent périr dessous ses ruines. Mon frere, adjoustoient-ils, que feras-tu solitaire en cette Isle, lors que tout le monde t'aura quitté? es-tu venu icy pour cultiver la terre? veux-tu enseigner à des arbres? ces lacs et ces rivieres ont-elles des oreilles pour écouter tes instructions? pourrois-tu suivre tout ce monde qui se va dissiper?

Mon frere, prends courage, m'adjousterent ces Capitaines. Toy seul nous peux donner la vie, si tu veux faire un coup hardy. Choisis un lieu où tu puisses nous rassembler, et empesche cette dissipation; jette les yeux du costé de Quebec pour y transporter les restes de ce païs perdu; n'attends pas que la famine et la guerre ayent massacré jusques au dernier......

Ayant entendu le discours de ces Capitaines, j'en fis le rapport à nos peres. L'affaire estoit trop importante pour la conclure en peu de jours. Nous redoublons nos devotions; nous consultons ensemble, mais plus encore avec Dieu; nous faisons des prieres de quarante heures, pour reconnoistre ses sainctes volontez; nous examinons cette affaire quinze, seize et vingt fois. Il nous semble de plus en plus que Dieu avoit parlé par la bouche de ces Capitaines.... Ce fut un sentiment si general de tous nos Peres, que je ne pûs y resister.1

Vers le 8 juin, le P. Ragueneau s'était mis en marche en compagnie de trois cents Hurons chrétiens, et le 28 juillet toute la bande était arrivée à Québec. Trois cents autres Hurons étaient attendus avant l'hiver. Il était urgent de prendre des mesures pour assurer la subsistance de tous ces nouveaux venus.

II

COMMENT LES INDIENS DOMICILIÉS DU VOISINAGE DE QUÉBEC DEVINRENT SEIGNEURS DE SILLERY.-1651.

Lorsque près d'une année après avoir quitté le Canada, le P. Lalemant, le 13 octobre 1651, se retrouva encore une fois à Québec, il avait lieu de se féliciter du résultat de sa mission et des événements survenus depuis son départ de la Nouvelle-France.

Le 2 janvier 1651, la compagnie des Cent-Associés, désireuse de remplacer d'Ailleboust au poste de gouverneur de la colonie, avait présenté au roi et à la reine mère les noms de Jean de Lauson, de Duplessis1 Relation de 1650, pp. 24-6.

Kerbodot et de Robineau de Bécancourt. Quinze jours plus tard, le roi désignait celui des trois dont le nom figurait en première ligne, Jean de Lauson. Il était, comme on sait, l'ami éprouvé des jésuites. Ceuxci n'avaient rien à craindre de son administration; ils pouvaient au contraire attendre beaucoup de lui.2

Le 13 mars de cette même année 1651, la compagnie des CentAssociés avait concédé aux néophytes de Sillery, sous la tutelle des pères jésuites, une seigneurie de 1 lieue de front sur 4 lieues de profondeur à proximité de Québec. Quelques jours plus tard, l'abbé de La Madeleine avait solennellement transporté à la compagnie de Jésus, pour l'aider dans son œuvre d'évangélisation, d'instruction et de civilisation des sauvages, sa seigneurie du Cap, proche de Trois-Rivières, 2 lieues de front sur 20 lieues de profondeur.3

Puis, dans le mois de juillet, les jésuites avaient obtenu de la cour royale un acte de ratification de cette concession de Sillery qu'ils venaient d'obtenir de la compagnie; et cette ratification avait élargi singulièrement les termes du titre primitif, comme nous le verrons à l'instant. Ils avaient en même temps obtenu de la cour des lettres patentes qui devaient assurer à la compagnie de Jésus: 1° le versement régulier de la rente annuelle de 5,000 livres payable par la communauté des Habitants; 2° le droit exclusif de pêche et de chasse dans les limites. de leurs seigneuries; 3° le même droit exclusif à l'exploitation des prairies naturelles comprises dans l'étendue de leurs domaines; 4° le droit de s'établir en tous lieux de l'Amérique septentrionale ou méridionale et d'y posséder des terres et des maisons; et 5° le bon vouloir et la considération des fonctionnaires coloniaux.*

Nous allons maintenant examiner avec quelque soin les actes relatifs à cette seigneurie de Sillery. Voici d'abord le texte même de l'acte de concession:

La Compagnie de la Nouvelle-France a tous ceux qui ces présentes lettres verront, Salut. Savoir faisons que notre désir étant de rassembler les peuples errants de la Nouvelle-France en certains réduits, afin qu'ils soient instruits en la foi et en la religion chrétienne, et ayant reconnu que quelques-uns d'entre eux avaient choisi depuis quelques années un lieu nommé en leur langue Kamiskda Dangachit, vulgairement appelé des Français Sillery, ou l'anse de Saint-Joseph; considérant en outre que les pères jésuites reconnaissant que le lieu était agréable aux sauvages, ils leur auraient fait bâtir une église en laquelle ils administrent les sacrements à ceux qu'ils ont baptisé en ce quartier 1 Sulte, ibid., p. 34.

2 Un des premiers actes de Lauson fut d'accorder aux jésuites pour les terres de Notre Dame-des-Anges une concession dernière et d'abondant, en franc alleu, avec pleins droits seigneuriaux et féodaux.

3 Collection manuscrite des titres des jésuites, pp. 119 à 123.

4 Ibid., p. 1; voir aussi Rochemonteix, t. I, appendice.

Sec. I, 1900, 6.

là, voulant favoriser un si grand ouvrage et retenir ces bons néophytes proche de leur église, nous leur avons donné et donnons par ces présentes, de notre plein gré, l'étendue d'une lieue de terre depuis le cap qui termine l'anse SaintJoseph en montant sur le grand fleuve Saint-Laurent, sur quatre lieues de profondeur, le tout sous la conduite et direction des pères jésuites qui les ont convertis à la foi chrétienne, et de leurs successeurs, sans toutefois déroger aux concessions de quelques portions de terre que nous avons faites par ci-devant à quelques particuliers français dedans cette étendue lesquels relèveront du capitaine chrétien des sauvages comme ils relevaient de nous avant cette donation, que nous faisons pleine et entière avec tous les droits seigneuriaux que nous avons et que nous pourrions prétendre, sauf et réserve de la justice que nous réservons à faire exercer par nos officiers à Quebec, leur cédant tous les autres droits qu'un seigneur peut jouir; de plus nous donnons à ces nouveaux chrétiens qui demeurent en ces contrées tout pouvoir de pêcher et tout droit de pêche dans le grand fleuve SaintLaurent le long des terres de la présente concession qui y aboutissent, sans qu'aucune autre personne y puisse pêcher sinon avec leur congé et permission, révoquant la concession par nous ci-devant accordée au gouverneur de la Nouvelle France, attendu l'opposition formée sur les lieux de la prise de possession en vertu d'icelle. Nous leur donnons de plus toutes les prairies et herbages et toutes autres choses qui se trouveront sur les bords ou sur les rives ou descouvertures des marrées qui répondent à leurs terres et à leur concession, sans qu'aucun autre y puisse rien prétendre, prendre ou recueillir sans leur permission; laissant néanmoins le chemin libre au public le long du fleuve et lieux nécessaires à régler par nos officiers étant sur les lieux. Pour jouir des choses ci-dessus par les dits sauvages en franc alleu, fans aucune redevance à la compagnie de la Nouvelle France. Si donnons en mandement au grand sénéchal de la Nouvelle France ou ses lieutenants de mettre les dits sauvages en possession de cette présente concession, sans souffrir qu'ils y soient troublés en quelque façon et manière que ce soit.

Fait et arrêté en notre bureau, à Paris, ce 13 mars 1651. Et plus bas est écrit A. Cheffault, secrétaire de la compagnie.1

Les dispositions de l'acte ci-dessus peuvent se résumer et se coordonner de la manière suivante: 1° La concession est faite par la compagnie de la Nouvelle-France aux "néophytes", aux sauvages convertis fréquentant l'anse Saint-Joseph ou de Sillery. 2° Elle leur est accordée en franc-alleu, sans aucune redevance à la compagnie des CentAssociés, avec tous droits seigneuriaux, sauf celui de justice. Même les quelques terres antérieurement concédées à des Français dans les limites de la concession, relèveront à l'avenir du capitaine chrétien des sauvages. 3° Le droit de pêche dans le fleuve Saint-Laurent sur le front de la seigneurie, et le droit d'exploitation des prairies et herbages et "découvertures" des marées, sont spécialement réservés à ces nouveaux chrétiens à l'exclusion de tous autres; et même le gouverneur de la colonie est nommément dépossédé du privilège dont il jouissait sur les lieux. 4° Les sauvages, néanmoins, pour toutes fins, sont placés sous la 1 Titres seigneuriaux, t. I, p. 50.

Ce

conduite et la direction des pères jésuites et de leurs successeurs. sont des seigneurs en tutelle. 5° Dans les premières lignes de l'acte, la compagnie de la Nouvelle-France énonce brièvement son intention de rassembler les sauvages errants en des "réduits", ou réductions.

L'acte de ratification de la concession de Sillery fut obtenu quatre mois plus tard de la cour royale. Nous en donnons le texte ci-après:

P

Louis par la Grace de Dieu roy de France et de Navarre à tous présens et à venir, Salut. La compagnie de la Nouvelle-France ayant donné par un acte du 13 mars dernier aux sauvages qui se retirent ordinairement proche de Québec au dit pays, une lieue de terre sur le grand fleuve SaintLaurent, borné du cap qui termine l'anse Saint-Joseph ou de Sillery du côté de Québec, et de l'autre côté de l'endroit ou limite où finit cette lieue montant sur le grand fleuve Saint-Laurent sur quatre lieues de profondeur dans les bois ou dans les terres tirant au Nord, avec tout droit de chasse et de pêche dans la dite étendue et dans la partie du grand fleuve SaintLaurent, et dans les autres fleuves et étangs et rivières qui seroient dans cette concession, ou qui la toucheroient, le tout sans aucune dépendance, avec tous les droits seigneuriaux, sous la conduite et direction des pères de la compagnie de Jésus, qui les ont convertis à la foi de JésusChrist, et sans qu'aucun Français puisse chasser ni pêcher dans cette étendue sinon par la permission du capitaine chrétien de cette nouvelle. *Eglise, sous la conduite, direction, et approbation des dits pères, et tout ainsi qu'il est plus amplement spécifié et déclaré par la dite concession, pour CAS la validité et exécution de laquelle étant nécessaire d'y pourvoir et désirant coopérer de notre part tout autant qu'il nous sera possible à la réduction de ces peuples et considérant qu'il est très raisonnable qu'ils aient et qu'ils retiennent dans leur pays l'étendue de terre qu'il leur sera nécessaire pour vivre en commun et mener une vie sédentaire auprès des Français, de l'avis de la Reine régente, notre très honorée dame et mère, et de notre conseil qui a vu la dite concession du dit jour treize mars dernier ci attachée sous notre contre-scel, nous avons de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, en agréant et confirmant la dite concession de la dite compagnie de la Nouvelle-France, donné et octroyé, donnons et octroyons par ces présentes signées de notre main, une lieue sur le grand fleuve sur quatre lieues de profondeur dans les terres, non seulement à l'endroit contenu en la dite concession, mais encore en tous lieux et endroits où il y aura un fort et une garnison française, et à cette fin voulons et nous plait que proche de ce fort les dits sauvages aient une lieue sur le fort ou endroit où sera ce fort sur quatre lieues dans les terres, avec tous les endroits de chasse et de pêche et tous autres émoluments qu'ils pourraient retirer de cette étendue de terre ou rivières adjacentes, sans aucune dépendance ni redevance, avec laquelle nous leur quittons, délaissons et remettons, à la charge toutefois que les dits sauvages seront et demeureront toujours sous la conduite, direction et protection des pères de la compagnie de Jésus, sans l'avis et consentement desquels ils ne pourront remettre, concéder, vendre ni aliéner les dites terres que nous leur accordons, ni permettre la chasse ni la pêche à aucun particulier que par la permission des dits pères, auxquels nous accordons la direction des affaires des dits sauvages, sans néanmoins qu'ils soient tenus d'en rendre compte qu'à leurs supérieurs; voulant en outre que si quelques

Européens se trouvaient établis dans ces limites, qu'ils soient et demeurent dépendans des capitaines chrétiens et direction des dits pères, tout ainsi qu'ils étaient de ceux qui leur avoient accordé la portion de terre qu'ils possèdent, et que dorénavant ne sera donné terre dans cette étendue que par l'ordre des capitaines chrétiens et aveu et consentement des dits pères, leurs protecteurs; le tout au profit de ces peuples, pour les attacher par ces petits émoluments tirés de leur propre pays, à quitter leur vie errante et mener une vie chrétienne sous la conduite de leur capitaine, et des dits pères qui les ont convertis....

Donné à Paris, au mois de juillet, l'an de grâce 1651, et de notre règne le deuxième. Signé Louis: et sur le repli, par le roy, la reine régente, sa mère présente.1

Ce qui est remarquable d'abord dans cet acte de ratification, c'est sa longueur: il est plus étendu que l'acte même de concession, dont il n'est pourtant que l'accessoire. C'est en réalité un titre nouveau destiné à préciser, à amplifier même, les dispositions du titre principal. Cela nous apparaîtra plus clairement, si nous prenons la peine de l'analyser et de le comparer article par article avec l'acte précédent.

1° L'acte de ratification parle de la concession comme faite "aux sauvages qui se retirent ordinairement proche de Québec ", expression plus précise et plus large que celle employée dans l'acte précédent.

2o Le caractère seigneurial de la tenure est affirmé. Non seulement les quelques Européens établis dans les limites de la seigneurie resteront dépendants des capitaines chrétiens des sauvages, mais encore "dorénavant il ne sera donné de terres dans cette étendue que par l'ordre de ces capitaines chrétiens".

3° Le privilège exclusif de pêche est aussi amplifié. Il ne couvre plus seulement, comme il était dit dans l'acte primitif, cette partie du Saint-Laurent qui baigne la seigneurie, mais encore "les autres fleuves, étangs et rivières qui seraient dans cette concession ou qui la toucheroient". Et puis, ce n'est plus un simple privilège de pêche dont il est question ici, mais d'un privilège de pêche et de chasse.

4° Par-dessus tout l'acte de ratification insiste sur la tutelle que les pères jésuites devront exercer sur les sauvages. L'aveu, le consentement, l'approbation, la direction, la protection des pères jésuites, sont des termes qui reviennent dans l'acte à tout propos. A six reprises, cette tutelle des jésuites est mentionnée dans l'acte; dans un cas, elle fait l'objet d'une disposition toute spéciale. C'est assurément en vue de l'établir et de la définir que l'acte a été rédigé.

5° Enfin, le projet de réductions, à peine mentionné dans le document primitif, est exposé en grand détail dans l'acte de ratification. Le roi, de sa propre autorité et de l'avis de la reine régente et de son con

1 Titres seigneuriaux, t. II, p. 25.

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